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Gare de l’Est à cinq heures

"Puis je me levai et allai ouvrir la première chambre. J'y entrai et me vis soudain dans un si beau jardin qu'il évoquait pour moi le paradis."

Les Mille et une Nuits (Histoire du Troisième derviche qalandar).

I

   Trop sombre ici, se dit-il.

  Et là ?... Non : de là on ne verrait pas bien la rue. Il décide de marcher jusqu'au carrefour suivant ; à l'angle brille la carotte rouge d'un Tabac.

  Il a relevé le col de son imper et rentre instinctivement la tête : la pluie commence à tomber dru ; encore deux minutes et il sera complètement trempé. Sans plus hésiter il pousse la porte de verre ; la rue, au même instant, s'illumine de tous les clignotements roses de ses néons.

  Le café est désert à cette heure mais baigné d'une lumière chaude et diffuse qui lui convient. Il s'installe à la première table, près de la porte, sur la banquette de skaï beige. On pourrait trouver mieux que ces tables au formica jaune citron, mais il est trop tard pour choisir ; il risquait aussi de plus mal tomber ; ici finalement il est bien. Assis au sec, il sort un mouchoir pour essuyer son front dégoulinant de la pluie du dehors.

  Derrière son comptoir, en grande conversation avec un client accoudé au zinc, le patron ne l'a même pas vu entrer ; ou fait comme si. Il se dit qu'il pourrait rester là des heures sans qu'on vienne rien lui demander, ignoré de tous ; mais il lui faut le téléphone.

  Il se lève et vient s'appuyer au bar lui aussi, dans une position — un pied croisé sur l'autre — qu'il rectifie aussitôt : trop de gens cherchent à se donner par là une fausse assurance, un air de virilité désinvolte, il l'a souvent remarqué. On est d'ailleurs aussi bien d'aplomb sur ses deux jambes et il n'a besoin de ressembler à personne.

  Évidemment la courtoisie exige qu'il attende un trou de la conversation pour se manifester. Il doit glisser les mains dans les poches de son imperméable. Cette attitude-ci, pas vraiment préférable à l'autre peut-être, — il ne bénéficie plus de point d'appui — paraît tout à fait naturelle si l'attente ne doit pas se prolonger au-delà d'un certain seuil ; elle semble en tous cas appropriée à la situation.

  Le patron, un petit brun souriant de type méditerranéen, une mèche en accroche-coeur sur le sourcil gauche, daigne enfin s'apercevoir de sa présence et lui adresse un mouvement interrogateur du menton, sa manière à lui — un peu cavalière, se dit-il — de solliciter les commandes.

  — Un café, s'il vous plait... et le téléphone.

  — Porte du fond, près des Toilettes !

  L’autre manipule déjà son percolateur : trois, quatre gestes rapides, aussi précis que ceux de l'O.S. sur sa chaîne ; "ça marche !" A son retour la tasse l'attendra, fumante, sur sa table.

 

  Dans la pénombre du réduit, coincé entre la porte et le minuscule lave-mains, il compose son numéro sur le vieux combiné mural encrassé. Quelque part, ailleurs, retentit une sonnerie ; il sait où ; il l'entend, lointaine, et imagine la petite chambre basse où personne peut-être ne se trouve pour répondre. Il dégage le pan de son imper de l'embrasure de la porte qu'il tire sur lui. Il attendra encore trois... non, cinq sonneries.

  A la quatrième quelqu'un décroche :

  — Allô ?... Hélène ?... C'est moi.

  — ...

  — Je suis Place Beauvau, dans le café qui fait l'angle de la rue Miromesnil... Oui, je t'attends. A tout de suite !

  Toujours cette angoissante et ridicule seconde d'incertitude, chaque fois qu'il téléphone, pour savoir lequel raccrochera le premier, se décidera à couper le contact, aussi ténu et illusoire soit-il.

  Elle a raccroché.

  Il repose à son tour le combiné avec le sentiment de satisfaction que procure toute tâche accomplie. Il n'y a plus qu'à attendre, libéré de cette portion du temps qui doit précéder l'arrivée d'Hélène.

  Il rouvre la porte pour se lancer dans la lumière chaleureuse de la salle. Louvoyant parmi les tables nouvellement occupées, il traverse l'espace bien vivant d'un entrelacs de conversations savamment mixées. Tout au fond, la grande vitre agrémentée de ses panonceaux — tarifs des consommations, affichettes d'expositions et de concours de belote — protège de l'humidité sombre et du froid de la rue.

 

  Il ôte son imper et le dépose sur la banquette avant de s'asseoir. Il se sent plus à l'aise. Sa tasse est là, bordée encore des derniers vestiges de mousse blanchâtre qui se résorbent en spirale dès qu'il tourne son café. Il sort une Bastos et l'allume pour l'associer aux deux premières gorgées brûlantes.

  Puis attend.

  Tout son univers se réduit aux objets disposés sur le rectangle de formica terni : le vieux Ronson argenté, le paquet de Bastos rouge, un cendrier-réclame de verre fumé, la tasse et sa soucoupe ; c'est sa barrière de protection.

  Il attend l'arrivée d'Hélène. Elle ne sera pas là avant dix minutes-un quart d'heure. Au dehors, courbés par la pluie, les passants traversent la grande flaque lumineuse de la devanture, tous du même pas pressé. Certains ne jettent qu'un bref coup d'oeil à l'intérieur, d'autres vont jusqu'à dévisager sans vergogne les consommateurs attablés. Pour passer le temps il s'amuse à deviner lesquels seraient susceptibles d'entrer, s'efforce même de les influencer mentalement, se concentrant sur l'idée qu'ils vont entrer, qu'il faut absolument qu'ils entrent ; mais sans succès significatif : ils passent, grisâtres, avec la régularité mécanique des personnages de quelque énorme horloge animée, emportés par les projets sans mystère de leurs innombrables vies dont il ne saura jamais rien.

  Alignées devant le long miroir qui multiplie l'espace de la salle, les rangées de bouteilles et de verres, derrière le comptoir, couvrent toute la surface du mur de leurs reflets multicolores. Le patron semble prendre plaisir à déployer toute sa virtuosité au service des nouveaux clients qui affluent à cette heure ; passant du percolateur à la tireuse de bière à la pression, écrêtant d'un coup de raclette magistral la mousse des chopes, répétant à haute voix les commandes comme s'il était à la tête de toute une équipe de garçons dans quelque grande brasserie des boulevards :

  — UN demi ! ET UN ballon !...

 

  Cela arrive souvent lorsqu'on attend quelqu'un: il ne l'a pas vue entrer. Elle se tient debout devant sa table, le visage perlé de gouttelettes, rosi par l'air vif et la pluie. Le blond de ses cheveux a viré au châtain clair. A présent il revoit l'éclair du panneau de verre pivotant sur ses gonds, l'approche, à la limite de son champ visuel, d'une silhouette qu'il avait reconnue. Amusée de l'avoir une fraction de seconde surpris seul, elle déboutonne en souriant un ample manteau beige alourdi d'humidité ; il s'entrouvre soudain sur la robe de lainage vert d'eau irradiant la douce chaleur d'un corps qu'il connaît.

  Par-dessus la table, en s'asseyant, elle lui tend un court baiser avant de se renverser en arrière sur sa chaise, dans son geste habituel de lisser à deux mains ses cheveux emmêlés.

  Quels mots maintenant vont-ils pouvoir trouver ? Ils ne se sont presque pas parlé tout à l'heure, au téléphone ; il n'aime pas parler sans voir les gens, sans le visage et la présence ; il lui a seulement demandé de venir.

  C'est un rendez-vous tout à fait banal, comme le sont devenus leurs précédents rendez-vous ; rendez-vous heureux, sans aucun doute, mais faisant suite à tant d'autres qu'ils ont cessé de les compter comme après leur première rencontre. Ils s'étaient déjà retrouvés dans des cafés du Quartier Latin ou de la rue de Rennes ; il avait fait les cent pas devant les murs de briques rouges de l'Institut d'Esthétique, à la sortie de ses cours ; elle avait couru se jeter dans ses bras devant des stations de métro où il l'attendait, et des passants indifférents les avaient vus s'éloigner dans les brumeux crépuscules de l'automne, appuyés l'un à l'autre, sous la nébuleuse au néon des enseignes, leur voie lactée d'amour. Il avait appris à connaître sa vie qu'elle racontait d'une rencontre sur l'autre et, plus tard, dans le monde clos de la petite chambre mansardée où elle s'était donnée à lui un soir: les doux malheurs de son enfance, ses histoires de petite fille qui collectionnait bouts de laine et rubans dans ses "boîtes à trésors", les premières aventures de son adolescence — de simples baisers reçus ou donnés — qu'il prenait un plaisir amer à lui faire répéter ; puis ses vacances, et ses études, la Fac, les profs. Leurs premiers rendez-vous n'étaient qu'un bavardage incessant qu'il interrompait parfois d'un long baiser pour lui dire qu'il l'aimait, la désirait. Elle se taisait alors ; devenait tendre et grave ; le laissait lui prendre la taille sous le couvert de son vêtement et l'attirer à lui. Sans plus rien dire ils partaient s'aimer.

  Elle est là maintenant, devant lui, parce qu'il était convenu qu'il lui téléphonerait ce soir ; et s'il lui a demandé de venir c'est parce qu'il ne voyait pas d'autre raison de l'appeler. C'est devenu l'habitude pour tous les deux, un besoin, de se donner leur temps libre — les soirées, les week-ends. Il lui avait téléphoné.

  Elle est là. En fait il ne sait plus très bien pourquoi.

  — Hélène ?...

  Leurs quatre coudes posés sur la table, les mains jointes figurent le sommet d'une vivante pyramide ; les siennes, qu'il tente de réchauffer en les caressant doucement, conservent la fraîcheur de la pluie. Ses yeux aussi, gris-bleu, restent humides, comme brouillés par sa marche contre le vent et le froid. Elle le regarde. Lorsqu'il a prononcé son nom elle a haussé légèrement les sourcils. Elle est disponible, prête à recevoir tout ce qui viendra de lui, les paroles qui vont rompre ce silence dont sans doute elle ne perçoit pas, comme lui, la portée. Elle emprisonne sa main, accentue la pression de ses mains sur la sienne pour lui dire qu'elle attend, qu'elle attend tout de lui.

  Il se dégage et prend à son tour ses deux mains dans les siennes, les tenant serrées, enfermées dans un globe de chair chaude.

  — Hélène... J'ai envie qu'on parte tous les deux ; ce week-end... Tu ne voudrais pas ?

  Il voit s'éclairer les yeux pâles et mouillés. Elle approche son visage, l'approche encore par-dessus la table et leurs mains, incline et tend vers lui son visage.

  Il lui octroie le baiser demandé sans qu'elle ait répondu. Comme dans le ralenti d'un film il voit se déformer sa bouche ; elle s'étire, s'infléchit en signe de sourire. Il voit, très près, la transformation de ce visage, les muscles des pommettes remonter et se gonfler, tirant la commissure des lèvres. Un visage malléable, se dit-il, plastique, et qui préserve son étonnante harmonie en ses métamorphoses. Elle a presque tout dit avec son visage, avec ses yeux et son sourire, presque tout. Mais les hommes ont encore besoin d'un langage pour parler, ont besoin de mots ; ils n'entreprennent rien sans les mots.

  — Tu ne voudrais pas qu'on aille quelque part ce week-end, qu'on parte ?

  Très vite elle s'est penchée à son oreille ; c'est un baiser léger qui lui claque au tympan ; puis un souffle :

  — Je t'aime...

  Déjà elle s'est rejetée en arrière. Il parle:

  — Bon ! alors on va où ? Cette semaine je suis libre vendredi soir: le cours du samedi a sauté, Lhomond est absent ; ce qui fait que je termine à quatre heures vendredi. Et toi ?

  Elle paraît écouter sans entendre, de sa joue caressant lentement le dos de leurs mains réunies. Il sent le frôlement subtil des mèches de ses cheveux sur sa peau.

  — Où qu'on aille ça n'a pas d'importance, reprend-il ; sauf si tu avais une idée bien précise évidemment, un endroit que tu voudrais voir ! Mais je préférerais qu'on parte au hasard, moi ; il suffit de choisir la gare: Gare du Nord, Gare de l'Est, Austerlitz... et on s'arrête n'importe où, dans n'importe quelle petite ville. J'ai seulement envie de partir avec toi quelques jours, tu comprends ça ? Dans un endroit qu'on ne connaîtrait pas  ; on serait comme en suspens tous les deux, complètement libres de tout ; tu ne veux pas ?... Bon ! On dit qu'on part vendredi, alors ; je te retrouve Gare de l'Est, à cinq heures, d'accord ?

  Personne dans la salle ne prête attention à ce couple, isolé, mains dans les mains, dans son intimité d’amoureux. Hélène avait bien attiré les regards de quelques hommes en entrant, tout à l'heure, jeune et fraîche, le teint vif ; mais on avait tout de suite compris qu'elle n'était pas seule, ils n'avaient pas insisté. Seul le client du bar, abandonné devant son demi par le patron trop affairé, s'est ostensiblement tourné vers eux et continue de temps à autre à la reluquer de dos, baissant les yeux chaque fois que, par-dessus l'épaule d'Hélène, il rencontre les siens. Mais le patron le rejoint et il s'appuie de nouveau au zinc pour reprendre sa conversation. On saisit quelques bribes de ses pauvres propos, lieux communs de retraité désabusé -"Aïe, Aïe, Aïe !... c'est la vie, qu'est-ce tu veux !" L'homme n'a pourtant pas plus de quarante ans, sorte de Lee Van Cleef bien en chair, au faciès aquilin, moustache noire comme son blouson de cuir.

  Près de l'entrée, accoudé à l'angle du comptoir, un petit homme gris sans âge, tassé dans le col de fourrure de sa veste américaine, tend l'oreille pour tromper la solitude. Son bâtard beige fadasse, qui ne porte pas le même intérêt que son maître aux entretiens des humains, tire sur sa laisse pour suivre le spectacle de la rue ; son bout de queue tordu en panache frétille par intermittence.

  Le tablier bleu du patron se dresse soudain contre leur table: il vient prendre la commande d'Hélène de son mouvement de menton habituel.

  — Et UN chocolat ! UN ! ça marche !

  Presque aussitôt, d'un geste large, il fait glisser la tasse sur le plateau de formica dans un tintement mat de porcelaine épaisse et de petite cuiller.

  Précautionneusement elle y dépose son sucre pour qu'il reste flotter sur la mousse avant de brunir et sombrer. Elle lève la tasse entre ses deux paumes comme un brûlant calice jusqu'à ses lèvres. A petites gorgées, elle absorbe le chocolat trop chaud. C'est le moment pour lui d'allumer une autre Bastos et de terminer son café tiédi. En fumant, il la regarde boire. Et voici qu'à son tour elle parle:

  — Tu sais que j'ai un cours d'Histoire de l'Esthétique à cinq heures, le vendredi ; mais je sécherai. On part, c'est d'accord... Gare de l'Est, hein ? Tu es sûr ?

  — Comme tu veux... Pourquoi pas Gare de l'Est ?

  — D'accord ! Gare de l'Est à cinq heures... On se retrouve où ? Dans le hall ?

  — Dans le hall.

  Il a fini son café. Il se lève. Ce soir il doit rejoindre les copains de son groupe de travail ; ils préparent ensemble la traduction du Roman de Thèbes pour le cours d'Ancien Français. Il est pris de l'envie soudaine d'être avec eux ; ils travailleront une heure ou deux avant de casser la croûte dans la minuscule cuisine de Jean-Paul, puis s'y remettront après le repas s'ils sont en forme, ou bavarderont dans la fumée des cigarettes, se lançant à la tête des pages entières des livres qu'ils aiment, s'échaufferont, disputeront, se calmeront et tomberont finalement d'accord sur l'essentiel au moment de se quitter, tard dans la nuit. Chacun alors sentira la fatigue et le froid le saisir, en enfilant son pardessus. Ils n'auront plus qu'une hâte: rentrer se coucher, se glisser dans le lit frais qu'il faudra réchauffer avant de trouver le sommeil, l'esprit encore encombré du tohu-bohu des idées — les siennes et celles des autres, les plus éculées comme les plus neuves — qu'on vient de découvrir dans le feu de l'improvisation.

  Il faut qu'il parte. D'ici, il a au moins trois-quarts d'heure de métro pour y aller.

  — Mais si, je t'assure, il faut bien trois-quarts d'heure ; ils auront déjà commencé sans moi.

  Il est debout près d'Hélène. Il se courbe sur son visage renversé et l'embrasse. Elle passe un bras autour de sa taille et cache sa tête entre les pans de son imper, pressant sa joue contre son ventre. Le frisson d'une voluptueuse onde de chaleur le pénètre.

  Pourtant il la repousse par les épaules, doucement, comme s'il voulait l'écarter pour le dernier baiser qu'il lui donne.

  — Il faut vraiment que je parte... Demain cinq heures, Gare de l'Est ; tu n'oublies pas !

 

  Il ne s'est pas retourné. Il appréhende toujours l'instant de la séparation, avec qui que ce soit, où que ce soit — une gare, un café ou  la rue ; il lui faut régler ça au plus vite, sans ces interminables faux adieux. Il tire à lui le panneau de verre et plonge résolument dans l'air froid de la nuit.

  Il sait laisser dans son sillage un regard qui ne l'a pas quitté. Il est conscient aussi d'avoir déjà disparu à ses yeux et de l'avoir abandonnée, seule, devant le fond de chocolat qu'elle finira très vite pour partir à son tour.

 

 Chapitre II >