L'Olympe
IV
Ce soir-là, juste après le Ier de l'An, je revins plus tôt que d'habitude. Hélène, qui avait pris sa semaine de congé, était à la maison. Je la trouvai en train de décharger le coffre de son Austin bourré de sacs de plastique qu'elle rapportait du Supermarché ; il y en avait même sur le siège arrière. Évidemment, je ne pus pas rentrer complètement ma voiture, mais il y a longtemps que cela me paraissait dans l'ordre des choses. Je descendis lui donner un coup de main pour transporter tout ça à la cuisine. On n'échangea pas trois mots pendant ce déchargement, elle m'avait seulement tendu sa bouche pour un rapide baiser avant de remonter l'allée, les deux bras lestés de lourds pochons. Je pensai à ces légères porteuses d'eau asiatiques que j'avais dû voir au cinéma ou en photo ; il ne lui manquait que la longue perche de bambou équilibrée sur l'épaule, ployant au rythme vif de la marche, le large chapeau de jonc tressé en forme de patelle, et pas mal d'autres détails encore évidemment ; mais l'esprit est ainsi fait, et ses associations incongrues et furtives. J'empoignai autant que je pus de sacs restants et la suivis vers les lumières de l'entrée. J'attendrais que nous ayons tout rangé pour lui parler de ce que nous avions décidé Girard et moi ; ça allait l'amuser.
J'avais rentré les deux voitures, éteint l'éclairage extérieur et — je ne saurais dire pourquoi — les appliques de l'entrée. La lumière venue de la cuisine dessinait un large trapèze sur le dallage du couloir. Tout le reste de la maison était dans l'obscurité. Anne et Sébastien étaient encore en vacances chez les grands-parents à Pornic jusqu'à la fin de la semaine. Je n'entendais que les talons d'Hélène qui claquaient sur le carrelage de la cuisine et des crissements de plastique froissé. Je la rejoignis. Sans avoir pris le temps de retirer son manteau, toutes portes de placards déployées, elle avait entrepris de ranger les provisions. Je n'allais pas encore lui parler ; je venais d'avoir une autre idée :
— Hélène ?
Je faillis suspendre l'installation de trois paquets de riz Charleston dans le placard au-dessus de l'évier. Elle baissa les bras et revint vers la table ; je m'avançai, avec le geste vague de mettre la main à la pâte.
— Dis donc, si on se payait plutôt le restaurant, ce soir ? suggérai-je en contribuant à sortir trois concombres scellés dans leur pochon. On vient de terminer un gros boulot au bureau et j'ai envie d'une détente. Profitons de ce que les enfants ne sont pas là... Qu'est-ce que tu en dis ?
Elle disposa les concombres dans le bac à légumes du frigo qu'elle repoussa du bout du pied.
— C'était justement mon idée, figure-toi, murmura-t-elle, affectant de ne pas interrompre ses rangements.
Je lui trouvai un air quelque peu mystérieux pour dire ça, un insolite éclat d'amusement dans les yeux.
— Ca nous ferait une sortie en amoureux, repris-je, pensant interpréter au mieux la petite moquerie que j'avais devinée dans son regard.
A nouveau sur moi ces yeux bleus rieurs avec cette moue de la bouche réprimant un sourire. "Qu'est-ce qu'elle me cache, me dis-je, qu'a-t-elle encore manigancé ? une surprise ? J'ai pourtant reçu tous mes cadeaux de Noël... J'aurais oublié notre anniversaire de mariage ? Mais non, voyons, c'est en septembre. Bon, on verra." Je fis un nouvel effort de participation ménagère en déchirant avec énergie l'emballage cartonné des paquets de yaourts qu'elle se chargea d'empiler dans le frigo et j'ajoutai :
— "La Marinade", ça te dit ? Je voudrais un endroit calme et un peu raffiné, ce soir ; pas de ces trucs bondés où on ne s'entend pas, avec des nappes en papier. Sauf si tu préfères un autre genre de cuisine...libanaise, marocaine...
— Non, non, très bien "La Marinade", coupa-t-elle ; c'est tout à fait l'endroit qui convient ce soir. Tiens, si tu peux ranger le reste des légumes, je monte me changer pendant ce temps-là.
En passant, émoustillée, elle me posa un baiser léger sur la bouche.
— Dis donc, fis-je, on prend des libertés...
Et je me remis plein d'entrain à mes sacs de carottes et d'aubergines.
J'embrayai. La Renault 25, avec ce ronronnement caractéristique que font les boîtes en marche arrière, décrivit une courbe parfaite pour sortir sur la rue. Je montai rapidement, mais en souplesse, les vitesses pour laisser ensuite la voiture couler sur sa lancée à bas régime, dans le moelleux bruit de roulement d'une confortable cylindrée. Hélène arrangea les pans de sa veste de fourrure façon léopard avant d'enclencher sa ceinture de sécurité. Elle portait cette ample jupe de cuir sombre que j'aimais bien et avait même trouvé le temps de se recoiffer et de se maquiller.
Nous nous sommes regardés, en souriant.
Les enseignes de la route de Vannes, concentration à l'entrée de la ville de toutes les marques de mobilier — HOME SALON, MONSIEUR MEUBLE, CUIR CENTER, DORAMA, BUT et autres CONFORAMAS, sans compter les fabricants de cuisines, sanitaires et quelques garages— faisaient glisser sur son visage — la rutilance de ses lèvres, l'éclat blond de ses cheveux mi-longs, le bleu de ses yeux — la féerie de leurs néons colorés.
Devant l'église Sainte Thérèse — je n'ai jamais compris ce que venait faire ici cette pseudo basilique byzantine de briques rouges — je tournai à gauche pour descendre la rue Paul Bellamy. Ici nous ne naviguions plus que sous le flux blafard des simples réverbères : tous les petits commerçants avaient leur vitrine éteinte, c'était comme cela depuis la crise de 73. Au feu du Pont Morand, devant la préfecture, je demandai à Hélène avant de continuer vers la cathédrale :
— Alors on va à "La Marinade", c'est bien sûr ?
Vert. Je redémarrai avant qu'elle ne réponde :
— C'est ce qu'on avait décidé... C'est bien, non ?
Je clignotai à gauche pour remonter place Saint Pierre. Le restaurant était à cent mètres ; il ne fallait pas espérer stationner plus près.
Clac ! la fermeture électronique des portières ; et puis la taille d'Hélène que j'enlaçai, élargie par l'épaisseur soyeuse de la fourrure. Un couple aisé, jeune encore, en sortie dans les rues nocturnes de la ville.
— Je te raconterai quelque chose tout à l'heure, ça va t'amuser, fis-je.
J'accentuai ma pression autour de sa taille.
— Tu sais que, moi aussi, j'ai quelque chose à te dire ? répliqua-t-elle ; comme ça, on a chacun notre secret !
Elle tendit le bout des lèvres vers ma joue ; je détournai la tête. Elle rit :
— Tu as peur que je te mette du rouge, hein ?
Elle continua à marcher du pas rapide qui lui permettait de suivre mes enjambées.
"La Marinade" a cela de bien que les clients y parlent presque à voix basse — on est entre gens qui savent vivre... — et cette ambiance feutrée contribue peut-être autant que la décoration ou la qualité de la cuisine à la "classe" du restau-rant, qui n'en a d'ailleurs pas tant que ça. La cuisine, traditionnelle mais sans recherche particulière, n'est pas meilleure que dans une dizaine d'autres restaurants de Nantes ; le décor, à prétention aristocratique — murs de pierres nues, appliques de bronze style Louis XV, épais rideaux bordés de passementerie, nappes rose pâle et chandelles assorties — donne une impression de faux luxe sans toujours être du meilleur goût. Pourtant on s'y trouve bien, on y peut bavarder tranquillement avec, en prime, un sentiment d'appartenance à une certaine élite plus raffinée.
La patronne nous accueillit sans nous reconnaître vraiment — nous ne venions ici qu'une fois ou deux par an — mais prit le parti de nous traiter comme des habitués qu'elle aurait vus la veille. Toutes les tables étaient déjà occupées mais la salle comporte, au fond, une partie surélevée de deux marches délimitée par une balustrade de bois massif ; c'est sur cette demi mezzanine qu'elle nous plaça. On dominait un peu la salle, comme au balcon d'un théâtre.
— Vous prendrez des apéritifs ?
— Champagne, non ? m'interrogea Hélène, comme si la chose allait de soi.
— Champagne, répétai-je à l'adresse de la patronne.
Nous choisîmes les menus en attendant nos coupes. Je ne demandai pas à Hélène ce qu'elle avait de si mystérieux à me dire. Elle non plus ne demanda rien. D'un accord tacite nous différions le plaisir de nos révélations mutuelles. Nous faisions toujours cela, Hélène et moi, cela aussi faisait partie de nos jeux. Je savais ce qu'elle allait commander et ne me trompai pas : Cassolette de Fruits de Mer suivie de Filets de Soles au Coulis de Langoustines. Moi, je m'en tins à une banale Terrine de Poisson et au Riz de Veau Grand-mère ; le riz de veau ne m'avait pas déçu la dernière fois.
La patronne prit la commande en apportant le champagne. Les efforts qu'elle faisait pour paraître à la hauteur de son établissement avaient quelque chose de caricatural et touchant : la cinquantaine bien sonnée, des cheveux aux reflets roux — visiblement une teinture — coupés courts, un lourd sautoir d'or balançant très bas sur une tunique aux paillettes argentées qu'elle portait sur un fuseau noir. Je m'étonnai de la voir si facilement écrire sur son calepin avec le handicap des énormes bagues aux pierreries diverses ornant chacun de ses doigts ; précieuses, les bagues bien sûr. Elle se tenait très droit et mettait dans sa voix toute l'onctuosité qu'elle croyait nécessaire — "Si ces Messieurs-Dames préfèrent..." — Non, non ; très bien comme ça. Le champagne pétillait dans les coupes maintenant et le moment était venu.
— Alors, commença Hélène, qu'est-ce qui doit tant m'amuser ?
Elle avait aussi au cou, sur son chemisier de soie beige, un petit sautoir discret finement ouvragé qui venait de sa grand-mère — une chaîne de montre ancienne, je crois. Il scintillait au-dessus de la table en approchant de la chandelle qu'on venait de nous allumer tandis qu'elle se penchait vers moi, le verre serré dans les deux mains à la manière d'un calice.
Je levai ma coupe vers la sienne :
— Je bois à tes succès dans la jungle du marketing et de la promotion.
— Mes succès ? murmura-t-elle dubitative.
— Oui, à tes succès, répétai-je. L'Union Générale d'Assurances vient de lancer une grande campagne promotionnelle sur un projet de madame Praud : six mois de contrat gratuit sur les garanties "Dommages aux biens" et "Indemnisation des dommages corporels". La Direction Générale vient d'approuver le dossier. Qu'est-ce que tu en dis ?
— Et je serai payée comment ? plaisanta Hélène.
— C'est moi qui suis payé, Lène ! On ne rémunère pas les idées des conjoints, chez nous ! Mais si ça marche, je t'accorderai peut-être une petite prime, qui sait...
Je tâtai d'une gorgée de champagne.
— Je suis sûre que ça va marcher ; en ce moment...
— Pas si évident que ça ! coupai-je, cherchant où poser mon verre sur une table dressée avec une telle ostentatoire profusion.
Hélène posa aussi le sien ; elle n'avait pas encore bu. Ses yeux se fixèrent sur les miens avec une exaltation que je lui avais rarement vue.
— En ce moment, tout marche pour nous ! reprit-elle. Au-delà de ce que tu peux imaginer... Tu vas voir !
Je la regardai faire. Je ne comprenais pas mais je pressentais. Un drôle de frisson me partit de la nuque pour irradier vers mes épaules, comme une bouffée de chaleur. Mais je n'avais toujours pas compris. Hélène décrocha son sac de croco du dossier de sa chaise et l'ouvrit sur ses genoux :
— Tiens, regarde !
Elle me tendit une enveloppe beige clair moyen format déjà ouverte.
— C'est Grenoble...
L'enveloppe portait une simple en-tête :
VILLE DE GRENOBLE. LE MAIRE,
et un tampon circulaire à l'encre rouge : 38 Grenoble. Isère. J'en extirpai un paquet d'une dizaine de feuilles ; les dépliai ; la première était une lettre sous la signature du Maire. Hélène ne tint plus :
— Mais c'est le Prix, mon Minou ! Tu as le Prix Stendhal ! C'est la lettre officielle du jury. Et puis il y a le contrat pour la publication...
Je ne l'entendais plus. Je lisais. Hélène venait de m'annoncer la nouvelle mais je lisais quand même. Je recommençai depuis le début parce qu'elle avait perturbé ma lecture. C'était une lettre personnalisée qui m'informait que mon texte avait retenu l'attention du Jury ; le Prix Stendhal lui avait été attribué à l'unanimité moins une voix — qu'est-ce qui ne lui plaisait pas à celui-là ? -, tout cela avec les félicitations et les formules de politesse d'usage. La proclamation officielle du résultat aurait lieu à l'Hôtel de Ville, le 4 mars prochain, au cours d'une réunion de la presse écrite, parlée et télévisée, en présence des organisateurs, des membres du Jury, de l'éditeur et de leurs invités, etc... Ci-joint le détail des modalités techniques et le contrat d'édition.
Hélène m'avait laissé lire jusqu'au bout. Je feuilletai de nouveau rapidement les pièces jointes ; survolai encore une fois la lettre du Maire. Elle avait repris sa coupe ; elle la tenait à la main, là, suspendue, sans y mettre les lèvres ni la reposer.
— C'était ça mon secret, Jacques... Je l'ai reçue ce matin...
Le bleu de ses yeux s'était mouillé — ou était-ce dans les miens ce voile trouble ? D'un seul coup elle devint pâle ; sa peau de blonde ne m'avait jamais paru si fragile. Sa voix s'étrangla en un murmure :
— C'est pour ça que j'ai voulu du champagne... On peut le boire, maintenant, non ? Évidemment, toi, t'avais déjà commencé.
— C'était pour la campagne des contrats, pour fêter ton idée. Je ne savais rien, moi.
Elle essaya un sourire.
— On s'en fout de tes contrats, non ?
— On s'en fout. Je souris aussi.
D'un vif mouvement de tête, elle rejeta une mèche folle en arrière, me tendit son verre... Nous trinquâmes. Elle rit en silence. Sans nous quitter des yeux nous buvions à l'unisson de longues gorgées de champagne.
— Il a la couleur de tes cheveux, j'observai, comme ça me venait.
Elle fronça les sourcils, redevenue moqueuse :
— Faut pas te croire obligé de faire de la littérature !
— Ah, parce que c'est de la littérature, ça ? on ne peut plus rien dire, alors ?
— T'es encore plus bête depuis que tu as reçu un prix, rétorqua-t-elle en se penchant par-dessus la table pour un baiser.
C'est à ce moment-là que notre hôtesse de grand style jugea opportun de nous servir les entrées. Non, la Cassolette de Fruits de Mer, pour Madame... Merci, nous ne désirons rien d'autre. Nous continuerons au champagne... Elle avait juste assez de classe pour ne pas nous faire sentir qu'elle avait vu quoi que ce soit.