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Christiane

 

 

 

I

 

 

  "SALAUD !... SALAUD !"

  L'homme continue à frapper ; des gifles lancées l'une sur l'autre, à toute volée. Elle hurle, mais sa voix s'éraille, se brise en sanglots noyés de larmes. De ses deux coudes levés, elle protège comme elle peut son visage, et hurle. Elle vacille, d'un côté, de l'autre, sous la violence de chaque coup. Il frappe ; bave de colère sous l'effort, lui crache, à son rythme ahanant de bûcheron : "C'est toi la salope !... c'est toi !" Et il cogne. Elle s'est laissée tomber sur le tapis de haute laine blanche, à demi dressée sur un coude, l'autre bras tendu vers lui dans un geste dérisoire d'imploration et de défense. Elle a cessé de crier, tout le buste renversé en arrière secoué de brèves convulsions. Déformée en un rictus goyesque, sa bouche ne laisse plus échapper qu'un sourd râle continu ; entre deux spasmes, elle tente d'articuler d'inintelligibles supplications : "Arrête... Arrête, Georges... Mais arrête..." Il a arrêté lorsqu'elle est tombée, démuni soudain de ne plus rien sentir sous sa main, hébété de fureur, haletant. "Lève-toi, gronde-t-il, Lève-toi, bon Dieu !" Mais elle reste au sol, prostrée, les deux mains enfouies dans la laine épaisse que ses doigts crispés malaxent machinalement. Elle reprend souffle, le dos encore soulevé parfois du hoquet d'un sanglot. Ses longs cheveux noirs traînent sur le tapis, masquent entièrement son visage. Il n'a pas baissé les yeux vers elle ; il s'est campé devant la baie vitrée que les voilages, tirés, ouvrent largement sur la ville. Les mains derrière le dos il contemple les toits, s'efforce de retrouver peu à peu son calme. Le ciel est bleu, intense. La fraîcheur climatisée de l'appartement donne au soleil de juillet toutes les apparences d'un spectacle lointain. On ne perçoit même pas, en bas, l'activité ralentie de la ville que l'été a vidée. Il se calme. Christiane, derrière lui, ne fait plus aucun bruit, mais il ne veut pas encore se retourner. Il sent maintenant l'échauffement de ses paumes d'avoir frappé si dur, si longtemps ; elle aussi doit être brûlante sous ses larmes, sous ses larmes qui sèchent. Là-haut, l'éclatante traînée blanche d'un avion griffe lentement la profondeur bleue. Christiane a bougé : rien qu'un froissement de sa robe légère et à nouveau le silence. Il ne se retournera pas ; pas avant que la trace scintillante, là-haut, ait fini de barrer tout le ciel.

  Dans son dos, Christiane s'est relevée sans un bruit. Elle ramasse les souples escarpins beiges qui avaient roulé sous la table du salon et les dépose avec soin devant le canapé où elle s'assied, pieds nus. Alerté par un crissement moelleux du cuir, Georges a tourné la tête, mais elle ne l'a pas vu. A demi allongée sur le grand canapé blanc, les bras abandonnés le long du corps, elle regarde droit devant elle ; sans doute ne voit-elle rien d'autre que le spectacle intérieur d'un torrentueux tumulte de sentiments et d'émotions chaotiques. Elle respire lentement, avec force ; elle récupère. La peau délicate de ses joues, si blanche, porte les stigmates vulgaires des gifles qu'elle a reçues, d'horribles marbrures lie de vin, proches de l'ecchymose. Ses lèvres fines ont gonflé, se tuméfiant d'avoir tant pleuré, crié. Elle ne s'est pas souciée de rabaisser sa robe et ses cuisses, découvertes, s'étalent sur le cuir blanc, pâles mais galbées à merveille. Il n'a fait que l'entrevoir, par un mouvement de tête involontaire, et s'est aussitôt retourné vers la fenêtre mais cette image, plus présente que l'imperturbable progression, là-haut, de l'escargot céleste, ne le quitte plus : Christiane et son visage meurtri. Qu'il faut du temps à cet avion pour traverser l'espace d'une ville ! Il s'appuie du coude au montant d'aluminium de la baie et cherche, en bas, dans la profondeur des rues, ce qui pourrait lui rappeler qu'il appartient à ce monde. La circulation silencieuse, ralentie par la distance, de ces modèles réduits d'autos dont les feux de stop s'allument, s'éteignent en série, le déplacement grégaire et sans raison des minuscules piétons dans l'extrémité d'avenue qu'il aperçoit, tout lui fait sentir qu'il est seul, seul de son genre et de sa condition, seul de cette taille normale d'être humain qu'il partage avec Christiane en haut de leur vingtième étage ; au même niveau, Christiane et lui, seuls.

  "Georges..."

  C'est elle qui l'appelle, elle qu'il vient pourtant de battre avec une incontrôlable sauvagerie, dont le visage ravagé ne cesse de se présenter à ses yeux. Il n'aura pas besoin d'attendre que l'avion ait fini son tracé. Il vient vers elle qui ne le regarde pas ; s'assied près d'elle, comme elle, les bras inertes, privés d'usage, le long du corps. Comme elle, il laisse son regard fixé dans le vague droit devant lui, peut-être sur ce tableau abstrait aux larges plages de bleu et d'ocre qui occupe tout le mur du fond du salon et qu'ils avaient acheté ensemble dans une vente publique à l'époque où c'était leur dada. Puis il sent sa main sur la sienne ; elle lui a pris la main, leurs deux mains qui traînaient côte à côte. Elle ne le regarde pas ; lui non plus ne veut pas voir son visage, pas encore, pas avec cette main sur la sienne. Il regarde le grand tableau abstrait qu'il aimait, qu'elle aussi a aimé : il est vide. Il entend sa voix ; il sait qu'elle parle parce qu'il entend sa voix, douce, basse, un peu rauque et lasse :

  "Tu peux me frapper encore, si tu veux... Je te donne le droit de me frapper... puisque je ne peux pas le faire moi-même..."

  Sa main reste sans vie sur la sienne, posée seulement, à peine posée ; et il laisse aussi la sienne immobile. Il ne répond pas. Frapper, il ne le pourrait plus, ne le veut plus ; à quoi bon la frapper ? Cela changerait-il quoi que ce soit ? Il est trop tard désormais. C'est parce qu'il est trop tard qu'ils restent ainsi sans mouvement tous les deux. Le soleil, généreusement, les enveloppe d'un grand rayon oblique et réchauffe toute la pièce, entièrement blanche, d'une lumière dorée qui ne les réjouit plus. C'est l'heure à laquelle, d'ordinaire, ils se servent d'un commun accord deux Martini, ici, sur cette table, assis dans ce canapé comme maintenant, pour le simple plaisir de voir tourner la glace dans le liquide ambré.

  "Dis quelque chose, au moins, dis-moi quelque chose..., reprend-elle, tu ne vas pas me laisser parler toute seule comme ça."

  Elle n'a pas bougé ; lui non plus. Il ne la voit pas, mais l'entend ; la sent contre lui ; un intense rayonnement qui lui brûle le côté, et cette main légère, trop légère, sur la sienne ; et le silence, retombé entre eux comme un mur.

  "Je n'ai rien à te dire, lâche-t-il enfin, rien.

  — C'est bien pire que les coups, dit-elle, tu ne te rends pas compte. J'ai tellement de choses à te dire, moi, tu sais bien...

  — C'est inutile."

  Sa voix atone, sans réplique, le surprend lui-même, mais c'était exactement ce ton-là qu'il voulait. Christiane ne répond plus ; elle respire très fort pour tenter de maîtriser un nouvel accès de larmes ; puis le siège tremble, imperceptiblement, lorsque débordent les sanglots étouffés. Il fixe le camaïeu de bleu du grand panneau en face et cette large rayure ocre qui le traverse, évocation peut-être de la mer et du sable ; le soleil atteint à présent le bas du tableau. "Christiane, pense-t-il, Christiane, Christiane...", mais il ne le dit pas. Pourquoi donc reste-t-il assis auprès d'elle sans lui accorder un regard, sans parler, sans rien faire, dans cette attitude ridicule d'adolescent boudeur ?

  Il se lève, se retourne et la voit : de la main qu'il vient d'abandonner elle a lissé un pan de sa chevelure et porte sur lui ses yeux bleus clairs, mouillés. Elle est à demi allongée, dans la position où elle s'est assise tout à l'heure ; sous le désordre de sa robe il perçoit le triangle blanc de son slip et se penche pour rabattre, agacé, le tissu d'un revers de la main. Elle comprend ; elle tire la robe sur ses genoux et se rassied au fond du canapé ; elle a gardé les yeux levés vers lui :

  "Georges..."

  Mais il vient de tourner le dos. Il se dirige vers la cuisine sans un mot puis revient, quelques instants plus tard, avec le plateau et les verres, la bouteille de Martini, la glace. Il dépose tout sur la table de marbre et les sert ; se rassied, prend son verre sans au préalable lui tendre le sien.

  "Je n'en prends pas, dit-elle lorsqu'elle le voit faire tinter le glaçon d'un léger mouvement rotatif du poignet.

  — Moi j'en prends", rétorque-t-il, mais il continue de contempler sans boire les jeux de la lumière dans son verre. Et le silence s'installe encore. Christiane s'est penchée pour remettre ses chaussures ; il observe à la  dérobée le tombant de ses cheveux sur son épaule et son bras nus.

  "Comment peux-tu faire ça ? a-t-elle murmuré en se redressant.

  — Faire quoi ?

  — Ce que tu fais-là : boire tranquillement ton Martini comme s'il ne s'était rien passé.

  — Je ne bois pas tranquillement... Et s'il s'est passé quelque chose, qui en est responsable ?"

  Elle se tait ; il n'y a rien à répondre. Il la regarde maintenant : elle mordille les ongles de sa main droite, les yeux fixés sur la table basse où le soleil allume en vain les feux chatoyants de son verre intact. Les meurtrissures de son visage prennent leur aspect définitif : bien circonscrites à présent ; partout où il n'a pas frappé la peau retrouve son teint normal ; ses lèvres déjà commencent à dégonfler ; restent ces longues marbrures bleuissant, pareilles aux marques qu'aurait laissées l'étreinte d'une bête. Il se penche pour saisir le verre et le lui tendre :

  "Bois !"

  Elle fait non de la tête.

  "Je te demande de boire."

  Elle prend alors le verre et leurs doigts, par mégarde, se frôlent. Lentement elle tourne la tête vers lui, déglutissant avec difficulté une gorgée, les yeux droit dans les siens :

  "Je ferai tout ce que tu veux, Georges ; mais dis-moi seulement ce qu'il faut faire...

  — Il n'y a plus rien à faire ; c'est comme ça."

  Il voit ses yeux s'agrandir, des yeux fous, et elle se laisse aller contre son cou, pose sa main droite qui tient le verre sur son épaule et sanglote :

  "C'est pas vrai, Georges ! C'est pas vrai ! il y a toujours quelque chose à faire ; on n'est tout de même pas les premiers !"

  Il n'a pas un mouvement, ni pour la repousser ni pour l'accueillir ; il lève seulement un peu le bras pour tenir son Martini à l'écart :

  "Moi, si !... Fais donc attention à ton verre et reste à ta place, tu veux bien ?"

  Elle arrête net de pleurer et se détache de lui ; elle reprend sa place comme il l'a demandé sur le canapé. Cela fait beaucoup plus mal que les gifles et pourtant les joues lui cuisent maintenant bien plus qu'elle ne l'aurait cru. Elle a croisé les bras et tient le Martini devant elle ; elle reste le fixer sans rien dire. Presque à l'horizontale, le soleil inonde tout le salon d'un radieux embrasement.

 

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