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L'Absente

 

PREMIÈRE PARTIE

LA MUSIQUE DE LAURA.

 

 

I

 

 

        Il regarde Laura sortir de la mer.

        Elle surgit de la mer, ruisselante, après le long bain qu'elle prend chaque matin. Elle a nagé jusqu'au bord de la plage, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus assez d'eau, et se dresse enfin dans le soleil, souriant de tout le bien-être de son corps, de sa fatigue, de la joie de rejoindre Maurice. Elle sourit.

        Allongé depuis longtemps déjà sur le sable, dans la fournaise pourpre de ses yeux clos, il relève à peine la nuque pour la voir venir dans le soleil. Il la regarde venir, ébloui jusqu'à l'aveuglement.

        Elle se dresse lentement sur le ciel, comme à regret, les épaules à peine arrondies d'avoir tant nagé et si loin ; elle se dresse et vient vers lui, de ses fortes enjambées de jeune fille. Elle n'est plus que la silhouette noire et fraîche qui lui masque un instant le soleil encore bas.

        Allongé sur le sable, il regarde venir à lui cette plénitude ferme de bronze et, chaque fois, pense à "La Vénus d'Ille" qu'il a lue avant de partir, la terrifiante statue amoureuse de Mérimée qui broie tous ses amants d'une étreinte implacable.

        Du haut de sa stature dégoulinante, elle s'amuse à secouer au-dessus de lui ses cheveux, comme un jeune chien s'ébroue contre les jambes de son maître. Il proteste en riant, saisi par la rigueur de cette minuscule averse, tandis qu'elle s'agenouille pour traîner, avec de tendres agaceries, ses longues mèches humides jusque sur la chaleur de son torse. Elle fait cela, chaque fois, avant de s'allonger à son tour, redevenue claire et dorée dans la pleine lumière du soleil ; elle fait cela. Elle s'étire à son côté dans ce mouvement de volupté qu'il n'a jamais vu que chez elle, fermant les yeux pour laisser échapper un soupir d'ineffable jouissance.

        Ils demeurent ainsi quelques minutes sans parler, dans la solitude matinale de cette plage, entre la caresse du soleil et la délicieuse démangeaison des grains collants du sable.

 

*

 

        Il l'appelait Laura, mais son véritable prénom était Laure. Pourtant depuis qu'ils s'étaient rencontrés il ne l'avait jamais appelée que Laura et serait bien incapable d'en fournir aujourd'hui la raison. Sans doute une sorte de snobisme naïf, l'influence de quelque film ou roman qu'il avait oublié. Peut-être trouvait-il que Laura la parait de cet exotisme mythique propre à quelque héroïne ayant fait rêver sa jeunesse. Il ne se l'était jamais expliqué. Toujours est-il qu'elle avait accepté de bon gré cette déformation de son nom sans prévoir qu'elle devait lui rester, que tout le monde par la suite - leurs amis, leur fille, jusqu'à ses propres parents - ne l'appellerait plus que Laura, et que finalement, sa vie durant, elle porterait ce prénom qu'il lui avait imposé, presque par boutade, dès leur rencontre du premier jour. Laura, c'est d'abord par son nom qu'il l'avait possédée.

 

*

 

        Il regarde Laura resurgir de la mer et se détacher sur le ciel. Il a un peu somnolé sur la plage en attendant qu'elle revienne (il se baigne toujours beaucoup moins longtemps qu'elle, n'ayant jamais été qu'un piètre nageur) et doit cligner des yeux dans le soleil, ébloui, jusqu'à nettement distinguer - sur la sombre silhouette qui traîne les pieds à dessein pour soulever encore une dernière éclaboussure d'eau limpide - les frontières de l'étroit bikini du hâle très brun de la peau. D'intimes souvenirs de ce corps, peut-être, venant se substituer au défaut de la vue, ou la simple pression du désir, feraient croire par moments qu'elle vient à lui entièrement nue.

 

*

 

        Laura ne quittait plus ce bikini qu'ils avaient acheté ensemble à Paris avant leur départ en vacances, sur une sorte de caprice de Maurice, un après-midi, après qu'ils avaient vu celui que portait Brigitte Bardot dans "Et Dieu créa la femme". La mode, à l'époque, en était déjà lancée depuis une ou deux saisons et il y avait quelques filles avec ces maillots-là l'an dernier sur les plages, mais celui-ci, sur le coup, leur avait paru terriblement osé. De retour dans leur chambre, le soir, ils en avaient ri tous les deux lorsqu'elle l'avait essayé. Elle avait pivoté une dernière fois sur ses hauts talons devant la glace de l'armoire pour finalement décider : "Ca me va moins bien qu'à B.B.".  Sous l'éclairage électrique, les vagues motifs de feuillage vert cru du tissu rendaient trop pâle la peau, d'une pâleur blafarde presque obscène ; et la coupe, tellement parcimonieuse, mettait si bien en valeur le corps parfait de Laura qu'elle avait refusé tout d'abord de le porter. Il avait fallu qu'il insiste, longtemps, pour qu'elle finisse par céder. Mais une semaine plus tard, après être devenue si bronzée, elle ne songeait plus à lui en faire le reproche ; son nouveau maillot ne la quittait plus, elle le laissait sécher sur elle après chaque bain, et le vieux une pièce noir de rechange qu'elle avait aussi apporté avait été oublié au fond de la valise.

 

*

 

        Lorsqu'elle sortait ainsi de la mer, cet été-là, Laura venait d'avoir vingt-deux ans ; cela faisait presque un an qu'ils étaient mariés ; c'étaient leurs premières vacances. Maurice ne s'étonne plus de la force de ce souvenir ; il sait que cette image-là deviendra tous les jours plus présente, plus puissante, et s'en réjouit amèrement, comme de la seule richesse surnageant dans la lente débâcle qu'est devenue sa vie : Laura se dressant hors de l'eau et courant vers lui sur le sable, marchant vers lui, courant. Il regarde son sourire. Dans le merveilleux soleil corse de leurs premières vacances, il en est ébloui. Ils resteront seuls toute la matinée sur cette plage ; personne ne descend jamais avant onze heures.

 

*

 

        De part et d'autre de la chaussée les trottoirs débordent d'un va-et-vient de passants couverts de manteaux et blousons de toute sorte, emmitouflés d'écharpes, de bonnets, de foulards, chargés d'une quantité de paquets et de sacs de plastiques bariolés, peu soucieux de tous ces emballages-réclames qui dénoncent pourtant le lieu de leurs achats quand ce n'est pas leur nature - chaussures neuves pour les uns, lingerie féminine pour celles-ci. Une colonie de fourmis en pleine activité où chacun remplit aveuglément sa mission, se dit-il, souriant lui-même de la banalité de l'image qui lui vient à l'esprit. Ils profitent du samedi après-midi pour faire leurs courses en ville. Maurice les évite sans les voir. Même les rues - où il se dirige pourtant sans faillir -, la profusion des étals de tous ces commerces qui envahissent maintenant les trottoirs (briocheries, croissanteries, pacotille africaine), l'encombrement des voitures à l'heure de rentrer chez soi, tout cela il ne le voit pas. A peine heurte-t-il parfois une épaule, au cœur du quartier piétonnier, lorsque la cohue se fait plus pressante. Il marmotte trop tard une excuse, rencontre la compréhension d'un sourire ou croise l'éclat d'un regard furibond. L'image de Laura a pris tant de force qu'il en a oublié qu'il marchait. Il se trouve si loin là-bas, tellement loin et tellement ailleurs, qu'il n'y a plus de rencontre possible, plus aucune mesure commune, entre le soleil et la mer où se dresse Laura et ces lumières mouillées de crépuscule automnal, trop gris, martelé d'une multitude de pas trop pressés qu'il ne perçoit même plus parmi l'agitation d'un monde qui n'est désormais plus le sien.

        Laura parfois s'éclipse. Maurice inspire une longue bouffée d'air humide, enfonce davantage les poings dans les poches de son imperméable bien sanglé et reprend sa marche d'un pas plus vif. Il reprend son allure habituelle. Marcher vite stimule ses pensées, lui donne l'impression d'aller quelque part. D'ailleurs Maurice va toujours quelque part ; il a toujours détesté flâner au hasard et il est rare qu'il se promène gratuitement ; ses promenades, en tout cas, ont toujours un but qui justifie qu'il ne traîne pas. Cet après-midi, par exemple, il est allé lire au Café de l'Europe sur la Place du Commerce ; il a passé là deux bonnes heures, seul avec son grog brûlant à une petite table ronde, dans l'angle vitré de la terrasse. Il a beaucoup moins progressé dans sa lecture qu'il n'escomptait : il y avait trop de monde sur la place, de l'autre côté de la vitre (il avait oublié qu'on était samedi) et même à l'intérieur il s'était trop laissé distraire par les allées et venues incessantes (sans vraiment tenter d'y résister, il fallait bien le reconnaître : n'avait-il pas tout son temps ?) Il avait préféré observer les clients comme il l'a toujours fait ; un plaisir empreint maintenant d'une sorte d'impatience ridicule dont il ne cesse de se faire le reproche : il se sent tellement proche d'eux - qui bavardent à une table voisine ou traversent la salle, le frôlant presque, eux et lui consommateurs dans le même lieu finalement - qu'il a l'impression qu'il pourrait leur parler, lier connaissance sait-on jamais, et que ce moment-là, où il leur parlerait, reste toujours imminent mais sans cesse différé, toujours probable cependant. Une sorte de fièvre intérieure nourrit maintenant sa manie d'observer ses semblables, une fièvre l'accaparant tout entier, comme un douloureux espoir qu'ici peut-être quelque chose d'inattendu surviendra - ne serait-ce que l'éphémère échange d'une conversation, qui sait, peut-être une rencontre - tandis qu'une fois rentré chez lui, rien ne sera plus possible, il n'aura plus d'autre perspective que son livre (ce foutu livre qu'il ne parvient même pas à lire). Et les livres, il a aussi compris maintenant que les livres sont morts, ne constituent jamais que des recours illusoires, propres à meubler peut-être certains moments de notre vie, l'enrichir prétend-on, lui conférer quelque sens, mais qu'ils ne sauraient se substituer à elle. "Il m'aura fallu tout ce temps pour l'apprendre, pense-t-il avec indifférence, presque une vie entière." Il a en effet découvert depuis peu qu'il n'a jamais lu que pour tuer le temps, non par souci d'information ou véritable intérêt littéraire mais bien pour tuer le temps. Même lorsque Laura était là ? Oui, doit-il reconnaître, même lorsque Laura était là...

        Son grog avait peu à peu refroidi. Il n'avait pas vraiment progressé dans sa lecture mais cela ne lui importait guère. S'il s'impose ainsi plus ou moins un programme, comptabilisant les pages et se fixant des échéances, ce n'est que par un reste de ses habitudes d'étudiant, alors que la lecture constituait un travail pour lequel un temps donné lui était imparti ; cela n'a plus de raison d'être à présent. Pourtant il ne s'est jamais défait de ce genre d'habitudes : une habitude est une habitude, n'est-ce pas, c'est-à-dire justement quelque chose qu'on n'abandonne pas comme cela, et s'il y renonçait il pouvait aussi bien renoncer à tout le reste ; le moment n'était pas venu, pas encore. Il persiste donc à se définir des programmes, tout en se montrant de plus en plus laxiste à l'égard de lui-même et ne tenant ses engagements qu'à peu près, faisant la part belle aux circonstances, à ses humeurs. C'est pourquoi il se soucie peu d'avoir passé deux heures sans pratiquement rien lire au Café de l'Europe ; il s'en trouverait plutôt presque heureux, comme si cette vague attente sans objet, qu'on ne pourrait précisément qualifier ni de rêverie ni de méditation - une simple disponibilité - avait mystérieusement préparé l'apparition de Laura maintenant qu'il est dehors et qu'il marche.

        En fait, durant ces deux heures, il n'a plus du tout pensé à Laura ; c'est maintenant, tandis qu'il marche, qu'elle a soudain resurgi ; il ne saurait dire pourquoi. Laura, émergeant de la mer, là-bas. Il ne peut l'expliquer. A moins que cette réclame pour une crème amincissante dans la vitrine de la pharmacie, au coin de la place ? cette réclame, violemment éclairée par un spot, montrant une jeune et jolie femme blonde en maillot de bain blanc... Encore qu'elle n'ait vraiment aucune ressemblance avec Laura, si brune, rien sinon quoi ? peut-être simplement la jeunesse ?... Comment savoir ?

        Laura revient de plus en plus souvent désormais, surtout lorsqu'il ne cherche pas à se souvenir d'elle ; elle est encore plus présente. Elle surgit à toute occasion, inexplicablement, de situations apparemment sans aucun point commun avec leur vie passée, comme si le monde était simplement empli d'elle et qu'elle débordait par le moindre interstice, d'indécelables failles. Le monde, imprégné de Laura ; n'importe quoi suffit à l'évoquer. Il est arrivé qu'il la voie rien qu'en se brossant les dents, seul le matin dans la lumière douce de la salle de bains : elle portait la légère robe à fronces qu'elle avait à l'époque de leur voyage en Italie et tout à coup, en se brossant les dents, il était transporté avec elle à Florence, sous les ombrages du camping Michelangelo d'où ils dominaient les coupoles et les toits de tuiles rouges de la ville. Ensemble ils redescendaient vers l'Arno, gris-vert parmi les ocres des vieux crépis ; la canicule accablante du mois d'août en plein midi les épargnait par miracle tellement rayonnait la force de leur jeunesse et la beauté de l'instant. Ils descendaient vers l'Arno, mais Laura s'était déjà diluée, vapeur ténue dans l'air, tremblante écume de brume de chaleur ; il descendait encore une fois vers l'Arno mais Laura n'était plus avec lui ; il voulait descendre, encore, mais Florence aussi s'estompait et il ne restait plus que son visage parmi les éclaboussures de dentifrice sur le miroir de l'armoire de toilette, un visage maigri d'homme vieux qui le scrutait du fond de sa solitude. Alors il terminait de se brosser les dents, méticuleusement, se rinçait la bouche et recrachait l'eau, remettait la brosse à sa place sur la tablette et, donnant un coup de peigne symbolique dans ses cheveux épars, retournait s'habiller dans la pénombre de leur chambre au lit défait.

        Maurice Davaine rentre chez lui ; il a passé tout l'après-midi en ville. L'animation bat son plein le long des vitrines des Nouvelles Galeries. Chacun se presse. La nuit est tombée. Dans moins d'un quart d'heure tous les magasins seront fermés. Il n'a plus qu'à rentrer et préparer son dîner ; il pourra toujours se mettre à lire - il n'a presque rien lu aujourd'hui - et rien ne l'empêchera de sortir de nouveau ce soir s'il en a vraiment envie ; mais il sait qu'il ne ressortira pas.

        Avant de traverser la rue de Strasbourg, il fait une dernière tentative. Inutile, bien sûr, mais il veut revoir Laura une fois encore, Laura resplendissante dans la lumière de leur plage corse. Le torrent de la circulation gronde devant lui tandis qu'il attend que le feu passe au rouge ; c'est la nuit ; la foule du samedi après-midi commence à se disperser ; un rideau de fer que l'on tire quelque part fait un roulement de vieille quincaillerie. Le petit groupe qu'ils sont à attendre, sur le trottoir, l'entraîne dès que s'interrompt le flot des voitures. Laura n'est pas sortie de la mer. Il n'a pu que se souvenir d'elle. Mais se souvenir ne lui suffit plus désormais ; cela ne fait que les séparer davantage, lui rappeler qu'il l'a bien perdue, à jamais, et que tous ces efforts dérisoires qu'il entreprend malgré tout, lorsque cela lui devient intolérable, n'ont pour résultat que de lui faire sentir combien elle lui manque, que de raviver l'absurdité de ce décret injuste - mais il sait trop bien qu'il n'y a là ni justice ni injustice, malheureusement, pas même de l'arbitraire, rien qui relève de nos pauvres catégories humaines -, l'absurdité de ce décret qui fait qu'elle n'est pas toujours là, à ses côtés, comme il serait normal qu'elle le fût pour l'avoir été si longtemps. Il lui faut attendre Laura, inutile d'aller la chercher ; il attendra qu'elle revienne, le surprenne comme au sortir du café, qu'elle vienne ainsi d'elle-même, pour lui faire oublier qu'il sera toujours seul. Que Laura vienne pour qu'il puisse enfin ne plus se souvenir qu'elle est morte.

        Ses journées à présent ne constituent plus que d'interminables parenthèses entre deux capricieuses apparitions de Laura. Elle est là, parfois, d'une heure sur l'autre et il n'ose faire quoi que ce soit, ni manger ni lire, pas même fermer les yeux de peur qu'une fois encore elle ne se dérobe ; il demeure paralysé dans une sorte de lointain bonheur. Parfois des jours entiers s'écoulent dans une vaine attente qui le fait alors recourir malgré tout aux artifices de la mémoire, au cours de longues méditations amères qu'il finit toujours par fuir pour aller se perdre dans le coeur de la ville, au moins marcher au grand air, s'installer dans un café comme aujourd'hui, s'efforçant de trouver pour sortir le prétexte de quelque achat qu'il pourrait aussi bien reporter à plus tard. Ces derniers temps, il a l'impression que Laura revient de plus en plus fréquemment ; qu'il s'abîme de plus en plus souvent dans les délices de ces longues absences dont il hésite encore à se réjouir : ne seraient-elles pas le signe qu'il n'a plus rien à faire ici désormais, que rien ne le concerne plus, ce signe annonciateur que sa propre mort aussi serait devenue nécessaire ? Il n'en ressent qu'une sorte de tristesse calme, dénuée de tout soupçon d'appréhension ou d'angoisse, une simple tristesse qui n'est pas loin pour lui de s'apparenter maintenant au bonheur.

        Arrivé rue de Verdun, il n'est plus très loin de chez lui et allonge le pas, se mettant à respirer plus profondément ; autant rentrer au plus vite. Il se félicite d'être resté si ingambe et de pouvoir du moins profiter des plaisirs de la marche.

        La cathédrale plonge sur lui en une myriade de minuscules étoiles bleues tournoyant au rythme de sa progression (un nouveau jeu d'éclairage vient d'être inauguré : des centaines de lampes dissimulées derrière chaque fleuron des pinacles, le long des corniches ajourées, soulignant chaque relief du monument, des centaines de petites lumières bleues dont l'intensité varie selon d'indéchiffrables cycles) ; du plus haut de la nuit, la cathédrale plonge sur lui à en donner le vertige, le tournis. "Courte focale," murmure-t-il pour lui-même en reportant les yeux sur la place où les derniers passants se hâtent dans la nuit froide. Etonnant comme en dix minutes les rues ont pu se vider, comme si les gens avaient été suffisamment près de chez eux pour rentrer tous simultanément, disparaître soudain dans leurs trous, leurs repaires, obéissant à quelque secrète injonction, quelque mystérieux coup de sifflet peut-être que lui seul n'aurait pas entendu. Tout le monde est rentré. Il n'y a plus que de rares voitures à circuler sur la place Saint Pierre, l'éblouissement jumeau de leurs phares préservant l'anonymat de passagers déjà retirés de la ville, bien protégés dans la tiédeur de l'habitacle obscur d'où un demi visage parfois, entrevu sous le dur éclat d'un réverbère au néon, accorde un regard d'indifférence fugace au passant attardé qui hâte le pas malgré lui pour ne pas demeurer le dernier, hâte le pas bien qu'il n'ait en vérité aucune raison de se presser puisque personne ne l'attend — personne sauf le chat, qui peut se passer de lui aussi longtemps qu'il faudra —, qu'il n'a aucun repas à préparer pour quiconque, rien à faire de particulier, mais qui hâte le pas parce que la nuit est tombée et que tout le monde, à cette heure-ci, est déjà rentré chez soi.

        Maurice Davaine se presse, les mains enfouies dans la chaleur de ses poches, l'intime chaleur qu'il transporte avec lui, la seule chaleur de son corps. Il se presse le long de la grille close du Musée des Beaux-Arts, dans la rue sombre et déserte. Aucune lumière ne brille plus sur la façade austère du lycée Clémenceau. La température est tombée trop vite pour une soirée d'automne et laisse pressentir la montée de ce brouillard humide, le brouillard de Loire, qui enveloppera bientôt la ville d'une nappe de silence glacé. Il devra contourner le Jardin des Plantes, sans doute fermé à cette heure, en redescendant vers l'animation lumineuse du boulevard de Stalingrad et de la gare. Il est presque arrivé.

Quelle heure est-il donc ? Huit heures moins dix à l'horloge de la gare ; encore trop tôt pour dîner. Au moins, ici, il n’est pas tout seul, il rencontre du monde — toutes enseignes allumées, cafés, hôtels, sex-shops —, il y a toujours du monde ici. Lorsque le cœur lui manque d'aller jusqu'au centre, Maurice descend parfois prendre son café dans ce quartier, en bas de chez lui, et acheter un journal (pas "Ouest-France", évidemment, qu'il reçoit toujours à domicile gratuitement, même depuis qu'il est en retraite ; mais souvent "Le Monde" ou "Libération" pour continuer d'enrichir ses dossiers). Ici, on profite de l'animation habituelle du samedi soir sur au moins deux cents mètres de boulevard (tous les jeunes désœuvrés qui traînent là, la théorie de fanaux jaunes des taxis dont les chauffeurs bavardent entre eux, portières ouvertes, en attendant le prochain train, les passages du tramway dans un sens et dans l'autre, les entrées de bar, les sorties) ; mais pour lui, qui débouche de la rue Baudry, face à la gare, cela se réduit à cent mètres à peine : le long du Jardin des Plantes, il se retrouve déjà seul sur le trottoir, dans une nuit que les grands magnolias du parc, dont les sombres frondaisons débordent sur la rue, rendent encore plus profonde, une nuit froide et humide, à l'écart des lumières qu'il vient de quitter. Il est arrivé. Il serre depuis quelque temps les clefs au fond de sa poche (puisqu'il faut bien qu'une main serre quelque chose, même au repos dans une poche) ; il serre ses clefs tièdes et polies, dont il apprécie mieux la chaleur, la douceur, en les sortant dans l'air glacé du soir pour ouvrir la porte de son immeuble.

        Il monte les marches deux à deux jusqu'à son étage, comme à son habitude lorsqu'il rentre seul.

 

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