II
Georges s'éveille tôt ce matin. Un petit jour perce à peine à travers le volet roulant de la chambre ; il ne doit pas être plus de six heures. Christiane à son côté dort, étendue sur le dos. Dans la pénombre il peut distinguer le visage angélique, aux traits purs et détendus, qu'ont souvent les femmes au plus profond de leur sommeil. Elle respire calmement, longuement, son souffle semble l'exhalaison du flot de ses cheveux défaits. Il s'est dressé sur un coude pour mieux la contempler. Elle dort comme elle dormait autrefois, comme dormait son amour, sans que rien n'ait changé, le drap léger remonté jusqu'au cou malgré la torpeur de la nuit. Il se rallonge à son côté, sur le flanc. Avec la tendre délicatesse qu'il pensait avoir oubliée, il lui pose une main sur la cuisse et caresse, remonte doucement sur la cuisse jusqu'à l'aine et frôle, de la conque de sa paume, le fouillis touffu du pubis. Elle geint sans s'éveiller ; peut-être a-t-il déclenché en elle quelque rêve ultime aux frontières du sommeil matinal. Puis elle ouvre les yeux maintenant qu'il a glissé sa main dans la chaleur de l'entrejambe en un attouchement plus précis. Elle découvre le monde en même temps que ces doigts sur son sexe, et regarde, étonnée, pas tout à fait sûre encore de ce dont elle prend conscience.
"Georges, qu'est-ce que tu fais ?
— Je te veux, simplement.
— Mais pas maintenant, enfin ! je dormais, tu m'as réveillée... Pour qui tu me prends ?"
Elle roulait déjà sur le côté pour retourner au sommeil, lorsqu'il lui empoigne le pubis et la remet sur le dos.
"Pour ce que tu es : une traînée, non ?"
Il l'entend ravaler sa salive et elle reste immobile, réduite à sa honteuse docilité.
"C'est bien ça ? répète-t-il, je ne me trompe pas : une traînée ?"
Il ne peut voir, dans l'ombre, monter les larmes de ses yeux. Elle ouvre un peu les cuisses pour mieux qu'il la caresse, durement, tendrement, durement, elle ne sait ; et lui ne sait pas non plus si c'est la rage ou le désir, peut-être encore l'amour, qui l'incite à faire ce qu'il fait ce matin. Et puis la chair comme toujours manifeste ses droits, lorsqu'elle commence à geindre, l'implore, par un souffle, dans son agitation naissante : "Embrasse-moi, au moins...", lorsqu'il l'embrasse enfin en se coulant sur elle, ému soudain de rencontrer cette tiède humidité sur ses joues.
Elle s'est abandonnée, heureuse, à l'éphémère illusion d'avoir effacé le passé, et s'ouvre largement à la poussée brûlante qui la pénètre.
Elle se lève la première, n'enfile que la fine chemise de nuit en nylon qu'elle avait laissée sur le bras du fauteuil tellement il faisait chaud hier soir. Les volets, que Georges n'avait pas déroulés à fond, filtrent, par les interstices entre leurs lames, un soleil que l'on sent déjà haut et chaud ; de petites taches lumineuses parsèment le désordre du lit où Georges dort encore, feint de dormir, paresse, le torse découvert. C'est un matin d'été oisif comme elle en a connus beaucoup, matin vide, en suspens, abstrait de l'ordre des activités du monde ; il n'était pas rare ces matins-là qu'ils retournent après le petit déjeuner dans la pénombre protégée de leur chambre close ; midi sonnait aux églises de la ville qu'ils venaient seulement de passer leurs peignoirs et se préparaient un en-cas sur le pouce, dans l'éblouissement d'un jour qu'ils avaient laissé les surprendre.
Christiane s'est levée la première, confiante, ce matin, dans la force de leur amour malgré les mots de Georges tout à l'heure qui n'étaient, elle s'en persuade, rien d'autre qu'une réaction naturelle de l'amour-propre blessé de l'homme, elle s'en persuade, une réaction qu'elle ne peut qu'accepter et subir, qu'elle mérite ; n'aurait-elle pas ressenti la même chose si ç'avait été lui qui... Elle regarde Georges dormir. Elle sait qu'il ne dort pas mais suit à l'oreille tous ses gestes, ses déplacements ; peut-être même à son insu profite-t-il, entre ses cils, de la transparence du fin tissu qui la couvre et bondira-t-il sur elle tout à coup, en riant comme il faisait parfois. Elle contourne le lit et s'arrête dans le jour tamisé de la fenêtre pour mieux voir son visage : il dort ; il sait même parfaitement imiter la respiration lente et régulière de celui qui dort pour de bon. Christiane sourit de tendresse et d'espoir retrouvé en quittant la chambre pour préparer leur petit déjeuner. C'est la première fois depuis une semaine, depuis ce jour où..., que Georges enfin la désire et la prend.
Elle s'en doutait : le voici qui arrive ; dès que lui sont parvenus les arômes du café, il s'est levé. Il arrive en laçant, comme d'habitude, le cordon de sa robe de chambre en tissu éponge et s'assied de biais, le coude sur la table. Il pose sur la silhouette diaphane de Christiane qui le sert, dans l'atmosphère radieuse de la cuisine, un regard froid de connaisseur. Et elle a peur, elle qui s'est toujours plu à le laisser ainsi deviner ses formes, elle a peur car ce n'est plus elle qu'il regarde.
"Qu'est-ce qu'il y a, Georges ? Je n'aime pas que tu me regardes de cette façon.
— Comment veux-tu que je te regarde ? Une femme comme toi dans une tenue pareille !
— Mais j'ai cette chemise de nuit depuis trois ans... ce n'est pas la première fois que je la mets !"
Il tourne consciencieusement son café et réplique sans détourner les yeux :
"ça je le sais ! mais c'est peut-être la première fois que je te vois vraiment comme tu es."
Il y a sûrement longtemps que le sucre a fondu et il n'arrête pas de tourner cette cuiller qu'il fait racler et tinter dans son bol. Elle s'est assise face à lui, rejetant de deux gestes souples ses cheveux derrière ses épaules. Elle aussi prend un sucre et commence à tourner lentement le café noir corsé qu'elle fait tous les matins. Elle avait pourtant cru que c'était fini, qu'ils allaient vivre comme avant, avec peut-être seulement derrière eux cette tache, surgie un jour, qui s'éloignerait peu à peu, s'amoindrissant avec la distance, comme s'estompe sur le velours d'un fauteuil l'accident d'un soir de fête, à force de lavages prudents et répétés, à tel point que sa trace obsédante finit par faire partie du meuble et se faire oublier. Elle lève les yeux résolument et décide de l'affronter cette fois, elle ne peut plus supporter ce qu'elle endure depuis huit jours, huit jours d'humiliations, de rebuffades et d'allusions :
"Mais enfin, je suis comment ? Je n'ai tout de même pas changé ! je suis toujours la même...
— Pas pour moi", fait-il du ton le plus neutre.
Il se met à beurrer un de ses toasts, avec le même détachement que si la conversation portait sur le chat du voisin ou la nouvelle voiture d'un couple d'amis.
"Mais ce matin, quand tu m'as réveillée, t'as bien trouvé que j'étais toujours la même, non ? c'est toi qui as voulu faire l'amour...
— C'est qu'il y a des femmes faites pour ça, hein ?
— Ce n'est pas possible, Georges ! — elle se sent une fois encore près des larmes, mais elle ne pleurera pas — Ce n'est tout de même pas parce que j'ai couché bêtement une fois ou deux avec un type que toute notre vie va être fichue en l'air !
— Ce n'était pas "un type", dit Georges.
Son toast est resté suspendu à mi-chemin de sa bouche ; il fixe d'un air absent les boutons charnus des seins de Christiane, trop visibles sous le tissu si fin. Elle a posé sur la table sa main qui tient la cuiller sans prendre garde au café qu'elle répand sur le formica blanc.
"Mais puisque je te dis que si ! Pour moi c'est un type, c'est n'importe qui ! C'était un hasard, je te l'ai dit. Je me fiche pas mal de lui, tu entends ?... Ecoute, je reconnais que j'ai tort, je suis prête à faire n'importe quoi, mais essaie tout de même de comprendre...
— Ce n'était pas "un type", insiste-t-il haussant le ton, ne fais pas l'innocente. C'est Paul... Paul et Ghislaine sont des amis, non ?"
Il la regarde dans les yeux de la même étrange façon qu'il regardait ses seins : au-delà d'elle-même ; elle a l'impression de ne plus exister, d'avoir perdu consistance ; se sent transpercée, transparente. Il croque enfin le toast craquant sans détourner le regard, tranquillement, et c'est elle qui baisse la tête vers son bol, y retrempe sans raison sa cuiller et la tourne machinalement avant de beurrer aussi une tartine, grattant longuement le beurre sur sa tranche de pain grillé qui finit par casser avec un bruit sec. Georges lui parlait ; il avait repris ce ton anodin de couple qui bavarde au petit déjeuner de ses problèmes domestiques ordinaires :
"J'espère que tu n'as pas oublié qu'ils viennent dîner ce soir avec les Lastarria ? Faudrait tout de même qu'on fasse quelques courses, non ? Tu penses leur faire quoi ?"
Christiane repose sa moitié de toast ; elle n'en revient pas. Il attend calmement sa réponse, prêt à discuter du menu, des vins, de leur soirée.
"Mais tu es fou ! On ne va tout de même pas les inviter ce soir. Il n'y a qu'à annuler.
— Impossible, ma chérie, tu le sais bien : c'est prévu depuis plus de trois semaines... Et qu'est-ce qu'on fait des Lastarria ? Et Ghislaine, hein ? Tu te vois téléphoner à Ghislaine ? Désolée pour ce soir, Ghis, mais Georges vient d'apprendre que je couche avec ton homme, alors tu comprends... et tu assortis cela de ton élégant petit rire dégagé, tu te vois ?"
Il met un peu trop d'entrain dans sa raillerie forcée ; elle le voit sourire, amèrement ; retrouve, au coin de son oeil, ce discret éclat d'ironie qui lui plaisait tant quand tout allait bien entre eux, une contraction infime de la patte d'oie de son oeil gauche qu'accentue cette fois l'intense luminosité de la cuisine. Elle fait une ultime tentative :
"Je n'ai pas envie de plaisanter, Georges... Pourquoi tiens-tu tellement à maintenir cette invitation ? Je n'ai pas envie de le revoir, pas maintenant.
— Et si j'en ai envie, moi ? ça risque d'être intéressant, tu ne trouves pas ? Après tout Paul est un ami, on ne va pas cesser toute relation comme ça sans une explication... De toute façon, rassure-toi, je n'ai pas l'intention de m'expliquer avec lui, je me tiendrai comme il faut."
Il se met à croquer un nouveau toast comme si l'affaire était réglée. Elle avait d'abord cru, à ce ton ironique, qu'il avait trouvé un nouveau moyen de la torturer, de l'humilier encore en lui rappelant sa faute ; elle ne l'avait pas vraiment pris au sérieux. Elle vient de comprendre qu'il a réellement l'intention de les recevoir et ne parvient pas à deviner pourquoi ; pour elle sans doute, pour se donner le plaisir de l'observer toute la soirée dans cette situation affreuse : face à Paul, à Ghislaine, à lui ; elle ne le supportera pas. Elle cherche les yeux de Georges qui concentre toute son attention à tremper délicatement le toast dans son café :
"Georges... moi je ne pourrai pas, je ne pourrai pas le supporter...
— Eh bien tu feras comme si tu pouvais !" lâche-t-il tout en égouttant sa tartine dangereusement ramollie avant de la porter rapidement à sa bouche.