L'Olympe
II
Les trois jours suivants, j'oubliai complètement cette histoire de machine. Ce n'est que le samedi, en entrant dans mon bureau pour me mettre au travail, que j'aperçus la mallette par terre à côté du fauteuil. C'était tentant. Vous connaissez peut-être ça : lorsqu'on a quelque chose à faire, quelque chose qu'on n'est pas vraiment obligé de faire et qui va exiger un effort particulier, une concentration intellectuelle, on saisit n'importe quelle occasion de temporiser au moment de s'y mettre, n'importe quel prétexte. Eh bien c'était ça. Oh je n'étais pas dupe : je me fais le coup à chaque fois ; mais je renâclai tout de même. J'avais la ferme intention de me mettre au travail et je voyais cette machine à laquelle je ne pensais plus ; pourquoi ne pas l'essayer tout de suite cette machine ? elle était à ma disposition et j'avais la matinée devant moi. Il suffisait de lire le mode d'emploi, de la brancher et d'en explorer méthodiquement toutes les possibilités ; s'amuser un peu, en fait, avec cette petite merveille de la technologie. Après tout j'avais le temps ; je travaillerais cet après-midi.
Je saisis la mallette et la posai sur le bureau ; l'ouvris.
Elle était là, silencieuse et inerte. Un très bel objet. Ses formes élégantes, le doux luisant de sa carrosserie beige, sollicitaient la complicité, attendaient que l'on mette en œuvre leurs virtualités fonctionnelles : elle était conçue pour taper, cette machine, elle n'avait pas d'autre sens que cette simple finalité ; elle était faite pour que quelqu'un tape à la machine ; alors, elle offrait toutes les performances de son électronique sophistiquée. De même que le clavier à l'ivoire impeccable du piano appelle le pianiste, la musique, elle attendait, elle, qu'on lui donne à écrire. Je ne résistai pas : de toute façon que je tape ce matin sur ma propre machine ou sur celle-ci, quelle différence ? J'allais seulement perdre un peu de temps à me familiariser avec elle, à découvrir quelques fonctions que la mienne ne possédait pas, à jeter de temps à autre un coup d'oeil sur le mode d'emploi. Finalement toutes les machines de cette génération se ressemblaient ; lorsqu'on savait en utiliser une, à peu de choses près on se débrouillait sur les autres.
Je la sortis de sa mallette et l'installai devant moi ; la branchai. Elle répondit par son "Bip" reconnaissant lorsque je la mis sous tension ; ça, la mienne ne le faisait pas. Dans un ronronnement moelleux le chariot fit un rapide aller-retour et s'immobilisa en début de ligne avec un nouveau "Bip" sonore.
J'étais là, devant le clavier ; il n'y avait plus qu'à taper quelque chose. Je tape vite à la machine, aussi vite que j'écris à la main. C'est pourquoi depuis quelques années j'avais pris l'habitude de taper directement sans passer par l'étape du brouillon manuscrit. Le seul inconvénient ce sont les corrections : ma machine actuelle ne disposait que d'une ligne en mémoire, au-delà il fallait recommencer toute la page et du coup ce n'était plus un gain de temps. Puis ça n'était pas sans incidence sur le style : je me trouvais dans la situation des anciens peintres qui travaillaient en détrempe — on commence à un bout, on finit à l'autre ; sans aucun repentir ultérieur. Avec la capacité de traitement de texte de cette nouvelle machine j'allais passer de la fresque à la peinture à l'huile, je pourrais travailler toute une page sans avoir à la retaper. C'était ça que je voulais essayer aujourd'hui et je venais de comprendre, là, devant mon clavier, que c'était la raison pour laquelle j'avais accepté de la garder.
Je commençai à taper une phrase en impression différée. Les mots s'inscrivaient en caractères lumineux verts dans l'étroite fenêtre de l'écran au-dessus du clavier. Ils apparaissaient et défilaient à mesure que je tapais, l'un poussant l'autre, puis disparaissaient par le bord gauche de la fenêtre : la machine les avait en mémoire. Je continuai. Je me mis à écrire, de mémoire moi aussi, la première page d'une nouvelle que je terminais en ce moment ; celle à laquelle j'aurais dû travailler ce matin. J'apportais pas mal de modifications à mon texte au fil de l'écriture. Les phrases venaient avec facilité, aidées par le plaisir que procurait ce clavier souple et sensible, rapide ; un simple effleurement sur les touches suffisait. Après quelques minutes d'adaptation j'avais pris de la vitesse. Dispensé de la recherche angoissante de l'idée, toute mon attention se portait sur le travail de la forme et j'écrivais, si l'on peut dire, au fil de la plume. Je tapais. Puis l'OLYMPE m'avertit d'un "Bip" discret et cessa d'afficher les caractères. Elle avait seulement posé une petite étoile après le dernier mot : j'étais arrivé en bas de page, la limite de mémoire était atteinte. Adossé à ma chaise, je considérai la machine. A part une fin de phrase suivie de l'étoile dans la fenêtre lumineuse, aucune trace de ce que je venais d'écrire. Pourtant la page était là, quelque part à l'intérieur ; en principe... Curieuse expérience que d'avoir rédigé tout un texte sans le voir. Je lui avais tout confié et maintenant, sans que j'intervienne, comme si quelqu'un d'autre l'écrivait après moi, elle allait taper automatiquement cette page que je lirais, terminée, imprimée, définitive.
Avant de faire partir l'impression je me roulai tranquillement une cigarette. Le rayon de soleil matinal qui tombait directement sur ma table conférait à l'OLYMPE je ne sais quel air de fraîcheur juvénile. J'insérai une feuille blanche derrière le rouleau et appuyai sur la touche "Impression". J'allumai ma cigarette et regardai.
Cela allait très vite. Avec un crépitement étouffé elle avalait régulièrement le papier ligne après ligne. Le haut de la feuille commençait à ressortir par à-coups, imprimée. Mais je ne voulais pas lire encore ; j'attendrais que ce soit terminé. Je la regardais travailler, m'abandonnant sciemment à cet émerveillement naïf devant les prouesses de la technique. C'était un robot doué de mémoire, peut-être d'imagination ? C'était elle qui écrivait, seule, j'allais découvrir tout à l'heure ce qu'elle venait d'inventer. "Bip" ! le crépitement s'interrompit. Le ronronnement qui suivit accompagnait l'éjection du papier ; le chariot revint se placer en début de ligne. "Bip" ! Elle était prête ; elle attendait une nouvelle page.
J'entendis Hélène descendre prendre son petit déjeuner ; ses mules claquaient légèrement dans l'escalier. L'allume-gaz piézo-électrique crissa deux ou trois fois dans la cuisine ; un bol de porcelaine tinta lorsqu'elle le sortit du placard ; là, elle venait de le poser sur la table, coupait son pain, tira une chaise. Je pouvais suivre chacun de ses gestes familiers du matin. Je pris la feuille que la machine venait d'éjecter ; je la relus. Trente lignes compactes, d'une régularité de frappe et d'une qualité d'impression impeccables, comme une très belle photocopie plein format d'une page d'un livre déjà fait.
Après avoir lu les dix premières lignes, j'eu besoin de rallumer ma cigarette. Je la rallumai et repris ma lecture depuis le début.
C'était une page que j'avais déjà écrite ; elle était là, avec une dizaine d'autres tapées sur mon ancienne machine, dans le tiroir de mon bureau. C'était le début d'une nouvelle à laquelle je travaillais depuis près d'un mois. Arrivé au bas de la page je recommençai à lire, seulement les premières phrases. Puis, la feuille à la main, je partis à la cuisine.
Devant son bol de thé, Hélène beurrait méthodiquement une tartine. Elle prend son temps le week-end, profite de petits déjeuners prolongés. Je lui tendis ma feuille de papier :
— Tiens, lis ça. Tu me diras ce que tu en penses.
Elle y jeta un coup d'oeil en entamant sa tartine.
— C'est ce que tu viens de taper avec la fameuse machine ? Dis donc elle est parfaite... Elle est parfaite, c'est vrai... Si je comprends bien ce type va réussir à te convaincre.
— Mais non, sois pas bête ! Lis d'abord, tu verras.
Elle me prit la feuille des mains ; commença à lire d'un regard en biais tout en continuant à manger. La cafetière était toujours sur la table ; je pris une tasse dans le placard et me servis le deuxième café de la matinée pour tenir compagnie à Hélène ; il était encore chaud. Ca m'agaçait un peu de la voir manger en lisant ; elle venait d'arriver au bas de la page ; pourtant elle ne la quittait pas des yeux ; elle avait aussi terminé sa tartine. J'attendais qu'elle dise quelque chose mais elle ne disait rien. Je tirai une chaise pour m'asseoir en face d'elle. Elle avait commencé à relire le début, puis posa la feuille sur la toile cirée.
Dans la position où elle se trouvait, dos à la fenêtre, une brusque éclaircie venait faire jouer le soleil à contre-jour dans ses cheveux. Soudain elle me regarda :
— Dis donc, c'est bien la nouvelle que tu m'as déjà montrée il y a quinze jours ?
— Ben, oui ; pourquoi ? je dis, inquiet de savoir si elle avait remarqué quelque chose.
— Mais...
— Ça ne te plaît pas ?
— Je ne sais pas comment dire ça... ça m'avait déjà bien plu, tu t'en souviens ? Je t'avais même dit que c'était sans doute ce que tu avais écrit de mieux. Mais maintenant...
— Bien sûr, je l'ai un peu modifiée : je l'ai retapée de mémoire, ce matin, pour essayer la nouvelle machine.
— Mais elle est complètement modifiée ! Ce n'est plus le même ton, le même style, rien... A part l'histoire du type qui rentre chez lui, le soir, tout est complètement différent !
— Oui mais, c'est mieux ou pas ?
Hélène me fixa intensément. L'ébauche d'un sourire étirait la courbe de ses lèvres.
— C'est magnifique, Jacques ; c'est une des plus belles pages que j'aie jamais lues — Elle posa sa main sur la mienne en travers de la table -. Tu ne m'en voudras pas, ça n'a rien à voir avec ce que tu as écrit jusqu'à présent ; c'est... c'est d'une autre nature, tu comprends ?
Bien sûr que je comprenais ; c'est ce que je m’étais dit moi aussi lorsque la machine avait sorti cette page. Je ne savais trop que penser. Oui, j’étais content — on est toujours content lorsqu'on vous dit que c'est bien — trop content. C'est vrai qu'en tapant de mémoire j'avais pas mal remanié le texte ; ça venait tout seul, et puis il y avait eu cette période de maturation depuis la première version... Pourtant, ce matin, je n'avais pas eu l'impression d'écrire autrement que d'habitude, non, je n'en avais pas eu l'impression.
Une épaisse fumée grise s'échappa tout droit du grille-pain. D'une chiquenaude, j'éjectai la tartine qu'Hélène avait laissé brûler. Elle s'était remise à lire, le coude appuyé sur la table. C'est le claquement sec du grille-pain qui lui avait fait relever la tête. Machinalement, elle mit une autre tartine à griller.
— C'est vraiment très bien, tu sais ; très, très fort... Tu as écrit aussi la suite ?
— Pas encore, je vais m'y remettre. Je voulais seulement voir ce que donnait l'impression automatique sur cette machine-là ; c'est bizarre, tu sais, presque de la magie. Je suis comme un gosse. Je vais taper aussi le reste, pour avoir la même frappe sur toute la nouvelle.
— Si tu veux mon avis, tu commences déjà à te faire avoir, plaisanta-t-elle ; attention !
Je terminai mon café tiédi pendant qu'elle éjectait sa seconde tartine, repris ma feuille et me levai. Même l'échancrure prometteuse du peignoir d'Hélène, ce matin, n'aurait pu me retenir. Dans le couloir qui sépare la cuisine du bureau je me retournai vers elle :
— T'en fais pas, je suis sur mes gardes ! Je veux seulement profiter de cette machine tant que je l'ai, puisqu'il faut que je l'essaye.
Ca, je l'avais presque crié : j'étais déjà dans mon bureau. J'entendis la voix d'Hélène, retenue :
— Parle pas si fort, voyons ! Tu sais bien que les enfants dorment encore !
Je fis le tour du bureau et m'assis. Pendant une ou deux minutes, au moins, je ne fis rien d'autre que contempler la machine. Elle était toujours sous tension. La fenêtre affichait encore les derniers mots de la page qu'elle venait d'imprimer : "...rien d'autre à faire.". Je tapotai la barre d'espacement pour tenter de les faire disparaître mais elle me gratifia de son " Bip, Bip" et refusa. La mémoire de page était pleine. Prudemment d'abord, je tâtonnai sur le clavier pour tenter de passer à la page deux. L'OLYMPE protesta. A chaque nouvelle combinaison que j'essayais elle sanctionnait mon ignorance par une série de signaux sonores désapprobateurs. Elle m'affichait de sibyllins messages : "NOM TEXTE ?", "CODE INSERT ?", ou même emplissait sa fenêtre d'indéchiffrables hiéroglyphes que je ne parvenais plus à effacer. Après avoir bataillé au hasard un bon moment je me reconnus vaincu et dus me ranger à sa loi : mode d'emploi en main, je repris méthodiquement la logique des opérations qui activent la mémoire de page deux, et je m'y remis.
Je ne vis pas passer cette journée. Hélène sortit avec les enfants ; elle avait dû aller chez sa mère. Le soir lorsqu'elle rentra, j'avais fini de retaper mes dix pages et j'en avais écrit cinq autres. J'avais près de moi, sous ma lampe, un petit fascicule qui prenait de l'épaisseur, de la même belle frappe nette et régulière ; j'avais tapé sans arrêt, sans rien relire. Pendant que la machine imprimait, je me roulais une cigarette et faisais les cent pas dans la maison en fumant, pour le plaisir de l'entendre crépiter seule, là-bas, dans le bureau. Le dimanche soir j'avais terminé ma nouvelle. Il y avait plus d'un mois que j'y travaillais, par intermittence comme je faisais toujours, interrompu par les soucis professionnels, le manque d'inspiration ou de courage. Et voilà qu'en deux jours elle était terminée.
J'éteignis la machine et la rangeai dans son coffret. Il était plus de dix heures du soir. Hélène, installée au salon, ne m'avait pas beaucoup vu ce week-end-ci. J'allai la rejoindre.
Elle lisait sur le canapé, une jambe repliée sous elle. La tisane qu'elle s'était préparée refroidissait dans la tasse sur la table basse.
— Alors, ça y est, tu as fini ?
— Terminé, fis-je ; mais je n'ai rien relu. Pourquoi est-ce que je n'aurais pas une tisane moi aussi ?
Mais je ne la laissai pas se lever et partis la préparer moi-même à la cuisine.
C'est comme ça que nous avons passé la soirée ce week-end-là ; côte à côte sur le canapé, devant nos deux tisanes, bavardant de n'importe quoi. Ma nouvelle, je l'avais laissée sur le bureau, je la relirais demain.
Il avait plu pendant tout le dimanche, mais aujourd'hui c'était encore pire. Girard, au bureau, avait voulu que nous restions plus tard pour discuter tranquillement du nouveau contrat Vie-Épargne ; il prétendait que l'intérêt de 8,75 % était bien trop élevé par rapport à la concurrence ; il voulait le ramener à 8,25. Moi je pensais que ce taux-là constituait notre atout essentiel ; que proposions-nous de plus que les autres sinon ? On avait parlé de ça jusqu'à près de huit heures et c'était précisément le jour où je voulais rentrer plus tôt.
Je me retrouvais maintenant dans ces embouteillages ; sous cette pluie torrentielle, on n'avançait pas. Depuis le début de l'après-midi je n'avais qu'une idée en tête : rentrer au plus vite pour lire ce que j'avais tapé hier. Si toutes les pages, jusqu'au bout, étaient comme la première, il y avait quelque chose qui n'allait pas. J'aurais dû m'en assurer dimanche soir, mais vous savez comment c'est : lorsqu'on a terminé ce genre de travail, on a toujours envie de le laisser décanter un peu, rien qu'un peu, juste le temps nécessaire pour se donner l'illusion de l'aborder ensuite comme un objet autonome, extérieur à soi ; on tapote la liasse des feuilles sur les quatre côtés pour que rien ne dépasse et on glisse le tout dans une chemise que l'on range. On savoure à ce moment-là la satisfaction de la tâche achevée, le soulagement et la fierté d'avoir réalisé cela, que l'on contemple devant soi, que l'on feuillette et soupèse, avec la perspective de l'ouvrir bientôt, de le découvrir comme pour la première fois. C'est pourquoi je n'avais rien relu hier soir. J'étais resté avec Hélène assez longtemps, et ensuite il était trop tard ; nous étions allés nous coucher.
Mais cet après-midi je n'avais plus pensé qu'à ça : relire cette nouvelle pour voir ce qu'il en était. Et voici que nous étions complètement bloqués ; avec cet imbécile, derrière, qui klaxonnait comme si ça avançait à quelque chose !
J'arrêtai enfin la voiture dans l'allée du jardin et rentrai par le garage pour ne pas me faire tremper. Cette fois-ci il m'avait fallu trois quarts d'heure. Hélène m'appela de la cuisine :
— Eh ben, dis donc ! Qu'est-ce qui t'est arrivé ?
— Rien du tout. Déluge et embouteillage... Ah oui, et puis Girard qui m'a tenu la jambe pendant deux heures. Et toi, ça s'est bien passé ?
— Que veux-tu qu'il se passe ? me fit Hélène ; le boulot et les courses pour ce soir, comme d'habitude.
J'avais l'intention de m'enfermer tout de suite dans mon bureau, mais je compris qu'il valait mieux que je vienne à table. Le troupeau dévalant l'escalier, c'était Sébastien et Anne qui descendaient. Je les embrassai au passage et allais retirer mon imper.
— Tu as relu ta nouvelle ? demanda Hélène.
Nous venions de nous installer au salon pour prendre le café. Bien sûr je n'attendais que ça, relire ma nouvelle ; mais maintenant que je la savais à portée de main je pouvais me permettre de temporiser. J'irais la chercher tout à l'heure.
— Tu sais bien que non, je viens d'arriver ! Comment voudrais-tu que je l'ai relue ? je m'entendis répliquer, plus sèchement que je n'aurais voulu.
Hélène me considéra, l'air grave ou attristé, comme si je lui avais reproché quelque chose. Elle attendit que l'horloge ait fini de sonner en buvant une gorgée de café.
— Tu devrais la relire, tu sais... Comme elle était sur ton bureau et que tu n'arrivais pas, je me suis permis de la prendre tout à l'heure... Tu ne m'en voudras pas ? J'ai pensé que de toute façon tu me la donnerais sûrement à lire ce soir.
— Ah bon ? Tu l'as lue ? (je n'aime pas qu'on lise mes textes en mon absence ; Hélène ne l'avait jamais fait). Tu l'as lue, et alors ?
— Je préférerais que tu la relises toi-même avant d'en parler. Va la chercher.
J'y allai et commençai à lire, m'interrompant de temps à autre pour avaler une lampée de café. Hélène avait pris Le Monde. Je la sentais qui m'observait avec anxiété du coin de l'oeil ; on aurait pu penser que c’était elle qui soumettait à mon approbation un texte de son cru. Bientôt je ne lui prêtai plus attention.
— Alors ?
Elle avait posé le journal sur ses genoux dès qu'elle s'était rendue compte que j'avais terminé. Il y avait près de quinze ans qu'on était mariés mais je n'aurais pas cru ses yeux si bleus.
— Eh bien alors, qu'est-ce que tu en dis ?
— Dis donc, c'est tout de même moi qui l'ai écrite, je la connais suffisamment comme ça ! C'est à toi que je devrais poser la question. Je sais déjà ce qu'elle vaut, moi ; toute modestie à part, je la trouve très bien.
J'essayai de sourire. Hélène vint se placer tout contre moi et m'accrocha le bras. Au-delà du cercle de lumière qui nous isolait sous le lampadaire tout le reste de la pièce se perdait dans la pénombre. Tout à l'heure je n'avais pas remarqué qu'on se voyait tous les deux dans l'écran aveugle de la télé.
— Pas "très bien", Jacques, "extraordinaire"... Tu te rappelles, samedi, quand tu m'as montré la première page, ce que je t'ai dit ? Mais, franchement, je ne pensais pas que tu pourrais maintenir le même ton jusqu'au bout, sans une faiblesse, sans que ça retombe à un moment ou à un autre...
— Rien d'étonnant : c'est parce que je l'ai tapé sur la même machine, tiens !
Décidément ce soir la plaisanterie ne me réussissait pas ; je ne parvins pas moi-même à me trouver drôle.
— Oh, arrête, Jacques... Je suis sérieuse. Tu te rends compte de ce que tu viens d'écrire ?
Le troupeau, là-haut, n'avait apparemment pas rencontré le marchand de sable : ça caracolait à qui mieux mieux sur le plafond du salon.
— Non, je ne m'en rends pas compte ! Enfin si : je sais que tu as raison. Mais ça m'étonne, quoi, tu comprends ? Hier, en écrivant, je ne pensais pas que c'était ça, que c'était si bien que ça. Tu sais ce que je crois ? Que j'écris mieux sur cette nouvelle machine que sur l'autre ; elle est tellement facile, rapide..., c'est comme si elle appelait l'inspiration ; sur une machine comme ça, il n'y a plus moyen de s'arrêter.
Hélène replia Le Monde, s'écarta de moi pour le poser sur la table.
— Moi, tout ce que je vois, c'est que c'est toi qui as écrit ça... c'est tout ce qui m'intéresse. — Elle se leva et prit nos tasses — Je vais dire aux enfants de dormir maintenant, ils ont classe demain. Tu viens aussi te coucher ?
— J'arrive, lui fis-je, en remettant toutes les feuilles dans la chemise.
On ferait parfois mieux de ne rien dire : avant de monter je passai dans mon bureau ; je n'en avais pas parlé à Hélène, je voulais vérifier quelque chose ; c'était trop invraisemblable. J'y avais pensé déjà cet après-midi mais j'avais écarté cette hypothèse complètement fantaisiste. La lecture de ma nouvelle, ce soir, avait ravivé mes soupçons. J'allumai la lampe de bureau et sortis l'Olympe de sa boîte. J'entendais Hélène, là-haut, qui sermonnait les enfants sans beaucoup d'efficacité : ça n'arrêtait pas de rire et crier. Puis tout revint au calme. Je mis la machine sous tension ; je voulais tenter une expérience.
Je tapai une page ; le début d'une petite histoire que j'avais en tête depuis déjà quelque temps. Comme je m'y attendais, je ne rencontrai aucune difficulté ; on peut dire que j'écrivais aussi vite que je pensais. La machine enregistrait tout. Sur ma lancée, sans même imprimer la première page, je passai à la seconde — je n'allais pas m'arrêter en pleine phrase. Et la seconde vint toute seule. Lorsque je consultai ma montre, il était plus d'une heure du matin ; la maison était plongée dans le silence ; Hélène avait dû m'attendre et puis s'endormir. J'avais écrit une courte nouvelle de cinq pages. Je mis en mode "Impression" et les sortis une à une. Tandis que la machine travaillait sur les suivantes, je commençai à lire la première. J'en étais sûr : écrit comme ça, dans une même coulée, ça se tenait très bien. Mon nouveau texte avait les mêmes qualités que l'autre, la même densité incisive, le même rythme tendu et rigoureux. La trame, un peu simpliste, sur laquelle j'étais initialement parti, avait acquis une force qui me surprit. Au salon, l'horloge sonna la demie. J'éteignis la machine, rangeai mes cinq feuilles dans une nouvelle chemise. A ce rythme-là, me dis-je en montant à pas de loup — cinq pages tous les soirs -, je deviens plus prolifique que Balzac ! Mais prendre les choses à la légère n'a jamais suffi à les élucider. Je me déshabillai sans bruit dans le noir pour ne pas réveiller Hélène, me glissai dans le lit tiède. Avant de trouver le sommeil je m'y tournai et retournai encore près d'une heure.