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L'OLYMPE

« Malheur à l’écrivain qui ne cultive pas sa mégalomanie, qui la voit baisser sans réagir. Il s’apercevra bientôt qu’on ne devient pas normal impunément. »

CIORAN, Aveux et anathèmes.

I

  Sincèrement, je peux me considérer comme quelqu'un totalement dénué d'ambition. La position sociale confortable — mais sans aucun éclat particulier — à laquelle j'étais parvenu tenait davantage à l'enchaînement de hasards heureux qu'à une féroce volonté de réussite personnelle. A ceux qui auraient pu l'envier et penser que j'avais fait des pieds et des mains pour en arriver là, j'affirme qu'il n'en est rien. C'aurait d'ailleurs été un bien médiocre résultat, pour y avoir consacré la moitié de sa vie, que de se trouver dans la situation que j'occupais alors. Si elle me convenait c'est que je n'avais rien fait pour l'obtenir, rien d'autre que remplir avec conscience mes obligations professionnelles.

  Voilà où j'en étais lorsqu'un soir tout fut remis en question. Ne croyez pas que je cherche à me justifier en quoi que ce soit en relatant ces événements ; je voudrais seulement apporter au public les éléments d'information dont je dispose concernant un phénomène qui a toujours passé pour assez mystérieux.

 

  Ce soir-là, donc, je rentrai chez moi comme d'habitude vers sept heures et demie. De mon bureau, en plein centre ville, à cette maison que nous avions achetée quelques années auparavant ma femme et moi, il y a bien dix minutes — un quart d'heure de voiture, parfois davantage lorsqu'il fait mauvais temps comme aujourd'hui. On était fin novembre ; la nuit était depuis longtemps tombée. La pluie radoucissait la température mais un vent violent de tempête venait de se lever. Ce temps-là ne me déplaît pas : j'aime sa fraîcheur vivifiante, l'atmosphère purifiée par les coups de boutoir des bourrasques qui font gémir les lignes électriques. Sur le pare-brise noyé, le métronome ronronnant des essuie-glaces scandait la progression d'une file de feux rouges devant moi. Tout cela promettait le confort des quatre murs solides et du toit où l'on trouverait bientôt protection.

  Je laissai la voiture dans l'allée et affrontai avec entrain la tourmente sur la dizaine de mètres qui me séparaient de l'entrée. La porte refermée, c'était le calme, la tiédeur, la douce lumière des appliques ; les joues me chauffaient d'avoir été quelques instants fouettées par la pluie. Le silence et l'obscurité régnaient sur tout le reste de la maison : ni Hélène ni les enfants n'étaient là. J'allais suspendre mon imper à peine humide dans la penderie lorsqu'on sonna. Je me rappelle très bien avoir haussé les sourcils, disant presque à voix haute : "Tiens ! Qui ça peut être ?". J'ouvris.

  L'homme, dans les trente-cinq ou quarante ans, portait un imperméable assez semblable au mien ; il était coiffé d'un stetson comme on en voit dans les films américains de l'après-guerre. Il avait dû laisser sa voiture un peu plus loin dans la rue et remonter tout le jardin à pied car il était déjà passablement trempé. Il tenait une petite mallette beige à la main.

  — Monsieur Praud ? fit-il en s'avançant dans l'entrée. Permettez-moi de vous demander quelques minutes d'entretien personnel.

  "Encore un représentant", je me dis, mais déjà trop tard pour l’éconduire : le vent et la pluie balayaient le paillasson et j'avais instinctivement refermé la porte. J'allais dire que je n'avais besoin de rien, que ce qu'il me proposait ne m'intéressait pas, lorsqu'il sortit une carte de sa poche intérieure :

  — Vous allez me dire que mes propositions ne vous intéressent pas ; ils disent tous ça au début... Vous m'excuserez d’insister : il ne s'agit pas d'un démarchage ordinaire, nous choisissons très soigneusement nos clients et d'ailleurs, si vous m'accordez un instant, vous verrez que je ne vous vends rien. Voici ma carte.

  Sur le carton qu'il me tendait je pus lire rapidement : "OLYMPE S.A.", un nom, le sien sans doute, et une adresse de siège social.

  Il est fort celui-là, pensai-je avec la ferme intention de le mettre à la porte : un vendeur qui ne vend rien, il faut le faire ! Pour du culot, il en a ; aller prétendre qu'on ne vend rien en faisant du porte à porte, voilà une technique à laquelle je n'aurais pas songé. Pourtant "culot" ne semblait pas le terme adéquat, au contraire ; après le coup de force de son entrée en matière, dû aux nécessités de la profession — il faut bien parvenir à ce qu'on ne vous ferme pas la porte au nez -, à la différence de la plupart de ses collègues qui tentent de vous entortiller par un bagout préfabriqué, lui se taisait ; comme si le simple fait d'avoir exhibé sa carte devait constituer une recommandation suffisante. Il se taisait, attendant que je l'invite à entrer.

  — Écoutez, commençai-je, je suis désolé... je n'ai vraiment besoin de rien ; quoi que vous vendiez je n'en ai pas besoin... à plus forte raison si vous ne vendez rien !

  Il retira son chapeau, s'essuya les pieds avec application.

  — Vous avez tout à fait raison, dit-il sans se démonter ; sans doute me suis-je mal fait comprendre. Nous ne faisons pas de porte à porte ; savez-vous que vous êtes le seul client que je visiterai dans cette ville ? Nous vous avons choisi, Monsieur Praud, non pour vous vendre mais pour vous donner quelque chose. C'est nous qui avons besoin de vous. Voilà pourquoi je me permets d'insister ; je ne vous demande que quelques minutes d'entretien.

  Je vis bien que je ne m’en débarrasserai pas avant de l'avoir écouté jusqu'au bout. Ou alors il faudrait le jeter dehors manu militari et je ne m'en sentais pas l'énergie. Après la journée que je venais de passer, de toute façon je n'aurais pas fait grand chose ; autant m'accorder une espèce de récréation avec lui, ça n'engageait à rien. Et puis cette façon qu'il avait eue de s'introduire m'intriguait tout de même un peu ; je n'en étais pas dupe, bien sûr, mais étais curieux de savoir ce qu'il y avait derrière tout ça, comment il allait s'en tirer.

  J'ouvris la porte du salon et m'effaçai pour le laisser entrer. Debout devant le canapé, il attendait pour s'asseoir. Le simple fait d'avoir accepté de l'accueillir avait déjà modifié la nature de nos relations : ce rapport de force du démarcheur au client, teinté d'agressivité et de méfiance, disparaissait au profit des règles élémentaires de la courtoisie et de l'hospitalité. Je le priai de se mettre à l'aise et il retira son imperméable humide, le posa sur une chaise ainsi que son chapeau, prit place sur le canapé.

  Je m'assis en face de lui dans un fauteuil.

  Il n'avait pas l'air besogneux du représentant de seconde classe engoncé dans un costume prêt-à-porter bon marché. Elégamment vêtu d'un complet de laine grise, d'une chemise blanche impeccable et d'une cravate de soie bordeaux, il n'avait rien à envier à aucun de mes directeurs d'agence. L'aisance avec laquelle il s'était installé indiquait l'homme habitué aux conversations de salon sur un pied d'égalité avec ses interlocuteurs. J'attendis qu'il parle et annonce enfin clairement l'objet de sa visite, mais il ne disait rien. Ses yeux noirs, sereins, dans son long visage anguleux, paraissaient me jauger au point que cela en devenait gênant. Sa mallette était posée sur le sol auprès de lui, comme un objet qui n'avait plus d'importance.

  — Je suis heureux de vous rencontrer, reprit-il enfin, et je vous remercie de m'avoir accueilli avec tant de bienveillance. Vous savez, la tâche dont je suis chargé est parfois bien ingrate ; on nous confond souvent avec d'ordinaires démarcheurs, et c'est normal, les gens sont tellement sollicités aujourd'hui... Il m'est arrivé de repartir sans même avoir pu parler au client ; que voulez-vous, tant pis pour eux, je ne peux tout de même pas les forcer !

  — Je vous comprends, dis-je, ça n'est pas un métier facile. Moi, par exemple, les trois-quarts du temps je ne reçois pas les représentants. Et pourtant je suis un peu de la partie, vous savez ; en tant qu'assureur j'ai aussi mes démarcheurs pour placer les contrats ; et ils en placent tout de même finalement, sinon la Compagnie ne les paierait pas pour ça ! Mais neuf fois sur dix on ne les reçoit même pas, c'est comme vous. Et encore quand on les traite correctement, comme des gens qui font leur travail, il n'y a rien à dire : ils viennent proposer un service, chacun est libre de le refuser ; ça fait aussi partie du métier de se faire éconduire de temps en temps ; en fait, tout dépend de la forme que ça prend : si on ne porte pas atteinte à leur dignité, ça va, c'est une relation normale entre un commerçant et son client. Mais de plus en plus maintenant les gens deviennent méfiants, parfois agressifs, alors c'est presque une humiliation et ça n'est plus du tout normal, ce ne sont plus des conditions de travail décentes, vous ne trouvez pas ? Il y aurait là toute une éducation collective à faire, comme l'Institut de la Consommation fait maintenant celle du public...

  Il avait repris sa mallette pour la poser à côté de lui sur le siège et m'écoutait avec une politesse teintée d'impatience. On reproche toujours aux démarcheurs de nous faire perdre notre temps, et voici que c'était moi qui lui faisais perdre le sien par mon bavardage ! Je revins au vif du sujet :

  — Je vois que vous avez préparé votre marchandise... alors, puisqu'on est là pour ça, autant que vous me la proposiez tout de suite, non  ?

  Il sourit finement :

  — Dois-je comprendre que vous m'incitez à ne pas oublier ma fonction ? N'ayez crainte, Monsieur Praud, je ne l'oublie pas ; mais permettez-moi de préciser — il dit cela très lentement en appuyant sur les mots — qu'il s'agirait plutôt de votre marchandise que de la mienne. Enfin... vous vous en rendrez compte plus tard.

  Il se redressa soudain et mit la mallette sur ses genoux.

  — Mais vous avez raison, venons-en au fait. Tout à l'heure je vous ai dit que vous étiez mon seul client ici. Ce n'est pas un nouvel argument de vente. Ca vous paraîtra absurde, à vous qui êtes un peu du métier, mais c'est la vérité. Nous ne visitons que très peu de personnes, choisies par le Siège Central, une ou deux par région... Évidemment, d'un strict point de vue commercial, la rentabilité serait nulle, voire négative ; mais ce n'est pas ce que nous cherchons.

  — Excusez-moi, l'interrompis-je, je ne vous suis plus du tout : vous représentez une maison qui ne vend rien... Vos tournées se réduisent à quelques individus... Je ne vois vraiment pas l'intérêt de tout ça. Qu'attendez-vous donc de vos fameux "clients" ? et d'abord, si vous permettez, sur quels critères les avez-vous sélectionnés ? Moi, par exemple, en quoi puis-je bien vous intéresser ?

  — Ah ! fit-il visiblement amusé, je vous intrigue, n'est-ce pas ? Rien ne correspond plus à vos schémas habituels ! Notre choix ? mais les fichiers tout simplement, Monsieur Praud, comme tout le monde ; nous avons nos fichiers. Quant aux raisons pour lesquelles vous avez retenu notre attention, ça, dans l'immédiat, je ne peux pas encore vous le dire, vous le comprendrez vous-même... Nous en reparlerons à ma prochaine visite si vous le voulez bien, à ce moment-là tout sera beaucoup plus clair, vous verrez...

  Du plat de la main il tapota sa mallette :

  — Aujourd'hui, je suis seulement venu vous présenter cela. Vous ne connaissez pas la maison "Olympe", je suppose ? Nous sommes distributeurs, et aussi fabricants, de matériel de bureau, essentiellement de machines comme celle-ci. — Il ouvrit la mallette et continua — Celle-ci est la dernière-née de chez "Olympe", une machine à écrire électronique comportant les fonctions les plus performantes actuellement...

  — Je vous arrête, dis-je. Si j'ai bien compris vous vendez des machines à écrire ? vous les vendez d'ailleurs de façon tout à fait originale et remarquable, je le reconnais... Mais je ne voudrais pas abuser et vous faire perdre votre temps : j'ai déjà une machine de ce type relativement récente, qui me convient parfaitement. Quelles que soient les performances de la vôtre, je ne vous la prendrai pas, autant que je vous prévienne tout de suite. Maintenant si vous tenez absolument à m'en faire la démonstration, je n'y  vois aucun inconvénient, je dirais même que cela m'intéresse, j'ai un petit faible pour les machines... mais il va de soi que c'est sans aucun espoir de vente, nous sommes bien d'accord ? C'est comme vous voulez...

  Je m'attendais à le voir changer d'attitude — ce qui se produit généralement dans des situations semblables — comprenant qu'avec moi insister ne mènerait à rien ; je possédais déjà le produit et n'avais aucune intention d'en changer. Eh bien pas du tout ! Il conservait le même sourire confiant comme si, malgré ce que je venais de lui annoncer, il demeurait absolument sûr de son coup. Il se rejeta au fond du canapé, l'air de quelqu'un qui reprend patiemment une leçon mal comprise :

  — Monsieur Praud ! Voyons... Décidément vous refusez de me considérer autrement qu'un vulgaire démarcheur ! Je vous ai dit que je ne vendais rien, vous n'avez donc rien à m'acheter ! Cette machine, je viens vous la proposer pour que vous en fassiez l'essai. Il s'agit d'un prototype que nous voudrions tester auprès de quelques personnes choisies pour leur... disons leur compétence particulière ; je vous la laisse gratuitement en dépôt trois mois, au terme desquels je vous demanderai, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, de me faire part de vos critiques et suggestions, c'est tout ; et je vous la reprendrai. Voyez-vous, dans la phase actuelle de lancement de ce produit, notre objectif principal n'est pas la vente ; il s'agit de mieux adapter le matériel aux besoins d'une certaine clientèle avant de la commercialiser définitivement. J'imagine que ma démarche vous paraît maintenant plus cohérente ?

  Il avait sorti la machine de son coffret et la déposa précautionneusement sur  la table basse du salon. Elle était belle ; en polyester moulé beige aux formes agréablement arrondies, à contre-courant de l'esthétique fonctionnelle des machines récentes qui privilégiait depuis quelques années un design anguleux plus austère. Je me levai pour mieux la voir et m'assis près de lui sur le canapé.

  — Elle vous surprend un peu, n'est-ce pas ? reprit-il. C'est aussi l'un de ses atouts : nous sommes revenus à cette présentation traditionnelle qui la démarque bien des produits concurrents ; les lignes actuelles, le carter noir, des petites machines de bureau qu'on voit partout ont quelque chose de froid, vous ne trouvez pas ? Pour certains types de travaux il est presque nécessaire d'avoir une relation, comment pourrait-on dire, presque sensuelle avec son instrument, non ? Je sais que vous me comprenez... Alors nous avons choisi ces formes et ce coloris, qu'on pourrait considérer au premier abord comme un peu passéistes, mais ça n'est pas du tout cela ; en fait nous avons voulu adapter l'esthétique de l'OLYMPE 35 à l'état d'esprit de son utilisateur, vous voyez ? La plupart des fabricants font maintenant de l'ergonomie leur argument de vente ; bien sûr qu'il faut tenir compte de l'ergonomie ! et vous constaterez vous-même que de ce point de vue, ergonomie du clavier, des différentes touches de fonction, elle est parfaite, pour nous c'est la moindre des choses ; mais qui pense à cette ergonomie affective, pour ainsi dire spirituelle, dont je vous parlais ?... Tenez, prenez-la, mettez-la devant vous... N'est-ce pas qu'elle est déjà agréable au toucher, qu'on ressent une sorte de satisfaction sensuelle rien qu'à la soulever ?

  La machine était sur la table devant moi et je commençai à me prendre au jeu. J'appuyai sur l'interrupteur de mise sous tension et cherchai le cordon d'alimentation.

  — Ah ! fit le vendeur en ouvrant une trappe à l'arrière du carter ; enrouleur incorporé ! deux mètres de cordon ! Vous avez une prise à proximité ?

  Je branchai la machine sur la rallonge de la lampe d'ambiance ; elle répondit par un "Bip" discret.

  — Allez-y, me dit-il. (Il pressa une touche de fonction). Vous avez une page de mémoire. Maintenant, bien sûr, vous pouvez aussi travailler en impression directe...

  Assis sur le bord du canapé, dans une position peu confortable, je commençai à taper avec hésitation ce qui me passait par la tête.

  — Bon, fit-il. Du papier... (Il sortit une feuille de sa mallette, l'inséra dans la machine qui la chargea automatiquement). Maintenant vous appuyez sur "Impression" ; oui, c'est ça.

  La machine se mit à crépiter sourdement ; elle était bien plus silencieuse que la mienne. En quelques secondes elle eut tapé mes deux lignes de texte :

"Le voici seul rêvant sa gloire. Mais la gloire

Qu'est-ce sinon l'une des formes de l’oubli ?»

  — Très belle frappe, dis-je, admiratif, et un confort sonore étonnant. Je dois reconnaître qu'elle est très bien...

  L'homme s'était penché sur la machine pour lire ce qu'elle venait d'imprimer :

  — Vous voyez, c'est tout de même un matériel exceptionnel... Ah, ah... Borges..., Arioste et les arabes, évidemment... Il sourit avec satisfaction comme pour lui-même.

  — Vous connaissez ce poème ? lui demandai-je, surpris qu'un représentant en machines à écrire identifie un texte de Borges aussi peu connu, que j'avais moi-même découvert seulement quelques jours auparavant.

  — Simple hasard, vous savez, ne vous inquiétez pas... Il est vrai que mon travail m'amène à connaître un certain nombre de choses qui... enfin, un peu inattendues... Alors, que pensez-vous de notre OLYMPE ? Et vous n'avez vu là que ses performances les plus banales : qualité et rapidité de la frappe, niveau sonore... Elle a bien d'autres possibilités que vous découvrirez vous-même...

  Sur le coup, je ne réagis pas à ce que ses premiers mots pouvaient avoir d'étrange ; il avait trop rapidement repris le discours habituel du vendeur et d'ailleurs ne me laissa même pas le temps de répondre ; il se leva :

  — Bon, écoutez, je ne voudrais pas vous importuner plus longtemps. Vous savez de quoi il s'agit et je pense qu'après ce petit test ma proposition finalement vous intéresse. Je vous la laisse comme convenu pour trois mois, dans les conditions que je vous ai indiquées. Vous avez le mode d'emploi complet dans la mallette. Nous sommes d'accord ?

  Je n'avais aucune raison de refuser ; de plus je n'étais pas mécontent d'essayer cette nouvelle machine, de l'avoir chez moi, tout à moi, pour me familiariser avec elle, bien tranquillement, sans la présence du vendeur. Et puis, comme il l'avait dit avec tant d'insistance, ça n'engageait à rien, je n'avais rien signé. Je me doutais bien qu'au terme des trois mois il allait tenter de me la fourguer, comptant sur le fait que je l'aurais eue à ma disposition pendant trop longtemps pour m'en séparer facilement, surtout si elle était aussi performante qu'il le prétendait. Mais je ne la prendrais pas ; il ne pourrait pas me forcer à l'acheter.

  Il avait repris imperméable et chapeau ; je le reconduisis à la porte, me félicitant d'avoir terminé ma journée et de rester à la maison bien à l'abri. Sur le seuil,  il me serra la main :

  — Eh bien, Monsieur Praud, je vous remercie... J'espère que vous serez satisfait de notre OLYMPE. De toute façon je vous rappellerai dans trois mois pour vous annoncer ma visite. Merci encore et à bientôt.

  Il disparut dans la nuit sous la pluie battante.

  L'Austin d'Hélène arrivait juste à ce moment-là. Elle la laissa dans l'allée derrière la Renault 25 et courut vers moi tête baissée. Sur le paillasson, la porte à peine refermée, elle me tendit son visage dégoulinant de pluie. Je l'embrassai.

  — Oh, dis donc ! Quel temps !... Il y a longtemps que tu es rentré ?

  — Une demi-heure à peine ; j'avais mon rendez-vous avec Chapuis, tu sais bien...

  — Les enfants ne sont pas là ?

  — Personne ; ils ont dû rester chez des copains en rentrant de l'école.

  Elle se débarrassa de son manteau qu'elle me tendit pour aller poser son sac au salon. J'avais déjà oublié la machine qui trônait sur la table, entre un bouquet de fleurs bien fatigué et la pile de journaux. Elle tomba en arrêt devant :

  — Qu'est-ce que c'est que ça ?

  — Tu vois bien : une machine à écrire !

  — Tu as acheté une nouvelle machine ?

  Je me demandai un instant si je n'allais pas la faire marcher pour voir sa réaction ; mais me ravisai :

  — Mais non, Lène, je t'expliquerai... Va te sécher, je t'expliquerai après.

  Sans insister, elle monta dans la salle de bains se sécher les cheveux. De toute façon, peu lui importait que j'aie acheté ou non une nouvelle machine ; nous en avions les moyens et ce n'est pas le genre d'Hélène de me reprocher un caprice ; mais elle avait de quoi s'étonner : la mienne avait moins d'un an.

  Pendant qu'elle était là-haut, je débranchai la machine qui acquiesça par son "Bip" habituel, laissai s'enrouler le cordon et la remis dans sa mallette. Lorsque Hélène redescendit, recoiffée et déjà imprégnée de l'atmosphère chaude de l'intérieur, elle n'y pensait même plus. Je la croisai dans le couloir en allant porter la machine dans mon bureau et elle n'y fit pas la moindre allusion. Je l'entendis m'appeler de la cuisine pour demander si je voulais un apéritif. Quand je revins au salon, les verres étaient sur la table, avec la bouteille de Menthe-Pastille et la glace.

  — Alors, me dit Hélène lovée au coin du canapé les jambes repliées sous elle, qu'est-ce que c'est que cette histoire de machine ? Tu l'as ramenée du bureau ?

  — Pourquoi veux-tu que je ramène une machine du bureau ? J'en ai une ici. (Je versai lentement la menthe sirupeuse dans nos deux verres sur un fond de glace pilée). Non, elle est venue là toute seule, enfin, accompagnée... et je lui racontai la visite du représentant.

  Je m'attendais à sa réaction, qui aurait aussi été la mienne si on m'avait raconté cela : elle se moqua de moi gentiment en sirotant sa menthe ; je m'étais laissé avoir ; le type avait tout simplement mis au point une nouvelle  technique pour accrocher le client :

  — Le truc de l'accoutumance, c'est tout bête, ou plutôt de la création de besoin : on te laisse disposer d'une chose pendant suffisamment longtemps pour que t'aies l'impression d'en avoir vraiment besoin et que tu hésites à t'en séparer ; le tour est joué. C'est de la vente à moyen terme... Et toi, évidemment, tu es tombé dans le panneau !

  — Pas du tout ! J'ai bien spécifié à ce type qu'en aucun cas je ne garderai sa machine ; mais ça ne l'a pas ébranlé pour un sou ; il a tenu à me la laisser tout de même. Qu'est-ce que tu voulais que je fasse ?

  — Rien ; ce que tu as fait ; ou alors le mettre dehors avec sa machine, comme ça t'aurais été tranquille... Maintenant, c'est à qui de vous deux sera le plus fort : lui est persuadé que tu vas céder, qu'après les trois mois tu vas l'acheter, toi, tu penses que tu vas résister. On verra bien lequel aura l'autre... (ses yeux pétillaient de malice amoureuse). Il n'y avait pas un peu de ça quand tu as accepté ? l'envie de lui montrer que tu étais le plus fort ? un petit challenge ? Dis pas non...

  — Je n'en sais rien, Lène... Tu sais je suis rentré complètement crevé, il est arrivé en même temps que moi... Je ne me suis pas posé ces questions.

  Je vins m'asseoir auprès d'elle pour finir mon verre et attirai sa tête contre la mienne. Elle se laissa aller un moment avant de se dégager :

  — En tout cas, il y a  quelque chose de positif à tirer de tout ça : et si tu lançais une campagne de démarchage sur l'idée de ce type, ça donnerait peut-être des résultats ? Tu assures les gens gratuitement pendant trois mois, non six ce serait mieux, et après hop ! ils signent le contrat ou tu leur retires l'assurance ; qu'est-ce que tu en penses ?

  — J'en pense que c'est toi qui aurais dû être assureur, pas moi ; toi, avec ta petite tête de machiavel...

  Je la pris par la nuque et la secouai gentiment, et elle rit, et elle me reprocha d'un faux air boudeur :

  — Oh, toi, évidemment, tu ne prends jamais au sérieux ce que je peux dire... C'est pas une si mauvaise idée, non ?

  Je lui dis :

  — Peut-être bien.

  C'était vrai que ça n'était pas une mauvaise idée, mais elle n'était pas la première à l'avoir eue. Encore que dans les assurances... faudrait y penser.

 

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