L'Olympe
III
Il faisait beau ce jour-là, mais je rentrais encore trop tard : sept heures passées. Toutes les lumières de la ville étaient allumées depuis déjà longtemps. Lorsque l'air est doux, comme ce soir, les moteurs tournent avec aisance ; ou peut-être n'était-ce qu'une impression, à cause de cette fluidité de la circulation où la conduite devenait un plaisir. On roulait vitre entrouverte comme par un soir de printemps. J'aurais pu rentrer plus tôt — les bureaux fermaient en principe à six heures — mais le faisais rarement ; c'est toujours après la fermeture qu'on peut le mieux travailler, débarrassé des sollicitations incessantes et de la gestion du quotidien. C'est à ce moment-là aussi qu'ont lieu les conversations les plus productives avec les proches collaborateurs, dans cette espèce de no man's land de l'horaire où, la présence n'étant plus obligatoire, les bureaux vides, les relations humaines prennent un tour plus libre qui est souvent à l'origine de décisions ou d'initiatives importantes. Ce soir par exemple, Girard m'avait rejoint dans mon bureau, toujours à propos du taux d'intérêt de notre contrat Vie-Épargne. Nous avions fumé ensemble un cigarillo et je lui avais parlé incidemment de l'idée qu'avait eue Hélène l'autre jour : la promotion de nos contrats par une assurance gratuite à l'essai pendant six mois. Non seulement il avait trouvé l'idée excellente, mais nous avions déjà ébauché les calculs de risque et de rentabilité. C'était un type bien, Girard, plus ouvert qu'il n'en avait l'air et qui savait le cas échéant prendre des responsabilités. On devait mettre la formule à l'épreuve très bientôt. Hélène allait pavoiser quand je lui annoncerais cela tout à l'heure en arrivant. Mais je ne dirais rien des cinq pages que j'avais tapées hier ; c'était encore trop confus ; aucune véritable certitude sur quoi s'appuyer.
L'Austin était déjà dans l'allée mais garée évidemment de telle sorte que je n'avais plus la place d'entrer complètement la mienne. Il n'y a qu'Hélène pour ça : réussir avec une demi-voiture à prendre la place de deux. Elle faisait le coup à chaque fois qu'elle arrivait avant moi. Je m'avançai le plus possible mais l'arrière de la R25 débordait encore sur le trottoir. Là-haut les fenêtres des mansardes étaient éclairées dans les chambres des enfants ; ils devaient faire leurs devoirs. En bas, tout était noir. J'entrai.
— Hélène ?
J'aurais pu me dispenser de l'appeler puisque je voyais bien qu'il y avait de la lumière derrière, dans le salon. Si on réfléchissait toujours on ne ferait pas la moitié de ce qu'on fait.
— Je suis là, Minou, dans le salon... Tu viendras ? J'ai quelque chose à te montrer.
— Attends, je vais garer les voitures.
Pourquoi ne pas le dire : ça ne me dérangeait nullement de garer les voitures. Quand j'avais vingt ans, chez mes parents, c'est toujours moi qui faisais les manœuvres pour entrer leur voiture au garage ou la sortir lorsqu'elle était au fond, bloquée par la mienne ; j'aimais bien ça, manœuvrer.
Hélène était installée sur la canapé dans sa position favorite, jambes repliées ; elle lisait Le Monde devant la télévision allumée, le son coupé en attendant les infos. Je passai derrière elle ; ma main descendit jusqu'à ses seins et elle renversa la tête en arrière. Nous nous embrassâmes comme cela, nos deux visages inversés ; ça n'était pas très commode. Elle se dégagea et rit, rentrant la tête dans les épaules comme si je l'avais chatouillée :
— Arrête, idiot ! Viens plutôt t'asseoir... Je vais te montrer quelque chose.
— Attends, je vais me chercher un verre.
— Mais il est là, ton verre ! Regarde : j'ai tout préparé ; je t'attendais. Tu as ta Menthe-Pastille et même la glace pilée.
— Et si je ne voulais pas de menthe ?
— Alors tu changes de femme...
— Pas aujourd'hui, répliquai-je en m'asseyant contre elle. Celle que j'ai ne me coûte pas trop cher et peut rapporter gros.
Elle s'écarta de moi avec une moue fâchée.
— C'est vulgaire ça, Jacques ; je n'aime pas que tu parles comme ça...
— Mais non, Lène, c'est "com-mer-cial", fis-je en détachant les syllabes. Tu vas voir, je vais t'expliquer.
Je lui racontai comment Girard et moi, tout à l'heure, avions étudié son idée d'assurance à l'essai ; que l'opération pourrait tout à fait devenir rentable d'après nos premières estimations.
Elle m'écoutait, sirotant sa Menthe-Pastille, l'oeil amusé, sans plus. Je m'attendais à la voir profiter de l'occasion pour relancer le vieux conflit auquel nous nous prêtions parfois par jeu : quand il m'arrivait de lui parler du bureau, Hélène prétendait toujours que j'étais trop timoré en affaires, qu'à ma place il y avait belle lurette qu'elle aurait doublé le chiffre de la Compagnie. "Tu gères ça à la fonctionnaire", me reprochait-elle, "moi, oui, je sais ce que c'est que l'entreprise !". Et moi, jouant le cynisme : "Bien sûr, c'est pour ça que dans la tienne on ne t'a jamais confié aucune vraie responsabilité !". Elle m'entourait alors généralement le cou de ses bras ou m'enlaçait la taille : "Tu sais bien que ça ne m'intéresse pas !... un homme d'affaires par couple, ça suffit, même s'il ne fait pas vraiment des affaires...". On se donne comme ça des rôles, tous les deux, qu'aucun de nous ne prend au sérieux bien sûr ; bien d'autres rôles encore qui n'ont rien à voir ici.
Cette fois-ci Hélène n'entrait pas dans le jeu ; l'occasion était pourtant belle. J'avais beau insister ça ne marchait pas :
— Tu vois, finalement, c'est toi le PDG secret de l'U.G.A., son éminence grise, puisque c'est de toi que viennent les initiatives essentielles... Si Girard se doutait de ça...
Elle reprit Le Monde qu'elle avait posé quand je m'étais assis.
— Écoute, je m'en fiche de vos contrats Vie-Épargne. J'ai quelque chose de plus important à te montrer ; je t'attendais pour ça. Faut que je retrouve la page...
Elle feuilleta son journal dont la plupart des pages étaient déjà dans le désordre.
— Tiens, c'est ici. Regarde cette annonce (Elle revint contre moi et accompagna à voix haute ma lecture) : "Création d'un Prix Littéraire de la Ville de Grenoble.... Article deux : le prix sera consacré à la nouvelle. Le sujet est libre "... etc..., Qu'est-ce que tu en dis ? Moi j'ai pensé que tu devrais envoyer la dernière nouvelle que tu m'as montrée... T'es pas d'accord ?
Je me penchai pour prendre mon verre et le gardai entre les mains, les deux coudes appuyés sur les genoux. La présentation du Journal venait de commencer sur FR3, sans le son, on ne voyait que les titres.
— Bon, alors ? fit Hélène, qu'est-ce que tu en penses ?
— Je ne sais pas, lui répondis-je, les yeux fixés sur l'écran. Et il n'y avait rien de plus vrai : ma nouvelle n'était pas mauvaise, c'était sûr, et pouvait très bien concourir, mais je ne voulais rien montrer avant d'avoir les idées nettes au sujet de cette machine ; la petite expérience d'hier soir m'avait donné à réfléchir.
Hélène, elle, paraissait très emballée par l'idée de ce concours ; elle ne comprit pas mon silence.
— Oh, écoute ! Eteins ça, tu veux ? On ne peut pas parler sérieusement avec des trucs qui bougent tout le temps devant les yeux...
Je me levai pour éteindre la télé.
— Bon, reprit-elle, tu ne m'as toujours pas répondu...
— Si : je t'ai dit "je ne sais pas"...
— C'est pas une réponse, ça.
— Mais c'est la vérité ! Écoute, Lène, il y a quelque chose qui ne va pas à propos de cette nouvelle... Elle ne ressemble plus du tout à ce que je fais d'habitude, c'est toi-même qui l'as dit. Il y a quelque chose que je ne comprends pas... Je voulais t'en parler... Hier soir, quand tu t'es couchée, j'ai fait une petite expérience avec la machine ; j'ai tapé un texte de cinq pages complètement improvisé, j'écrivais tout ce qui me passait par la tête. Eh bien, c'est pareil : elle m'a sorti une histoire étonnante ; c'est resserré, dense, avec une chute à la fois forte et subtile ; je ne sais pas comment t'expliquer, tu verras... Le problème c'est que je n'arrivais pas à me souvenir exactement de ce que j'avais tapé. J'écrivais vite, comme ça venait, sans pouvoir visualiser ce que je faisais sinon cinq ou six mots à la fois sur cette minuscule fenêtre de l'écran. On n'a pas la vision d'ensemble d'un paragraphe, ou même d'une phrase lorsqu'on tape sur cette machine-là. A la fin, quand elle sort la page imprimée, je me demande toujours si c'est bien moi qui ai écrit ça...
Hélène avait écouté sans m'interrompre. Elle avait remis son verre sur la table et s'était éloignée à l'autre bout du canapé. Elle me regarda longtemps en silence.
— Mais tu es fou, Jacques, ou quoi ? Bien sûr que c'est toi qui as écrit ça, qu'est-ce que tu vas chercher ? Si toutes les secrétaires qui font du traitement de texte, chez nous, se posaient ces questions-là, on ne ferait plus un courrier ! C'est une machine à traitement de texte, c'est tout !
— Je sais bien, nous aussi on a des machines comme ça au bureau !
Je sentais qu'Hélène ne comprenait pas. Elle observait mes réactions d'un oeil inquiet et cela me mettait mal à l'aise. J'avalai une gorgée de menthe qui passa mal.
— Mais les machines qu'on a au bureau ne servent qu'à faire des contrats, des circulaires ou des rapports, continuai-je, autant pour m'éclaircir les idées que pour tenter de convaincre Hélène que je savais de quoi je parlais. Et puis on les a achetées normalement, chez IBM ou ailleurs, c'est pas un type ambigu qui est venu nous les apporter en dépôt gratuit sans qu'on lui ait rien demandé !
— Jacques..., fit Hélène alarmée, ce n'est qu'un représentant, tu le sais très bien ! Vous vous proposiez même, Girard et toi, d'appliquer sa technique !... Un sacré représentant d'ailleurs, si j'en juge par l'effet qu'il produit sur le seul de ses clients que je connaisse ; il est en train de t'avoir à un point que ni toi ni moi n'aurions soupçonné...
Elle se rapprocha de moi ; me prit la main tandis que je terminai mon verre.
— Écoute, raconte-moi exactement à quoi tu penses... Ca ne tient pas debout. Comme ça, on n'en parlera plus une fois pour toutes.
— Mais je ne pense à rien, Lène, justement ! Je ne sais même pas quoi penser, fis-je, moitié découragé moitié réconforté par la sollicitude d'Hélène ; il se passe des choses bizarres, c'est tout.
— Quoi de bizarre ? C'est tes cinq pages d'hier soir qui te tracassent ? Qu'est-ce qu'il y a de bizarre là-dedans ?
— Parce que tu trouves normal, toi, que je ne reconnaisse pas un texte que je viens d'écrire ? Tu trouves ça normal ?
— Mais c'est toi qu'es pas normal, répliqua vivement Hélène — et je sentis bien que cette conversation commençait à l'agacer, qu'elle aurait voulu revenir au plus vite à son idée de concours à Grenoble. Comment veux-tu reconnaître un texte que tu m'as dit toi-même avoir écrit à toute vitesse et qui plus est à l'aveuglette ! La machine a imprimé ce que tu avais écrit, c'est tout ; c'était simplement mieux que tu ne pensais. C'est ça le feu de l'inspiration !... quand on est doué, mon Minou, ajouta-t-elle en m'embrassant.
Je la repoussai un peu brutalement en reposant mon verre sur la table.
Je m'en voulus aussitôt et me tournai vers elle comme si mon geste n'avait été qu'une maladresse :
— C'est bête, tu sais, j'ai l'impression que cette machine, avec son électronique, ses mémoires et tout ça, tripatouille les textes que je lui donne pour les arranger à sa guise... un peu comme si elle était programmée pour ça, tu vois ? Il y a bien des programmes de correction d'orthographe... Je n'arrive pas à me défaire de cette impression chaque fois que je l'utilise. Ca ne serait pas impossible.
— Ne dis pas de bêtises, fit Hélène ; tu sais bien que la littérature ce n'est pas de l'orthographe ! Je t'ai dit ce que j'en pensais ; tu n'as pas besoin de chercher plus loin : cette machine te stimule, tout simplement ; t'es comme un gosse excité par un nouveau jouet, ça t'inspire... Il n'y a pas de quoi s'inquiéter. Au contraire, moi, ça me réjouirait plutôt : tu n'as jamais mieux écrit que depuis que tu l'as !
Je la pris par les bras et serrai, un peu fort, sous le lainage doux de ses manches, la fragilité de ses membres de femme. Le demi sourire qui se forma sur son visage me confirma notre complicité, et sa tendresse, et le sentiment qu'elle éprouvait d'avoir encore une fois dissipé de mon esprit tordu les ombres de l'angoisse. Si nos paroles parvenaient toujours à exprimer le fond de nos pensées, je l'aurais remerciée pour ce sourire.
— Dis donc, repris-je en la regardant droit dans les yeux, ce serait plutôt toi qui te ferais avoir par notre représentant ! Tu ne voudras jamais que je rende cette machine.
— N'en profite pas pour me faire assumer tes caprices, répliqua-t-elle faussement sévère. D'ailleurs moi aussi j'en ai un de caprice : je veux que tu envoies ta nouvelle à Grenoble. Tu ne vas tout de même pas garder ça toute ta vie dans des tiroirs, non ? D'ailleurs si tu ne veux pas le faire, c'est moi qui m'en charge ; je l'emporte demain pour faire une photocopie au bureau.
Elle s'était pliée en avant pour remettre nos verres sur le plateau. Les femmes sont plus sérieuses qu'elles ne voudraient le laisser paraître. Lorsqu'elle se leva, le plateau dans les mains, et se dirigea vers la double porte vitrée du salon, souple dans sa longue robe de laine beige, je la vis plus grande que d'habitude ; peut-être parce que j'étais assis dans ce canapé trop bas.
Elle se retourna sur le seuil, maîtrisant en experte l'équilibre de son plateau où la bouteille de menthe ne demandait qu'à glisser dès que l'ensemble s'éloignait tant soit peu d'une parfaite horizontalité :
— Je vais le faire, tu sais ; ce n'est pas une idée en l'air !
Elle le fit. Comme elle avait dit. Elle se chargea de tout : photocopie, reliure, enveloppes grand format ; il n'y a que le dossier d'inscription qu'elle me laissa remplir ; un questionnaire à mi-chemin entre le Curriculum Vitae et la fiche pour les Renseignements Généraux de la République des Lettres — âge, profession, situation de famille ( ?), publications, depuis combien de temps écrivez-vous, combien d'heures par jour, régulièrement ou pendant des périodes de loisir etc...-. Je répondis à tout ça tant bien que mal — il fallait bien aller jusqu'au bout -, en me demandant pourquoi donc le comité de lecture ne pouvait-il se satisfaire du seul renseignement à mes yeux nécessaire : le manuscrit. Je rendis le tout à Hélène qui l'expédia, avec la confiance aveugle de l'innocence. Je la laissai faire sans y croire.
On ne peut pas dire que nous attendions quoi que ce soit. Pas moi, en tout cas. Les derniers jours de novembre passèrent sans qu'on s'en aperçoive et décembre n'était pas loin d'en faire autant. Des ciels, sans même de vrais nuages, de la pluie sourde et pénétrante — finies les vivifiantes tempêtes du mois dernier -, des fins d'après-midi crépusculaires et la nuit ; la nuit encore au matin en sortant la voiture, phares allumés, et le soir en rentrant la nuit déjà. Entre le fauteuil crapaud et la bibliothèque, dans le coin de mon bureau, la mallette de l'Olympe restait là, posée sur la tranche ; je n'avais plus le temps de m'en occuper. Quand je me mettais à ma table maintenant, même pendant le week-end, c'était avec les dossiers rapportés du Siège ; c'était toujours comme ça en fin d'année. Je jetais un coup d'oeil à la machine abandonnée derrière son fauteuil, et me promettais bien de m'y remettre après les Fêtes, dès que le coup de feu serait passé. Mais la plupart du temps je ne la regardais même pas ; je ne la voyais plus.