Accueil

 Sur le sable au soleil

     Elle avait vingt ans lorsque je la vis pour la première fois. Elle jouait sur la plage au soleil. Svelte, blonde, dorée, elle offrait l’image exceptionnelle de ce qu’on peut appeler la joie de vivre. A l’arrière-plan la mer allait et venait sur la grève avec un léger frisoulis d’écume ; elle avait la couleur transparente de nos rêves d’exotisme. A plat-ventre sur le sable, dans une demi-somnolence, je la regardai longtemps lancer cette balle, sauter pour la recevoir, courir et rire dans l’affolement de ses cheveux, sans qu’elle parût s’en apercevoir.

Quand elle reprit ses vêtements et sa serviette de bain pour remonter vers le désordre serré de caravanes et de tentes sur la dune, que l’éclat de ses rires eut soudain laissé place au bruit de fond confus des cris d’enfants, je réalisai que quelque chose avait cessé ; j’en ressentis un manque presque douloureux. Pourtant je fis semblant de continuer à vivre, me retournai sur le dos et fermai les yeux au soleil.

 

Elle avait encore vingt ans lorsque je la rencontrai pour la seconde fois. Assis à une terrasse sur le port, je buvais un Martini au soleil couchant. A vrai dire le soleil était encore haut à ce moment de l’année, même à huit heures du soir. Mais, avec les amis, nous aimions cette idée de prendre un apéritif au soleil couchant, bien qu’il fût généralement trop tôt, aussi préférions-nous dire « soleil couchant ».

Ce jour-là j’étais seul. Le ciel restait clair mais la lumière jouait déjà de reflets plus alanguis entre les quelques bateaux de pêche et les dizaines de voiliers au mouillage derrière la cale. C’est, avec le matin, le moment de la plus belle luminosité de la journée, limpide, détachant sur le fond gris-vert de l’eau les rouges et les bleus des barques.

Elle arriva de biais, moins folâtre que la dernière fois, d’un pas plutôt de fin de promenade ; non plus en tenue de plage mais habillée – blue-jeans, large pull de mohair blanc -, toujours aussi claire et radieuse. Son groupe prit une table voisine de la mienne. Je cessai de contempler les bateaux et la mer...

Comme à mon habitude lorsque je me trouve seul, je prêtais une oreille indiscrète aux conversations alentour, celle-ci plus que tout autre. J’enviais les inconnus porteurs de ces prénoms – Claude, Gérard -, qui lui semblaient familiers, les membres de ce groupe – très banal vraisemblablement pour qui l’aurait connu de l’intérieur – qui partageaient avec elle l’agitation superficielle et les souvenirs d’un été. Rien que d’ordinaire pourtant : des plaisanteries relatives aux baignades de l’après-midi, les préparatifs d’une soirée commune, quelques appréciations sans grand intérêt sur un film récent. Mais, en filigrane, les mots de passe propres à toute une communauté, une complicité, un esprit de groupe qui nécessairement m’excluaient.

Le soleil rougeoyait maintenant au travers des arbres de l’anse, face au  port. Elle n’avait pas encore perçu mon regard. L’aurait-elle fait, d’ailleurs, qu’elle m’eût aussitôt réduit à mon néant d’étranger rien que par l’indifférence de son rire qui ne s’adressait pas à moi. Qu’aurais-je pu attendre d’autre que ce coup d’œil involontaire à un consommateur anonyme lié à elle tout au plus par la même lumière du couchant, le même mouvement lent des coques, le même cliquetis des drisses sur les mats d’aluminium ?

Pour la deuxième fois l’enchantement se rompit. L’addition ; un copain – Claude ou Gérard – qui se lève pour payer les consommations ; le remuement des fauteuils de terrasse sous les parasols ; les sacs et les paquets de cigarettes que l’on reprend en se levant sur les tables ; puis le groupe qui s’éloigne, ne me laissant que l’éclat doré d’une chevelure sur un dos de laine blanche.

Cet été-là, je ne la revis plus. Faut-il le reconnaître ? Je ne pensais même plus à elle. Elle aurait pu demeurer, à peine, l’éphémère impression d’une rencontre fortuite, un possible mort-né, la lumineuse image d’une heure de rêverie solitaire.

 

Je la vis pour la troisième fois l’été suivant, un matin. Elle marchait sur la cale, seule. Il me restait d’elle le souvenir que suscita sa rencontre. Sans avoir vraiment changé, elle était autre : ses cheveux fous maintenant coupés mi-longs lui donnaient un air plus grave et plus mûr ; elle ne riait plus et je pouvais supposer un changement dans les circonstances de sa présence ici cette année. Je me plus à supposer. En me croisant elle eut comme un sourire. Vague réminiscence peut-être d’un estivant déjà aperçu l’an passé ? Ou n’était-il destiné qu’aux lieux qui accueillaient son retour ? Je fis moi-même quelque geste ambigu de la main sans destinataire ni signification précis. Elle allait vers l’extrémité de la cale alors que j’en revenais. Je ralentis le pas et m’assis sur le muretin qui borde le quai, dans l’attente sans espoir de je ne sais quel improbable.

Le matin, avant dix heures, les estivants n’apparaissent pas encore sur le port. Seuls quelques pêcheurs à la ligne, si la marée est favorable, sont déjà installés avec leur panier et leur seau en bout de cale. Les stagiaires de l’Ecole de voile, en cirés jaunes et blue-jeans, commencent à embarquer. Un canot parfois accoste, tranquillement propulsé par son hors-bord au ralenti : un marin-pêcheur à la retraite est allé relever son filet dès l’aube dans la rivière ; debout dans sa barque, en vareuse bleue délavée, il l’amarre d’un bout grossier à un anneau du quai. Le passeur, qui assure la liaison avec l’autre rive de l’estuaire, n’a pas encore pris son service. Le sable, sous une faible profondeur d’eau à cet endroit, reçoit les rayons d’un soleil déjà haut.

Trop abandonné peut-être à cette activité ralentie d’un jour nouveau, je ne l’avais pas vue revenir sur ses pas et me laissai surprendre par sa voix à mon côté ; elle était assise à peu de distance sur le même muret que moi.

« Vous savez, l’année dernière, je vous avais très bien vu sur la plage et à la terrasse de l’Hôtel Moderne... »

J’avais tourné la tête mais il était déjà trop tard pour jouir de l’exceptionnelle qualité de ce moment inattendu. Il me fallait répondre, trouver une attitude qui ne paraîtrait pas ridicule à ses yeux. Elle me regardait ; le visage tourné seulement aux trois-quarts dans ma direction, comme si elle n’avait pas été tout à fait sûre que ce fût à moi que s’adressassent ses paroles, ou qu’elle eût hésité à me le confirmer par un regard plus direct. Et elle attendait, n’ayant d’autre recours peut-être que cette première phrase, ou estimant qu’elle en avait fait assez, qu’il me revenait maintenant d’assumer la situation.

J’eus le temps de remarquer que ses yeux ressemblaient à l’eau verte dont elle venait de me détourner. J’y puisais le répit d’une fraction de seconde...

« Moi aussi je vous avais vue... Vous vous en doutiez ? »

Il aurait bien sûr fallu trouver autre chose, de plus spirituel, de moins direct que cette espèce d’aveu d’un voyeurisme vulgaire. Mais elle avait ri :

« Bien sûr !

- J’aurais pourtant cru que non... C’est ce que j’avais espéré. »

Stupide ! Comment allait-elle prendre cela ? Ce n’était pas ce que j’avais voulu dire. J’avais voulu dire que j’avais un peu honte de mes regards insistants d’alors, de la façon dont elle avait pu les juger, que j’aurais voulu tout à la fois les lui rappeler et les faire oublier, me les faire pardonner.

« Si... si vous n’avez rien de mieux à faire pour le moment, nous pourrions peut-être prendre quelque chose ?... A la même terrasse, comme l’année dernière... Sauf que cette fois-ci, évidemment, nous pourrons nous parler ! »

Elle rit encore. Le début de sa phrase, pourtant, avait trahi un scrupule, on aurait dit l’appréhension d’un possible refus, comme la conscience de quelque irréparable maladresse. Fort heureusement, elle venait de simplifier mon rôle, prenant sur elle l’initiative délicate, le risque. Je n’avais plus qu’à dire que j’étais d’accord.

« D’accord ! Alors, on y va ? »

Elle se leva aussitôt, brusquement. Ce fut comme si elle me quittait : elle avait déjà pris quelques pas d’avance sur moi lorsque je réalisai qu’elle m’invitait à la suivre. Elle ne s’était pas retournée. Je la rejoignis, sans avoir l’air de me presser, puis, parvenu à sa hauteur, tâchai de régler mon allure sur la sienne.

Nous marchions côte à côte, comme si rien n’avait eu lieu. Parfois deux promeneurs étrangers l’un à l’autre peuvent ainsi fortuitement suivre des chemins parallèles. Mais l’espace entre nous vibrait de la tension de notre gêne mutuelle. Je crois que, pas plus que moi, elle ne percevait à présent la splendeur miroitant de part et d’autre de la cale. Avait-elle aussi ce curieux sentiment de l’étroitesse de notre voie, encerclée par la mer, qui menait inexorablement vers le havre des fauteuils blancs de cette terrasse déserte ?

Le raclement des fauteuils que nous tirions sur le sol cimenté a dû signifier pour tous deux soulagement, progression, intimité naissante puisque nous allions ensemble nous asseoir. Elle s’assit face à la mer, moi à son côté. Je pensai que nous étions placés dans le prolongement de deux rayons de la table ronde ouvrant exactement un angle droit. Je pensai que notre situation dans l’espace – ni face à face, ni côte-à-côte – suggérait assez précisément l’image de nos relations à ce moment-là : obliques.

« Et voilà ! »

C’est elle qui avait parlé la première, donnant le signal de la détente par un malicieux sourire, des yeux plus que des lèvres.

Je n’ai gardé de ces instants que le souvenir de la lumière sur le port qui s’animait peu à peu, de vêtements d’été clairs sur les peaux hâlées des passants, et de la bizarre contention d’esprit par laquelle  je m’efforçais de nous percevoir, elle et moi attablés devant nos verres, comme devaient nous voir les touristes qui commençaient à déambuler devant nous : un couple, jeune et beau, dont ils auraient pu jalouser le bonheur. Je ne saurais dire comment, je lui pris la main pour faire le tour du port par la corniche, mais ce geste dut lui sembler la suite naturelle de notre conversation. Une sorte de gravité, heureuse et délicate, s’était maintenant instaurée entre nous. L’harmonie et la fraîcheur du paysage marin ce matin-là y concouraient. Nous avons marché ainsi jusqu’à la plage et, quelque part, j’ai dû l’embrasser. Ce moment précis m’échappe aussi. Je sais seulement qu’elle était douce et tiède, sans pouvoir dissocier de la chaude lumière du soleil la saveur de ses lèvres fondantes ou les effluves de ses cheveux.

Nous avons marché encore, enlacés maintenant ainsi que ces amants que j’enviais autrefois, leur prêtant des bonheurs que, peut-être, ils n’avaient pas connus. Le long détour de notre promenade nous avait ramenés à la lisière des eaux sur le sable, inscrits dans la courbe parfaite de la baie semblable au doux infléchissement de nos deux destinées. D’un geste vif de la tête, elle rejetait parfois en arrière une mèche de ses cheveux qui lui caressait le visage. Longtemps nous n’avons pas parlé, le rythme de notre marche couplée suffisant à notre entretien. De lointains enfants s’éclaboussaient dans l’eau, ou un bambin égaré, son petit seau de plastique vert à la main, venait trottiner dans nos pieds ; nous ralentissions le pas sans y prendre garde.

Face au terrain de camping installé sur  la dune, à l’endroit où je l’avais  pour la première fois aperçue, elle s’arrêta soudain et se défit de mon étreinte. Debout devant moi, elle resta silencieuse un instant ; puis brusquement :

« Et voilà ! Je suis arrivée ! Je campe là, sur la dune. Il faut que je rentre maintenant. »

On eût dit qu’elle cherchait, par l’inflexion de sa voix, à écarter d’avance toute insistance de ma part, constatant une inéluctable nécessité dont il fallait me persuader, comme on raisonnerait un enfant.

« Je devais rentrer à onze heures ; je suis en retard. »

Elle me prit les mains et, vite, m’embrassa avant de remonter la plage en courant.  Je ne la vis que se retourner au sommet de la dune pour m’adresser un signe qui était peut-être un baiser qu’elle m’envoyait de la main, ou un dernier adieu : je n’avais perçu que l’aboutissement de son geste, l’extrême mouvement de ses doigts lancés vers moi sur le ciel.

 

La fraîcheur commençait à se faire sentir. Le soleil, descendu au ras des pins, ne chauffait plus que d’un rayon oblique. J’ouvris les yeux et me levai pour me rhabiller. C’était l’étale de la marée haute et il n’y avait plus, entre la mer et la dune, qu’une mince bande de sable déjà refroidi. Je remontai vers le désordre serré de caravanes et de tentes entre lesquelles avait disparu la jeune inconnue rieuse de l’après-midi.

 

*        *

*

 

Retour page d'accueil


© Georges-André Quiniou. Ce texte a fait l'objet d'un dépôt à la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques (SACD). Toute reproduction intégrale ou partielle sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal et l’article L 122-4. du Code de la Propriété Intellectuelle. Droits d'auteur enregistrés auprès de CopyrightDepot.com sous le numéro 44939.