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    L'Olympe

V

  Voilà exactement comment ça s'est passé. Tout est parti de là. Qu'avais-je fait de plus que d'habitude ? Qu'est-ce qui avait changé ? Pas grand chose. On aurait pu dire une machine, mais était-ce bien une machine ? J'ai répondu à Grenoble et renvoyé tous les documents qu'on m'avait demandé de renseigner. Puis je me suis remis au travail.

  J'ai commencé par retaper sur l'Olympe toutes les nouvelles que j'avais déjà écrites. J'avais adopté la technique qui m'avait si bien réussi pour la première et me faisait gagner un temps considérable : tout entrer en mémoire, au kilomètre, sans possibilité de relecture ; et laisser la machine imprimer seule ; il ne me restait qu'à lui présenter une feuille vierge chaque fois que l'impression s'arrêtait en bas de page — elle m'avertissait par un "Bip !" ; je prenais la page achevée, en glissais une autre derrière le rouleau et relançais l'impression d'un petit coup sur la touche "Retour à la ligne". Ça allait très vite ; d'après le mode d'emploi elle avait une vitesse de frappe de plus de vingt caractères par seconde. Quand elle avait terminé, je tapais le titre en majuscules grasses sur une feuille à part, reliais le tout à l'aide d'une réglette de plastique noir et je lisais.

  Généralement c'était bien. Je peux même dire que c'était toujours bien. J'avais trouvé la méthode qui me convenait. Je ne me souciais plus de vérifier si c'était vraiment conforme à la première version que j'avais tapée sur mon ancienne machine ; d'ailleurs je m'étais arrangé pour n'être plus en mesure de le faire : une fois terminée la saisie d'un texte, tandis que l'Olympe commençait l'impression, je déchirais systématiquement la version initiale. J'avais longtemps hésité avant de faire cela ; au début, avant cette histoire de machine et de prix, je gardais précieusement tous les états de mes textes ; il m'arrivait d'avoir cinq ou six variantes d'une même nouvelle que je conservais parfois dans des chemises à part ou, le plus souvent, que j'intercalais comme ça entre les pages. Je n'arrivais même plus à décider quelle était la meilleure ; ça devenait ridicule. Tout cela avait été simplifié par le travail sur l'Olympe ; je considérais ce qu'elle me sortait comme mon édition ne varietur, toutes les modifications ayant été faites au préalable en mémoire, et je n'y revenais pas.

  De toute façon ce que je lisais, ça ne pouvait être  que ce que j'avais tapé ; en principe ; et dans l'ensemble, d'après les souvenirs que j'avais de mon travail de frappe, c'était bien ça. Ce que j'avais écrit autrefois n'était pas si mal après tout.

  Cette tâche de réécriture me prit tout le mois de janvier et une bonne partie du mois de février, tous les soirs — je ne parle pas des nuits éventuelles -, tous les week-ends. J'avais dans les oreilles, pendant des heures et des heures, le cliquetis léger du clavier tandis que j'enregistrais le texte. Puis c'était le crépitement sourd de la tête d'imprimante. On ne pouvait pas faire plus silencieux, il est vrai, mais à la longue, à force d'être à côté, le bois de ma table faisant caisse de résonance, j'avais l'impression qu'elle emplissait toute la maison d'un vacarme de mitrailleuse. La nuit, j'évitais d'imprimer ; je tapais seulement, comme en sourdine. Pendant les pauses, ou au bureau dans la journée, je gardais devant les yeux, dans la tête, le défilement saccadé des caractères de l'écran.

  — T'as une sale tête, observait Girard. Tu bosses trop ; tu devrais lever le pied de temps en temps.

  — Pas plus que toi. Non, je dors pas assez, assurais-je ; enfin, je dors mal. Mais t'en fais pas, je tiens le coup.

  La tête, c'était rien, c'était tout ce que pouvait voir Girard, mais s'il avait pu sentir mon dos ! Les premiers jours il n'était plus qu'une lancinante courbature que je ne parvenais même pas à localiser. Il paraît que les pianistes, lorsque ça leur arrive, s'allongent à plat sur le sol pour calmer la douleur. Ca doit marcher aussi pour les dactylos. Je m'étendais sur le tapis Bakhtiar du bureau pendant que la machine imprimait. Au bout de quelques jours ça allait mieux ; l'entraînement, il n'y a que ça ; je devenais un pro — de la dactylographie, j'entends.

  Girard insistait, plein de sollicitude :

  — Tu les prends quand tes prochains congés ?

  — Huit jours à Pâques, ça approche...

  — Ca ne fera pas de mal, mon vieux. Tâche d'en profiter. On a encore besoin d'un directeur ici.

  Je l'aimais bien, moi, Girard ; il y avait dix ans qu'on travaillait ensemble et c'était un juriste hors pair ; mais ses grandes tapes sur le dos, à l'américaine, m'avaient toujours déplu. Je ne savais jamais comment réagir, je me sentais stupide ; et avec le dos que j'avais en ce moment !  Il devait me trouver bien affaibli.

  J'ai terminé vers la mi-février.

  Au jardin les bourgeons commençaient à pointer. Je n'avais pas vu passer l'hiver. Ca faisait un volume de près de trois cents pages, rien que des nouvelles. Je n'aurais pas cru avoir écrit tant. J'ai tout photocopié pour conserver un exemplaire indépendant de chaque nouvelle, j'ai fait relier le tout et l'ai donné à lire à Hélène, comme ça, en bloc. Elle partait le lendemain conduire les enfants dans les Hautes-Pyrénées, au village de vacances du Comité d'Entreprise, et comptait rester deux jours là-bas avec eux, peut-être en profiter pour skier un peu. Elle emporta mon volume.

  — Je le réserve pour mes soirées solitaires à l'Hôtel, déclara-t-elle très sérieusement.

  Je la regardai le glisser dans son sac de voyage.

 

  A l'U.G.A., le surlendemain, on m'apporta un télégramme de Cauterets. C'était la première fois qu'Hélène m'envoyait un télégramme ; d'ordinaire elle téléphonait, ou si elle n'avait rien d'urgent à me dire me griffonnait sur une carte un mot rapide, ironique et tendre, chargé de tous nos codes secrets. Heureusement qu'aujourd'hui les télégrammes n'ont plus rien d'inquiétant ; on téléphone lorsqu'il arrive quelque chose de grave ; on se demande même à quoi ils peuvent servir. Dès que la secrétaire fut ressortie, je l'ouvris : il avait été expédié à neuf heure-dix, à l'ouverture du bureau de poste :

  "QUALITE PRIX STENDHAL — DECISION A PRENDRE — REPRENDS LA ROUTE — BAISERS ET AUTRES FANTAISIES — LENE."

  Cela me fit plaisir, plus qu'un simple coup de fil. C'est bien, aussi, les télégrammes.

 

 

  Hélène arriva pour le dîner. Elle avait bien roulé. J'étais déjà devant ma machine quand j'entendis la Renault 25 rétrograder et passer la première pour prendre l'allée. Je me levai pour aller lui ouvrir. Elle avait toute la place qu'il lui fallait : j'avais mis l'Austin au garage. Elle descendit, apportant cet air neuf que conservent pendant quelques minutes les gens qui reviennent de voyage. Elle avait son gros col roulé noir et un fuseau rouge. Elle s'avança vers moi rayonnante.

  — Le rouge et le noir..., je lui fis.

  Elle se regarda et dit négligemment avant de m'embrasser :

  — Je n'y avais même pas pensé.

  Je m'étonnai de ne pas la trouver plus hâlée qu'au départ. Il faisait peut-être trop sombre pour que ça se voie ; et elle n'était restée là-bas que deux jours. Il n'y avait que deux jours que je n'avais pas serré son corps sous l'épaisseur tiède de la laine. Elle se dégagea de mes bras en murmurant :

  — C'est bon d'être arrivée, tu sais...

  Elle retourna vers la voiture.

  — Tu as mangé ?

  — Je t'attendais. Alors c'est comment ce village ?

  — On peut pas trouver mieux ; les gosses sont ravis. Tu sais qu'on peut y aller nous aussi ? Il y a des chalets... La seule chose qui manque c'est la neige ; mais enfin il paraît que ça aurait dû tomber aujourd'hui.

  — T'as pas fait de ski, alors ? Donne-moi ton sac.

  — Si, une fois ; mais faut grimper.

  Nous étions entrés. Elle avait suspendu son manteau et je l'avais suivie à la cuisine.

  — Et toi, qu'est-ce que tu as fait pendant ces deux jours ?

  — Devine.

  — La machine ?

  — Le soir, oui ; tu oublies que je travaillais. Ah ! et puis j'ai reçu un télégramme.

  — Ah bon ? C'était important ?

  — Très... une certaine Lène, qui se payait les sports d'hiver.

  Elle s'approcha de moi toute réjouie, noua ses mains derrière ma nuque :

  — J'étais bien, tu sais, fit-elle à mi-voix. Le soir, après le repas, je montais tout de suite dans ma chambre, et je lisais. Même quand tu n'es pas là tu m'empêches de dormir — ses yeux brillèrent d'un soupçon de coquinerie — ; et puis ça m'évitait de rester draguer au bar... Non, sérieusement tu sais, chacune de ces nouvelles aurait aussi bien pu avoir le prix. J'en connaissais déjà plusieurs, mais là je les ai trouvées comme renouvelées, toutes de la même pâte, si tu vois...

  — Je sais, fis-je évasivement. Dis-moi, qu'est-ce que cette histoire de "décision" dans ton télégramme ?

  Elle recula d'un pas.

  — Mais il faut publier ça, Jacques ! s'exclama-t-elle. Tu as de quoi publier ! Et ça ne passera pas inaperçu, la preuve, Grenoble...

  — Publier, c'est facile à dire. Je ne connais personne, moi dans le milieu de l'édition... et il y a du monde sur les rangs, tu peux me croire !

  — Eh bien, tu cherches ! Ce n'est pas si difficile de connaître des gens, quand on veut. Tu te démènes !

  — Et puis je suis assureur, moi, pas écrivain...

  — Alors là, tu tombes mal, triompha Hélène, justement ; à ma connaissance il y a au moins un précédent... et pas des moins illustres !

  Je lui octroyai une moue condescendante avant de réaliser.

  — Un écrivain assureur ?... Ah oui... évidemment... Mais c'est toi qui tombes mal, ma pauvre Lène, parce que si je me souviens bien il n'a pratiquement rien publié de son vivant. Il a même demandé qu'on brûle tout après sa mort, tu vois...

  — Bon ; si tu préfères attendre d'être mort... conclut-elle. Je vais nous préparer à manger ; ça creuse l'air de la montagne.

  Plein de bonne volonté je m'approchai du frigo qu'elle venait d'ouvrir.

  — Qu'est-ce que je peux faire ?

  — Trouver un éditeur ! rétorqua-t-elle, mi-fâchée, mi-moqueuse, en reclaquant la porte d'un geste péremptoire.

  Elle releva la tête pour ajouter d'une voix charmeuse, plus pointue :

  — ... et m'inviter au resto. Y a plus rien à manger ici.

 

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