Gare de l'Est à cinq heures
II
Il pleut encore cet après-midi là lorsqu'il sort du métro. Il aurait dû prendre l'accès direct à la gare, mais n'y a pas pensé. La nuit tombe déjà ; gare, brasseries, enseignes, tout est allumé. Feux rouges et veilleuses scintillant, les voitures glissent silencieusement, par paquets, sur une chaussée luisante où le bruissement continu des pneus mouillés couvre la rumeur des moteurs. En équilibre sur le bord du trottoir, il attend que les feux lui découpent un passage dans le flux des lumières mouvantes. Il s'élance sous la pluie vers la gare, vers l'abri du grand auvent sous l'horloge où il ralentit le pas, cherchant à tout hasard autour de lui s'il n'apercevrait pas Hélène. Cinq heures moins le quart ; elle pourrait n'être pas arrivée, ou au contraire attendre déjà dans le hall. Il a le temps de prendre les billets.
Devant lui, au guichet où il pose son sac de voyage, il n'y a qu'une personne qui ramasse déjà sa monnaie et s'efface pour lui laisser la place. L'employé attend, sans manifester d'impatience :
— C'est pour où ?
Sans réfléchir, honteux de son indécision, il dit :
— Deux allers-retours Rethel, s'il vous plaît.
L'homme et la machine lui paraissent réagir simultanément : quelques frappes au clavier ; les billets sortent de l'imprimante. Il paie et les empoche, se demandant après coup si Hélène sera d'accord pour Rethel ; mais puisqu'elle n'a rien proposé, ils peuvent aussi bien aller à Rethel...
Flâner dans une gare, c'est déjà un plaisir qui se suffit à lui-même ; il redouble lorsqu'on est soi-même en partance. Déambulant dans le hall à la recherche du panneau qui lui indiquerait le quai et l'heure de son train, il hume la fraîcheur engouffrée sous la grande verrière ouverte au vent côté voies.
C'est alors qu'il la découvre, immobile dans son large manteau, toute petite et comme écrasée par l'énormité de l'espace, bousculée par les flots contrariés de voyageurs qui se pressent ; elle promène sur eux à la ronde le regard vide et tendu de qui cherche dans la foule un seul être.
Il ne se hâte pas de lui faire signe. Il veut de loin savourer le bonheur de la voir ainsi perdue, réduite au seul appel de sa présence, poignante effigie de l'amante. Incognito il se nourrit de sa solitude et de sa détresse, la provisoire mais infinie détresse de cette immobilité au sein des courants de la marée humaine, du petit sac de toile beige qu'elle hésite à poser ; il suffirait d'un geste pour la dissiper à l'instant, d'un seul mot.
— Hélène !
Il a crié son nom ; se met à marcher vite.
Elle a tourné la tête ; le monde pour elle reprend sens ; souriante, elle vient vers lui ; rien de ce qu'il a pu voir tout à l'heure n’apparaît plus en elle.
Du point précis de leur rencontre on notera seulement le baiser rapide qu'ils se donnent sur la bouche, sans même déposer leurs bagages, une sorte de gêne ou de pudeur aussitôt évanouie.
A ce moment il reconnaît qu'il est heureux.
— J'ai pris des billets pour Rethel, ça te va ? Mais je n'ai trouvé ni le train ni l'heure. Je pense que c'est le rapide Charleville-Mézières. Il faut voir de l'autre côté, j'ai déjà regardé par ici.
Côte à côte ils s'éloignent vers l'autre bout du hall, les yeux levés sur les panneaux d'affichage. Eux aussi sont des voyageurs qui cherchent leur train ; comme les autres ils ont une destination, un projet.
17 heures 37, là-haut ; le rapide Mézières-Longwy.
Ils s'engagent sur le quai sans avoir échangé une parole, avancent jusqu'au tiers du convoi et montent dans ce wagon que rien ne leur désigne de préférence à un autre ; mais voici qu'il devient leur wagon, de même que les chemins divers empruntés au hasard de la vie deviennent pour chacun son chemin, le tracé d'un destin.
Depuis la pénombre du train, où ne sont encore allumées que les veilleuses, les quais fortement éclairés gardent une présence irréelle. Dans cette clarté blafarde que continue de projeter leur plus récent passé ils échangent un sourire. Tout à l'heure, à l'inverse, ils rouleront enveloppés par la nuit, emportés par leur propre lumière.