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L'Absente

 

 

II

 

 

        Il entend jouer le déclic bien graissé du verrou et Laura est là, derrière lui. Elle attend toujours sur le palier que ce soit lui qui ouvre l'appartement. Emmitouflée dans la fourrure sombre de son manteau, alourdie un peu par l'âge, grossie encore par l'épaisseur de son vêtement d'hiver, elle est là, dans son dos. Il pousse le battant verni et la précède dans l'entrée, allumant la lumière avant de se diriger vers la penderie pour se débarrasser de son imperméable et de son cache-nez de laine. Laura n'a pas refermé la porte. Il doit revenir la claquer, non sans jeter un regard sur le palier vide, un regard sur l'irrémédiable absence de Laura.

        Le silence, dans le vestibule, n'est plus le même silence que lorsqu'elle était avec lui, même s'ils ne parlaient pas. C'est un silence plat, mat, qui ne lui renvoie plus l'écho de Laura, la vibration de sa présence. Zoé dort dans la cuisine, en rond sur le dessus d'une chaise ; une de ses oreilles a bougé.

        Le silence n'est pas encore tout à fait mort.

        Maurice caresse la chatte : de la tête jusqu'à l'échine, l'onde d'un frisson parcourt l'épais pelage gris sous sa main, comme la vivante lisière d'une huître se rétracte sous la pointe du couteau. Elle enfonce davantage le museau entre ses pattes et répond à son arrivée par un grêle feulement de reconnaissance. "Tu es rentré, lui dit-elle ; c'est bien ; moi je continue à dormir."

        Non, le silence n'est pas tout à fait mort.

       Pourtant, à la cuisine, lorsqu'il ouvre le robinet pour boire un verre, le gargouillis de l'eau envahit tout l'appartement d'un douloureux glissando ascendant à mesure que le verre s'emplit ; et lorsqu'il repose le verre vide sur la porcelaine blanche de l'évier cela fait comme un long tintement répercuté de cloche cristalline (mais peut-être n'est-ce que lui cette fois-ci, son geste, qui a seulement manqué de souplesse). Puis il passe au salon (c'est toujours la même lame du plancher qui grince sur le seuil du couloir) pour allumer la radio. Elle est réglée en permanence sur France-Musique car il n'écoute jamais d'autres stations. France-Musique non plus, d'ailleurs, il ne l'écoute pas : il se contente d'allumer la radio, tombant sur une émission ou une autre, au hasard, au beau milieu ou à la fin d'un concert, pour ne plus être seul, surtout, à remuer ce silence.

        La musique, une fois de plus, remplit correctement son office, comme il s'y attendait. Il lui faut toujours quelque temps pour s'en rendre compte : ce n'est d'abord que de la musique, des sons incongrus d'instruments envahissant l'espace dès qu'il tourne le bouton de sa chaîne, presque désagréables, des sons qui viennent seulement perturber le silence, érafler un silence que l'on sent toujours là, par derrière. Puis la musique s'installe, généralement après qu'il a quitté la pièce une première fois, qu'il est passé dans son bureau ou retourné à la cuisine, comme si sa simple présence constituait le seul obstacle à son épanouissement, comme s'il était lui-même porteur de ce silence qu'elle ne parvient pas à masquer tout à fait. Il l'entend jouer seule, de loin ; elle s'est installée. Il n'y a plus de silence ; il y a cette musique qui l'accueille au salon après qu'il a mis chauffer l'eau pour ses spaghettis ; une musique qu'il a déjà entendue, qu'il connaît et qu'il est agacé, au-delà du réconfort qu'elle lui procure, de n'être pas capable de situer avec précision. On dirait du Haydn, peut-être, en tout cas ce n'en est pas très loin, fin XVIIIème certainement. C'est toujours comme cela lorsqu'il écoute de la musique : un thème ou des harmonies familiers qu'il ne parvient pourtant pas à identifier (sauf évidemment lorsqu'il s'agit d'œuvres tellement connues que personne, sans même se prétendre mélomane, ne pourrait s'y tromper : les "Concerts Brandebourgeois", par exemple, ou la "Neuvième Symphonie"). Mais c'est de sa faute aussi, la faute de cette habitude d'allumer la radio comme cela, n'importe quand, sans savoir ce qu'il écoute. Il l'a toujours fait, plus ou moins, même du temps de Laura ; maintenant c'est systématique : il met France-Musique dès qu'il rentre, ou dès qu'il se lève le matin, en prenant son petit déjeuner. Jamais Laura n'aurait fait cela : elle consultait consciencieusement les programmes, choisissait ; d'ailleurs la plupart du temps elle n'écoutait que des disques, selon le même invariable rituel qu'il se serait bien gardé de déranger, dépoussiérant le disque avec soin avant de le poser sur la platine, reprenant la pochette pour s'asseoir dans le gros fauteuil de velours vert, face aux enceintes afin de ne rien perdre des effets de la stéréophonie. Elle lisait tout en écoutant, reposait de temps à autre la pochette sur ses genoux, les yeux fixés sur la rotation immobile du plateau, lorsqu'elle avait lu tout ce qui concernait le morceau en cours. De son bureau, Maurice entendait la musique de Laura ; peu lui importait de savoir ce dont il s'agissait ; il entendait sa musique. Pendant toutes ces années, tandis qu'il travaillait dans la pièce voisine, c'était cela, la présence de Laura : sa musique.

        Parfois il se levait pour venir sur le seuil du salon. Il la regardait écouter et elle feignait de ne pas remarquer sa présence, ravie par l'arabesque aérienne de quelque phrase dont elle attendait la cadence avant de lui accorder la moindre attention. Debout dans l'encadrement de la porte, il la regardait écouter. "Mozart, lâchait-elle alors avec impatience, comme une évidence qu'il eût dû rougir d'ignorer ; "Concerto pour clarinette"... Elle n'avait pas tourné la tête.

        "Ah, oui, disait-il, il me semblait bien..." Et il restait avec elle pour le début du mouvement suivant, sans entrer dans la pièce, son stylo décapuchonné à la main. "Il me semblait bien aussi que ça me disait quelque chose," répétait-il après quelques instants, comme elle ne lui prêtait plus attention. Il regagnait son bureau pour terminer l'article qu'il devait envoyer le soir même. Rassis à sa table, il se remettait au travail, parfois bloqué de longues minutes par cette interruption du fil de ses pensées. A travers la cloison et par la porte du couloir qu'il n'avait pas refermée, il entendait encore la musique de Laura et se laissait porter. A cette époque il n'y avait pas de silence.

        Maintenant non plus ; la musique s'est installée, même si ce n'est pas la musique de Laura. Il l'écoutera en mangeant. Avant, ils fermaient toujours la porte de la cuisine pendant les repas, pour empêcher les odeurs de se répandre dans le couloir et les autres pièces, par souci de préserver leur intimité aussi, se sentant mieux protégés tous les deux dans l'exiguïté de cet espace clos ; la lumière crue de la lampe brillait sur la toile cirée où leur couvert était dressé. Mais depuis la mort de Laura, il ne mange plus que la porte ouverte pour mieux entendre la musique. Du coup, il doit laisser allumé au salon de manière à ne plus avoir ce trou noir devant lui lorsqu'il est à table car il préfère ne pas allumer dans l'entrée afin d'en moins sentir le vide et la lumière du salon suffit à produire la douce pénombre qui convient. C'est un choix presque maniaque : il lui arrive de se relever entre deux bouchées s'il a par inadvertance oublié d'éteindre l'entrée ; il veut n'avoir d'allumé que le salon.

        A petits coups secs de fourchette, il brise le chapeau de son œuf à la coque, face à la porte ouverte de la cuisine. Du salon parviennent de la lumière et des voix, une rumeur ; la voix de la présentatrice du concert, le prélude en sourdine d'instruments que l'on accorde et, tout à coup, le tonnerre lointain d'applaudissements enthousiastes.

        Maurice égoutte ses spaghettis et revient s'asseoir. Henri arrivera demain soir. Il hésite encore, se demandant s'il préparera un repas ici ou l'emmènera dîner dehors. Il l'emmènera plutôt dîner ; il s'est trop accoutumé à ces repas solitaires dans sa cuisine. Mais il est vraiment heureux de cette visite de Henri. A part Laura et peut-être Sophie, Henri est la seule personne avec qui il puisse se sentir vraiment à l'aise, aussi libre que s'il était seul. Avec tous les autres, même les amis les plus proches, subsiste toujours la contrainte d'avoir à prendre quelque posture, soigner plus ou moins l'image que l'on donne de soi-même, si bien qu'une journée passée en leur compagnie, aussi agréable soit-elle, constitue toujours une secrète contention qui le fait finalement se réjouir de les voir s'en aller ou de rentrer chez lui lorsqu'il était l'invité. "Il n'y qu'avec toi que je suis bien," disait-il invariablement à Laura, à peine avaient-ils refermé la porte de l'appartement. Une indulgence complice allumait les yeux de Laura qui protestait en souriant tandis qu'ils suspendaient leurs vêtements dans la penderie de l'entrée : "N'exagère pas ! Tu ne vas tout de même pas prétendre avoir passé une journée épouvantable, non ? S'ils t'entendaient...

 — Il ne s'agit pas de cela, tu sais que je les aime bien, mais...

— Mais c'est tout de même moi que tu préfères, c'est cela ?"

        Laura vient se serrer contre lui dans la frêle odeur de naphtaline de la penderie grand ouverte. Il l'entoure des deux bras, les mains nouées sur la chute tiède de ses reins, laissant traîner à terre l'écharpe écossaise qu'il n'a pas fini de plier, et elle pose le menton au creux de son épaule.

        "Je n'y peux rien, c'est comme cela," dit-il. Et tous deux s'accordent, un même sourire silencieux sur les lèvres, dans une lente oscillation câline, la figure immobile de leur danse secrète. Ils se bercent ainsi jusqu'à ce qu'elle se dégage pour mettre sur l'étagère le sac à main qu'elle n'a pas lâché. Il recommence alors à plier son écharpe pour la ranger aussi. Il referme la penderie. Elle lui dit, de son air faussement alarmé :

        "Tu te rends compte que ce n'est pas normal, à notre âge ?"

        Il caresse les cheveux grisonnants de Laura, attire sa nuque à lui dans le creux de sa paume, pose deux baisers légers sur sa bouche.

        "Et ça, c'est normal ?

— Oui, murmure Laura l'embrassant à son tour, pour nous c'est tout à fait normal..."

        Il n'y avait qu'avec Laura qu'il se sentait si bien ; avec Laura et Henri ; parce qu'il connaît Henri depuis tellement longtemps - avant même de connaître Laura, depuis les années de l'enfance -, qu'il n'a pas souvenir d'avoir jamais vécu sans lui, que sa présence ne compte plus, ne le gêne plus, au point de n'avoir même plus le sentiment, auprès de lui, d'être avec quelqu'un d'autre. D'ailleurs, c'est Henri qui indirectement lui a fait connaître Laura. Ce n'est pas qu'il éprouve de ce fait une quelconque gratitude à son égard (ce serait absurde évidemment : à l'époque, Henri ne pouvait soupçonner ce qui se passerait entre Laura et lui), mais leur relation s'était tacitement enrichie de ce rôle qu'avait joué Henri de témoin privilégié de leur amour, de même que lui, Maurice, avait connu Juliette au temps où elle n'était que la petite amie de Henri, mais la petite amie élue, celle, comme Laura, que baignait déjà ce soleil qu'il peut à présent reconnaître comme celui de leur destinée. Ils n'avaient jamais parlé de cela, bien sûr, ce n'était pas nécessaire ; pourtant Maurice est certain que Henri aussi en est conscient, que cela compte aussi pour lui, quelque part, tout au fond de leur longue amitié.

        Il est vraiment heureux que Henri vienne demain. Juliette aussi est morte ; il y a presque cinq ans déjà ; mais Maurice a toujours eu l'impression qu'elle était morte en même temps que Laura. Auparavant, lorsque Henri venait les voir après son deuil - et il avait passé plusieurs semaines avec eux à ce moment-là -, on aurait dit qu'elle s'était simplement absentée, que Henri était seul parce qu'elle était éloignée par quelque obligation professionnelle et qu'il en profitait pour leur rendre visite, en célibataire. Peut-être alors étaient-ils assez forts tous les trois pour supporter la disparition de Juliette, assez forts à eux trois pour qu'elle survive suffisamment. A peine trois ans plus tard, lorsqu'était venu le tour de Laura, il se souvient de l'unique phrase prononcée par Henri en entrant dans la chambre mortuaire et qui avait suscité les chuchotements de tous ceux qui avaient pu la saisir. Henri s'était avancé vers le lit où reposait Laura ; on lui avait fait place en silence ; il s'était avancé jusqu'auprès de Maurice, debout au chevet du lit ; il avait longuement contemplé le masque serein de Laura auquel seule l'attitude - la tête un peu trop rejetée en arrière - conférait l'étrange pose de l'irrémédiable ; il avait étreint le bras de Maurice et lui avait dit : "Juliette est morte, mon vieux..." ; et Maurice avait compris, il était sans doute le seul à l'avoir compris. Il avait seulement fait oui de la tête car il n'aurait pu rien faire d'autre. Ils étaient restés au chevet de Laura, sans entendre les murmures derrière eux. Henri et lui, ils étaient les seuls à comprendre.

        Laura. Elle pourrait surgir de la pénombre du couloir et s'asseoir devant lui pour terminer son repas, comme elle faisait il n'y a pas si longtemps ; elle pourrait. Elle serait allée arrêter la musique au salon et reviendrait s'asseoir. Il dirait : "Ferme la porte" et elle repousserait la porte du bout des doigts, sans se lever, une simple torsion de son buste en arrière. Elle pourrait surgir de cette porte béante. Mais lorsque Laura était là, la porte était toujours fermée pour dîner.

        Il entend la musique de Laura. Ce n'est pas tout à fait la musique de Laura puisqu'elle n'en écoutait qu'au salon, installée dans son fauteuil de velours vert et que jamais ils ne mettaient de musique en mangeant. Il entend la musique qui s'éteint ; il y a quelques secondes de silence ; puis les applaudissements s'élèvent, se font plus nourris ; "Bravo !" crie une voix au milieu de la foule. Il ne s'était pas trompé, c'est Haydn ; il ne saura pas quel morceau : le fracas d'un public en délire couvre encore la voix de la présentatrice qui répète, en allemand, son annonce ; il ne comprend pas quel morceau. Il se lève pour chercher un yaourt au frigo et revient s'asseoir face à la porte ouverte.  Sur la chaise voisine Zoé n'a pas cessé de dormir ; il faut qu'elle n'ait vraiment plus faim pour ne pas commencer à miauler dès qu'elle le voit se mettre à table. Le silence qui s'est rétabli progressivement avant le morceau suivant lui fait tendre l'oreille ; trop tard ; cette fois-ci non plus il ne saura pas ce qu'on joue. On peut donc vivre, comme cela, sans connaître le titre de l'œuvre, simplement entendre une musique dont on ne saura jamais ce qu'elle était ? Les cordes attaquent par de puissants accords. Laura porte une ample robe noire, longue ; la robe qu'elle met habituellement pour sortir, lorsqu'ils vont au théâtre, au concert. Il vient de la voir disparaître dans l'embrasure de la porte. Pourquoi reste-t-elle si longtemps au salon au lieu de revenir prendre son dessert ? Le yaourt de Maurice est glacé. Comme chaque fois, il se reproche de ne pas l'avoir sorti à l'avance du frigo. Ce n'était certainement pas Laura qui aurait oublié ce genre de chose.

 

 

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