PÊLE-MÊLE.
Il semble qu’il n’y ait plus aujourd’hui de véritables “gestes” professionnels tel celui du semeur qu’évoque Virginia Woolf dans Les vagues 1; les métiers ne comportent plus de ces gestes larges et rythmés où le corps trouvait, dans une profonde adéquation avec son travail, une forme d’expression esthétique. On agit aujourd’hui selon des principes fonctionnels qui réduisent l’expression du corps à de simples mouvements ponctuels, précis et répétés, saccadés (taper sur des claviers, presser des boutons). Seuls peut-être les éboueurs, courant derrière leur benne en attrapant les poubelles à la volée, à droite, à gauche, sur les trottoirs, conservent-ils encore quelque chose du ballet rythmé primitif dans l’exercice de leur métier pourtant si méprisé.
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Sans aller jusqu’à prétendre à la gloire, du moins pourrait-on raisonnablement postuler quelque reconnaissance. Il me semble que je n’obtiendrai jamais ni l’une ni l’autre et cela me laisse à présent presque indifférent (je dis seulement : “presque”). Quand bien même publierais-je le mois prochain le roman le plus retentissant, couronné des prix les plus prestigieux, je ne vois pas ce que cela changerait fondamentalement à ma vie. Il faudrait bien encore, sous peine de déchoir – et cette fois-ci plus seulement à mes propres yeux –, s’attacher à en écrire un autre avec les mêmes difficultés que pour le précédent ; je ne serais pas pour autant meilleur musicien par miracle et devrais travailler comme avant. Il faudrait se battre encore, autrement dit ; rien ne nous délivrera jamais de cette nécessité.
Cela une fois compris, il ne nous reste malheureusement plus grand-chose à attendre…
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Ce n’est qu’aujourd’hui que j’ai remarqué combien l’écriture comporte de similitudes avec la navigation à voile. On y est, certes, “maître à bord”, comme on dit ; certes on y tient la barre ; mais tout comme le bateau par la houle et le vent, on y est porté par les fluctuations du récit. On se fixe des objectifs, un programme narratif, un plan, de même que le navigateur au départ fait sa route ; il n’y aura plus ensuite qu’à jouer avec les éléments, calculer sa dérive, tirer des bords… Mais quand le navigateur arrive généralement à bon port, rien n’est jamais certain pour l’écrivain ; je ne parle pas seulement de tous les risques de naufrage, mais de ces destinations inconnues où il lui arrive malgré lui d’aborder.
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Nous finissons par aimer même les moments de notre vie qui n’ont pas été les plus agréables.
“At leaving even the most unpleasant people
And places, one keeps looking at the steeple”.
Car c’est notre passé que nous aimons, Byron l’avait parfaitement bien senti. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Que nous nous aimons tant nous-mêmes que tout ce que nous avons été nous devient cher ?
Vivre ne consisterait ainsi qu’à progressivement se retourner. Une figure cinématographique rend compte précisément de ce phénomène : le travelling avant combiné à un panoramique à 180° qui le transforme peu à peu en travelling arrière. Sans doute finirons-nous, telles les écrevisses d’Apollinaire, par ne plus marcher qu’à reculons… Cela n’a rien à voir avec la fameuse formule de Cendrars : “Je fonce, tout en me regardant dans le rétro”, car Cendrars, lui, fonce malgré tout en avant. Question de tempérament…
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Il m’arrive ce que je savais devoir m’arriver mais que je n’avais jamais pensé devoir m’arriver vraiment : vieillir, tout simplement.
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J’ai beaucoup vieilli ces temps-ci ; mais plus que par des symptômes physiologiques, cela se manifesterait plutôt par l’impression étrange de ne continuer à vivre que sur ma lancée, avec parfois quelques regains d’énergie, tel ce cycliste descendant une pente en roue libre et qui tenterait pourtant encore par moments de pédaler. Quel sens cela conserve-t-il de pédaler lorsqu’on est emporté par la pente ?
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Sur la tombe.
“Ils reposent paisiblement l’un près de l’autre.” Peut-être n’a-t-on pas tort finalement de recourir à de tels clichés pour parler des morts, car cela nous conforte de les savoir ainsi tous les deux côte à côte (je ne veux pas penser qu’ils sont probablement en réalité l’un au-dessus de l’autre dans ce caveau). Personne n’est venu les voir depuis plus de vingt ans. C’étaient mes grands-parents.
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Les seuls d’entre nous qui ne ratent pas leur vie sont ceux qui n’avaient aucune ambition de la réussir. « Heureux les pauvres en esprit », pourrait-on dire.
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J’ai un sentiment de plus en plus aigu du temps écoulé. Mais peut-être n’est-il pas plus aigu que chez les autres ? Comme j’ignore ce qu’ils ressentent et que personne jamais n’en parle, c’est un peu comme si j’étais seul à éprouver ce sentiment-là. Curieux paradoxe que ce soit l’expérience la plus partagée, l’expérience du Temps inhérente à notre condition de mortels, qui engendre la conscience de la plus grande singularité.
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J’ai fabriqué aujourd’hui une petite vitrine afin de protéger de la poussière une maquette de bateau. En limant les cornières de laiton, en nettoyant les plaques de verre, je me suis coupé sans m’en rendre compte un peu partout ; j’ai les mains tout écorchées, ce genre de petites coupures que l’on se fait avec le verre et qui n’arrêtent pas de saigner. Je me suis mis des pansements adhésifs ; j’en ai au moins cinq ou six.
Le travail manuel, cela ne fait aucun doute, nous esquinte les mains. Et le travail intellectuel, ai-je pensé, ne nous esquinterait-il pas aussi un peu la tête ?
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Questions.
L’une des plus grandes difficultés que nous rencontrons lorsqu’il s’agit de gérer notre vie, consiste à distinguer les questions qu’il convient de se poser de celles qu’il est préférable d’ignorer.
Il y a en effet les questions importantes et il y a les questions dangereuses (qui peuvent malheureusement parfois être les mêmes). Les questions dangereuses sont souvent les questions les plus simples ; elles n’ont rien à voir avec les questions difficiles, celles que se posent mutuellement les intervenants d’un colloque sur la philosophie de Heidegger, par exemple ; difficiles mais tout compte fait anodines : elles ne tirent pas à conséquence et vous pouvez participer au vin d’honneur de clôture en toute quiétude, continuant à en débattre sans que cela gâche en quoi que ce soit votre plaisir. Il n’en va pas de même des questions réellement dangereuses, telle celle-ci, en apparence pourtant si naïve : “pourquoi ?”
Si je me demande pourquoi rédiger cette note cela risque de m’entraîner fort loin, de m’amener à tout à coup la biffer, la déchirer, à cesser à tout jamais de prendre des notes peut-être, à renoncer à tout cela – l’écriture, la lecture, la littérature –, à renoncer au bout du compte presque à tout.
Il faudrait savoir se limiter aux questions importantes, c’est-à-dire les plus productives – productives de sens, je veux dire, ou bien même de “divertissement”, celles qui nous détourneront du “pourquoi”.
Ce sont des questions simples, elles aussi ; en premier lieu la question du “comment”. Comment exprimer cette idée, par exemple, comment mettre tel mot ou tel autre en valeur ? Ce sont des questions pragmatiques finalement, qui ne posent que des problèmes que nous pouvons résoudre. Ce sont elles qui permettraient de changer réellement quelque chose à notre vie, de l’orienter différemment. Cela va tout de suite beaucoup mieux si l’on accepte de s’en tenir à ces questions-là.
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Comment peut-on rester le même en étant déjà devenu plusieurs fois un autre, complètement différent de soi-même ? (Proust n’a cessé de revenir sur cette contradiction obsédante, écrivant dans Le temps retrouvé : “(…) je comprenais que mourir n’était pas quelque chose de nouveau mais qu’au contraire, depuis mon enfance, j’étais déjà mort bien des fois.”)2
C’est pourtant bien toujours moi (et je suis le seul à pouvoir le faire) qui me souviens des différents autres que j’ai été, car nous sommes à la fois le même et l’autre, nos autres…
Et si ce n’était que cela la formule fameuse de Rimbaud, qu’il a utilisée à deux reprises dans sa correspondance : “je est un autre…” ?
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Dialectique.
Ce n’est pas dans l’instant présent qu’il faut s’attendre à trouver l’essentiel de la vie ; “la vraie vie est ailleurs”; elle réside dans la représentation : dans l’imaginaire, la mémoire et le rêve, le mythe ou le symbolique, l’Art. Il ne convient pas pour autant de rejeter le présent, l’immédiateté de l’expérience. Se souvenir, rêver, imaginer impliquent d’avoir préalablement vécu. Vivre dans la réalité des choses, au premier degré en quelque sorte, demeure indispensable. Même si l’essentiel, comme dans le bain où se révèle l’épreuve photographique, n’apparaît que par la médiation d’une représentation, encore faut-il fournir à celle-ci les aliments nécessaires.
Nous devons accepter de vivre, finalement, comme tout un chacun, accepter de revenir à l’immédiateté d’une vie toute simple. Mais nous n’y reviendrons qu’après ce détour réflexif par la représentation qui nous en aura fait comprendre la nécessité.
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Quelle fondamentale intuition chez Pascal que d’avoir distingué ces trois strates de la connaissance : celle du peuple, celle des demi habiles, celle des habiles ; la troisième rejoignant dans ses effets la première !
Ainsi, en apparence, les “habiles” ne vivront pas différemment du “peuple”… Il s’agit non pas d’être comme tout le monde, mais de faire comme tout le monde.
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Chacun d’entre nous a besoin de ne pas se croire le dernier des hommes.
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Il avait toujours attendu quelque chose sans exactement savoir quoi. Et cela lui avait rongé les plus beaux moments de sa vie. Quelque chose qui aurait conféré à ces moments-là leur parfaite plénitude, un sens peut-être ; quelque chose dont le manque, chaque jour, laissait une frustration, un vide qui l’avait empêché de jouir en toute innocence de chaque instant heureux, où que ce soit, quand bien même tous ses désirs eussent-ils été satisfaits. Toujours il attendait “autre chose”, qui allait venir, devait venir et n’était jamais venu, autre chose qu’il sentait avoir là, à portée de sa main ; il était incapable de savoir quoi. S’il avait su définir cela, l’exprimer avec plus de précision, rien n’eût été plus facile que de l’atteindre (lorsqu’on sait ce qu’on veut, généralement on l’obtient, du moins peut-on se battre pour l’obtenir), l’atteindre et connaître simplement le bonheur, ce bonheur en marge duquel il se rendait compte à présent qu’il s’était toujours tenu, par sa faute, du fait de cette insatisfaction chronique.
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Ceux que nous appelons nos “connaissances”, voire nos amis, ne connaissent jamais qu’une partie de nous-mêmes, celle qui alimente les conversations - de plus en plus répétitives d’ailleurs - que nous pouvons avoir avec chacun d’eux. J.-F. sait que j’ai pratiqué la planche à voile, son plus dévorant loisir, et nous en parlons. D.V., bon pianiste, sait, lui, que j’ai fait du piano moi aussi et à chacune de nos rencontres nous ne parlons que piano. L’image et le cinéma m’intéressent et j’en parle avec M. qui fut longtemps persuadé que nous partagions entièrement cette passion. Avec d’autres nous parlerons de littérature, d’histoire de l’Art mais très peu savent que ma préoccupation essentielle est d’écrire – la partie la plus cachée de moi-même.
Nous vivons donc seuls, finalement, et morcelés, sans pleinement nous réaliser dans le commerce d’aucun de nos amis, aussi agréables et chaleureuses que puissent paraître nos rencontres, car aucun n’est en mesure de véritablement nous “comprendre”, c’est-à-dire de nous appréhender dans notre totalité.
Seul l’être que nous aimons détient de nous cette image presque globale. À ses yeux, nous existons dans notre plénitude, non plus divisés et comme frustrés d’une partie de nous-mêmes. Cet être-là nous est cher parce qu’il n’y a qu’auprès de lui que nous avons le sentiment d’être entiers, dans notre complexité, nos limitations, nos angoisses, ces angoisses que nos amis les plus intimes sont à peine en mesure de soupçonner. Qui nous connaîtrait s’il n’y avait l’amour ? Perdre cet être aimé serait redevenir un inconnu au sein de l’immensité du monde, devoir vivre à nouveau dans la solitude de l’incognito. Car c’est vraiment être seul qu’être le seul à se connaître.
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Tant d’expérience accumulée, de connaissances, d’émotions, font qu’à un certain moment de notre vie nous pouvons, comme l’a si bien montré Proust, faire d’aussi précieuses découvertes dans une réclame pour un savon que dans Les Pensées de Pascal.
J’ai parfois l’impression d’être parvenu à ce moment-là où tant de sédiments me submergent, m’étouffent, qu’il faut d’une manière ou d’une autre que je m’en débarrasse, que cela s’évacue quelque part, que le niveau baisse. J’essaie alors d’écrire. Une fois un texte terminé, toute une partie de ce matériau a été triée, mise en place, ordonnée ; j’en ai désormais la maîtrise ; je peux à nouveau librement respirer. L’écriture : catharsis, purgation non plus seulement des passions mais de la mémoire…
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Eurydice.
Que représente exactement le mythe d’Eurydice ? Certainement pas, comme on le croit le plus souvent, le triomphe de l’amour sur la mort puisque c’est précisément l’impatience du désir qui fait définitivement perdre à Orphée celle qu’il aime. Il relèverait plutôt d’une interprétation beaucoup plus générale où Eurydice deviendrait une sorte de métaphore de la vie et nous dirait : « La vie, il ne faut pas tenter de l’arracher aux sombres séjours du passé, ne pas céder à la fascination du regard en arrière, mais marcher droit devant sans se retourner. C’est à ce prix-là seulement qu’il nous reste quelque chance de la préserver, sous la forme de cette ombre qui nous suit mais dont la contemplation nous demeure interdite à jamais parce que nous sommes mortels. »
Ce que nous avons perdu, parce que c’est l’essence même de notre condition que de mourir à chaque instant, nous ne pourrons le retrouver qu’en acceptant de ne pas le chercher. Le mythe d’Eurydice met ainsi en jeu l’opposition de la mémoire involontaire et de la tentation du souvenir, nous met en face du douloureux dilemme de la complaisance nostalgique et des nécessités immédiates de la vie.
Celui qui veut réussir doit toujours aller de l’avant et non pas se retourner sans cesse, tel Orphée, pour mesurer le chemin parcouru et contempler les ombres qui nous sont chères.
Mais par ailleurs Orphée est aussi le héros des poètes…
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Les choses, finalement, ressemblent exactement à ce qu’on nous en avait dit. Lorsque j’écris “les choses”, je veux parler bien sûr des gens et de la façon dont se passe leur vie, la vie. Et cela se passe exactement comme on nous l’avait dit, tel que c’est raconté dans les romans ou dans les films. Le monde est effectivement tel qu’on se le représentait avec les yeux naïfs de l’enfance : il est fait de riches et de pauvres, de gens du commun et d’artistes, d’amours, d’adultères, de jeunes, de vieux, de guerres … Il nous faut seulement un certain temps pour comprendre cela, un certain âge sans doute. Auparavant nous nous imaginions tous être absolument singuliers, exceptionnels. Pas vraiment des êtres d’exception, évidemment, mais des individus particuliers, uniques, avec le sentiment que tous les événements de notre vie se produisaient pour la première fois, n’arrivaient qu’à nous seuls, qui n’imaginaient pas que les générations précédentes aient pu avoir des expériences analogues.
Ce n’est que beaucoup plus tard que nous comprenons que nous sommes finalement comme tout le monde ; notre situation sociale et nos histoires personnelles, nos comportements, nos gestes, ne sont pas fondamentalement différents de ce que nous avons vu ou lu déjà des dizaines ou des centaines de fois – bien qu’à des époques diverses et sous des costumes dissemblables - ; nous comprenons que la vie nous a pris finalement nous aussi, comme les autres, et fait de nous ces êtres perdus (comme nos pères, nos grands-pères, comme tous ceux dont nous parle la littérature) dans une foule anonyme “d’existants”.
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De même que les grands artistes sont toujours les artistes du temps passé, ceux que leur postérité nous a fait reconnaître et qu’elle a en quelque sorte mythifiés, de même vivons-nous toujours en deçà de notre temps, dans la nostalgie de l’époque qui nous a précédés, époque de l’adolescence puis de la jeunesse de nos parents qui recouvre en partie celle de notre prime enfance. Époque qui prend le charme d’un paradis perdu parce que nous ne l’avons pas connue directement mais qu’on nous l’a “racontée”, que nous avons lu des livres ou vu des films s’y déroulant au lieu de l’avoir vécue par nous-mêmes. Époque des grands paquebots transatlantiques aujourd’hui disparus, des colonies que rien n’avait encore ébranlées, époque qui nous donne l’illusion que les repères étaient plus sûrs et le monde plus serein que le nôtre.
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« Pourquoi faut-il toujours que les bons films soient programmés si tard à la télévision ?
— Pour que les gens ne puissent pas les regarder, évidemment !
— Mais alors, pourquoi les programmer ?
— Simplement pour que les gens les enregistrent sur leurs magnétoscopes…
— Mais si on les diffusait plus tôt, il n’y aurait plus besoin de les enregistrer !
— Justement ! À ce moment-là on ne vendrait plus de magnétoscopes, tiens ! »
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Certains lieux, parce qu’ils nous sont trop familiers, se trouvent dotés d’une profondeur temporelle indissociable de leur réalité spatiale. Tels ces double-décimètre de plexiglas, à l’école, que nous frottions autrefois sur nos blouses, dans la saignée du coude, pour leur faire attirer des fragments de papier, ils sont tellement chargés de l’électricité statique de la mémoire que tout notre passé vient s’y agglutiner malgré nous. Ce sont des lieux hantés. Je ne peux plus me promener à l’Île-Tudy, par exemple, sans voir se relever à chaque pas les cadavres de ma jeunesse, à tel point que je ne m’y promène plus qu’en moi-même.
Arrive un moment où l’on souhaiterait ne plus fréquenter que des lieux vierges, qui ne conserveraient aucune trace de nous-mêmes, des lieux où l’on pourrait marcher délibérément de l’avant, délivrés enfin de cet engluement dans les sables mouvants d’autrefois. C’est pourquoi les voyages nous apportent une telle bouffée de liberté (ne dit-on pas qu’ils nous font “changer d’air” ?) : ce n’est pas tant découvrir des endroits inconnus qui importe (l’exotisme ou le dépaysement) que le fait de traverser des paysages ou des villes qui ne nous sont rien et restent dénués pour nous de toute dimension temporelle (même s’ils comportent une dimension historique, mais cela ne compte pas, nous demeure extérieur), des paysages ou des villes qui restent de “purs espaces”, pour tout dire.
Que l’espace ne soit que de l’espace, voilà tout ce qu’on pourrait souhaiter. Mais il suffit de séjourner tant soit peu quelque part pour que déjà s’y accrochent aux buissons des lambeaux de nous-mêmes, notre chair, notre sang… C’est miracle que nous ne soyons pas exsangues. Mais non ; nous survivons malgré tout, douloureusement.
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Je me suis longtemps demandé si les journées étaient assez longues. Puis, à force de tenter de les imaginer différentes, j’ai enfin compris qu’elles l’étaient.
Il en est de même, sans doute, en ce qui concerne la durée de la vie. Serait-elle deux fois, dix fois, cent fois plus longue que cela reviendrait au même (Cicéron en propose une remarquable démonstration dans son Cato Maior).
Il n’y a que la jeunesse pour aspirer naïvement à l’immortalité.
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Sa vie, s’il ne veut pas qu’elle soit vide, chacun doit s’efforcer de la remplir.
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Ce matin, tout à coup, il m’est apparu évident que la meilleure approche que l’on puisse avoir de la vie tenait à cette image banale du récipient, du contenant et du contenu, que suggère l’expression “une vie bien remplie”.
Sans doute disposons-nous chacun d’une vie à la capacité plus ou moins importante ; de sorte qu’une petite vie, au contenu relativement pauvre, peut finalement n’être pas moins “bien remplie” que ces vies qu’on nous a donné l’habitude de considérer comme riches parce qu’en effet elles contenaient de nombreuses aventures, des expériences et des péripéties très diverses, de remarquables œuvres.
Mais ce qui compte en réalité dans une vie ce n’est pas tant l’abondance ou la variété, le caractère exceptionnel de son contenu qui font notre admiration et notre envie, que le fait simplement qu’elle soit “pleine”. Et, de ce point de vue là, pourquoi un petit verre d’eau ne serait-il pas aussi plein qu’une grande citerne ?
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Nous commençons à devenir vieux lorsque nous nous prenons à constater – dans la rue ou au cinéma, par exemple – que la plupart des gens qui nous entourent sont plus jeunes. Ils ont vingt ans, trente ans. Mais nos vingt ans à nous sont finis ; nos trente ans, nos quarante et nos cinquante ans aussi…
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Cet étrange sérieux, parfois, des jeunes gens : au Café, place de l’Édit de Nantes entre midi et deux, des lycéens – deux garçons et une fille – jouent aux cartes en buvant un sweppes après avoir déjeûné chacun d’un croque-monsieur. Ils se donnent des comportements, des attitudes et des gestes de petits hommes et de petite femme adultes. Leur sérieux semble tellement voulu, affiché comme s’ils étaient en représentation, qu’ils paraissent du coup plus sérieux que ne le sont les adultes qui, eux, n’ont plus besoin de rien affirmer, plus besoin d’introduire ainsi de façon volontariste le sérieux dans leur vie, car c’est leur vie elle-même qui, un beau jour, est soudain devenue sérieuse…
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Ce n’est pas tant, pour son auteur, la reconnaissance unanime de la “grandeur” de son œuvre qui réellement compte que le simple fait de l’avoir réalisée. La recherche du temps perdu se fût-elle limitée à une médiocre biographie romancée que la vie de Proust n’en eût pas été fondamentalement différente. L’avoir écrite, c’est cela sans doute qui importait, qui, à un moment donné de sa vie, lui avait conféré tout son sens, le seul peut-être qu’il avait besoin d’y trouver ; c’était là pour lui l’essentiel.
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Arrive un moment, pour l’artiste, où il devient nécessaire de sacrifier sa vie à son œuvre. Et cela n’a rien de déraisonnable, de douloureux ou tragique – loin de nous la figure romantique de l’artiste martyre – car c’est simplement le moment où sa vie, de toute façon, n’avait plus d’autre sens que la réalisation de son œuvre.
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En période de vives eaux, lorsque le reflux découvre les fonds, on est toujours étonné de les trouver si plats, banals et décevants ; ce ne sont que du sable gris et des roches, plaquées de sombres couches d’algues ternes ayant perdu toute vie. Et l’on voit des pêcheurs à pied, simplement chaussés de cuissardes ou de bottes, chercher prosaïquement leur bonheur là où, à marée haute, ondoyaient mystérieusement de longues laminaires, à l’endroit même où depuis la surface, à la nage, nous avions cru discerner d’insondables abysses.
Il en est ainsi de la vie, se dit-on : profonde et fascinante au temps de notre jeunesse, lorsque nous ne la percevions encore qu’en surface, et qui nous découvre sa platitude à mesure que les eaux se retirent…
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Un jour vous vous apercevez que la plupart des gens, qui autrefois étaient plus âgés, sont maintenant plus jeunes que vous. C’est ce jour-là que vous commencez à vieillir. Il n’y a pas si longtemps les parents de mes élèves avaient l’âge de mes propres parents. Ils ont l’âge de mes enfants aujourd’hui ; j’ai vingt ans de plus qu’eux et m’étonne qu’ils puissent être si jeunes.
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Peut-être tout compte fait n’est-ce que cela la vie : s’apercevoir un jour que l’on va la finir alors qu’on s’imaginait l’avoir à peine commencée ?
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Tout ce que nous considérons comme propre, ne l’est en réalité que par un défaut de notre vue. J’ai eu recours récemment, tout à fait par hasard, à une loupe d’horloger que je tiens de mon grand-père : il me fallait déchiffrer la référence de la minuscule pile au lithium de ma montre afin de la remplacer. J’ai eu la curiosité d’examiner ensuite, de la même façon, l’extrémité de mon index… Quelle surprise ! Ma peau, que je croyais encore lisse, révélait sa nature de vieux cuir crevassé ; l’ongle, grossièrement strié tel une corne animale, présentait une crasse que je n’aurais jamais soupçonnée, moi qui prendrais plutôt soin de mes mains.
Heureusement que notre œil n’a pas été doté d’un tel pouvoir de grossissement, ai-je pensé ; que ne verrions-nous ! Non seulement sur nos objets familiers, tous plus ou moins sales ou abîmés, mais aussi dans le comportement de notre entourage le plus proche.
Nous ne voyons que ce que nous devons voir, ce que nous avons besoin de voir pour que le monde reste vivable ; et c’est bien. La puissance, en dioptries, de notre vision, de la perception que nous avons des êtres et des choses, correspond exactement à ce qu’il est nécessaire que nous en voyions.
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Heureusement qu’il y a la vieillesse, nous n’accepterions jamais sinon de mourir…
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Il n’y a qu’un seul véritable mystère, en ce monde, digne de nourrir notre méditation. Et, bien qu’il soit susceptible de multiples formulations, c’est celle-ci, je ne sais pourquoi, qui me vient aujourd’hui à l’esprit : comment se fait-il que ces jeunes filles, que nous avons autrefois connues dans toute leur fraîcheur, puissent un jour devenir de vieilles femmes ? De vieilles femmes semblables à celles que nous considérions comme vieilles (silhouettes cassées, cheveux raréfiés et ternis, ravage des rides sur les visages) non seulement du temps de notre jeunesse mais même encore dans notre maturité ? Que s’est-il donc passé là, qui n’a pourtant jamais cessé de se passer depuis la nuit des temps mais que nous n’avions jamais pris en compte ? Ce qui s’est passé là, sans doute faut-il l’avoir soi-même vécu pour en prendre vraiment conscience. La jeunesse, dans son ingénuité, ne voit que des catégories distinctes, stables et rassurantes – les enfants, les jeunes, les vieux, les adultes – là où l’âge peu à peu nous permet de sentir leur glissement perpétuel et de comprendre que les vieux ne sont jamais que d’anciens jeunes.
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Très longtemps j’ai été angoissé à l’idée que je ne savais pas quoi faire de ma vie, que j’étais probablement en train de la gâcher. J’ai compris récemment qu’il n’était peut-être pas nécessaire d’en faire quelque chose. Quel impératif, quel contrat – et passé avec qui – nous mettrait dans cette obligation ? Comme s’il fallait rendre compte… J’ai compris que c’était cela seulement qui faisait en réalité que nous la gâchions : cette obsédante idée que nous étions en train de le faire.
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J’avais un ongle cassé. L’ongle de l’index de la main droite. Que l’on bricole ou que l’on jardine – à condition d’être droitier, bien sûr -, que l’on récure une marmite ou que l’on refasse un lit, c’est l’ongle le plus exposé ; il est rare qu’on ne l’abîme pas. Il n’était pas vraiment cassé, d’ailleurs, mais quoi que je fasse pour l’entretenir (le couper soigneusement avec la pince à ongles, le limer) l’extrémité en restait comme feuilletée et une sorte de peau épaisse, irrégulière, se développait par-dessous si bien qu’il devenait malaisé à curer. Il était ainsi depuis des années.
Puis aujourd’hui après ma douche, comme il accrochait dans mon pull, j’ai décidé une nouvelle fois de le limer, à l’aide d’une de ces petites limes en carton qui s’usent si rapidement. Ô surprise ! Il était redevenu presque normal, la peau indésirable s’était enfin résorbée et il ne se desquamait plus en couches successives comme avant.
Combien de soins ne sont-ils pas nécessaires, combien d’années, pour qu’une partie aussi infime de nous-mêmes devienne enfin ce que nous avons souhaité…
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Plus je vieillis, plus il me paraît difficile de garder l’équilibre ; cet équilibre entre présent et passé qui serait l’apanage de l’âge mûr, âge auquel l’expérience que nous avons derrière nous conforte les projets que nous avons devant et constitue un tremplin pour l’avenir. Le présent, alors, est fait de cet équilibre, nous y glissons avec l’aisance du surfeur sur la crête de la vague, à la fois poussés et emportés. Mais le passé acquiert peu à peu un tel poids, une telle masse, que sans cesse nous voici roulés en arrière, chahutés, submergés par la déferlante du souvenir ; il nous arrive de plus en plus rarement de parvenir à remonter sur la planche.
Ce serait cela, la vieillesse, la noyade aigre-douce dans les eaux de son propre passé… Fatigués de lutter pour surfer de nouveau vers l’avant, il arrive un moment où l’on démissionne, on se laisse aller, trop heureux de pouvoir encore surnager.
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Ce qui parfois nous donne ce sentiment si aigu de vieillir, c’est que nous ne marchons pas tous dans la vie du même pas : certains même se sont déjà définitivement arrêtés – ils sont morts – et la distance qu’il y avait entre eux et nous, immuable tant qu’ils étaient vivants, commence tout à coup à se réduire, nous prenons conscience que nous les rattrapons. Mon père a dépassé depuis longtemps l’âge de son propre père. Un jour peut-être serai-je plus âgé que mes grands-parents, le petit garçon d’autrefois sera plus vieux que son grand-père…
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Arrive un jour où vous pouvez regarder en arrière et vous dire : « Eh bien voilà, c’est cela ma vie… » Quel que soit votre âge, c’est à ce moment-là que vous entrez dans la vieillesse. Vous y entrez un peu comme on entrait autrefois dans les ordres, car c’est une sorte de monastère qui alors vous ouvre ses portes ; vous y trouvez le calme et la sérénité, le repos, à l’écart de tous les projets et vicissitudes d’un siècle qui ne vous concerne plus qu’en tant que spectateur apaisé, au regard lointain déjà. Ce que vous contemplez désormais – votre vie – est devenu votre bien le plus précieux, celui dont rien ne pourrait vous priver (hormis, bien sûr, l’horreur de ces dégénérescences de la mémoire dont vous ne serez peut-être pas exempt) et qui vous procurera toujours, quels que soient la situation et l’adversité, le plus sûr des refuges et le plus délicat.
N’est-ce pas ainsi que les monastères, jadis, nous mettaient à l’abri de tous les troubles du monde ? À présent nous ne ferons plus que déambuler dans l’intimité de ce cloître, discrètement attentif à l’immobilité silencieuse de ses buis, de ses fleurs, au chant de sa fontaine. Et cela suffira pour occuper le reste de nos jours.
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Notre temps ne serait pas si précieux s’il n’était éphémère…
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La plus haute fonction de l’Art est d’embaumer le Temps.
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Ce que nous apporte la vie, qui en constitue peut-être la spécificité, c’est la confrontation de nos idées reçues, des mythes personnels issus de notre histoire et de notre culture, avec l’expérience qu’elle nous offre de leur réalité.
Julien Sorel, par exemple, passant de la scierie paternelle à la maison bourgeoise de Monsieur de Rénal, perdra ses illusions sur les notables de province ; et au séminaire de Besançon, auquel il avait tant aspiré, qui l’avait tant fait rêver, celles qu’il s’était forgées sur les prêtres. Puis, l’image idéalisée qu’il avait conçue de l’aristocratie parisienne, cette société qu’il plaçait tellement au-dessus de la noblesse de province, ne résistera guère à quelques mois de séjour dans la familiarité de l’hôtel de La Mole.
Proust nous propose une analyse définitive de ce phénomène à propos du “milieu” des Swann ou du cercle fermé de l’hôtel de Guermantes, ou encore en ce qui concerne le fascinant vitrail de Geneviève de Brabant dans l’église de Combray : tout ce que nous percevons de l’extérieur comme inaccessible et doté d’une aura exceptionnelle, la vie se chargera, lorsque nous l’aurons approché de l’intérieur, de le ramener à des proportions ordinaires et banales, voire mesquines.
Vivre ne serait donc en fait que cela, qu’un lent processus de désenchantement : passer de l’extérieur à l’intérieur des choses dans un long mouvement de spirale centripète.
Finalement nous nous répartissons tous entre deux grands types de comportements : ceux qui, à l’instar de Julien, vont cyniquement s’adapter aux principes des différents cercles qu’ils pénètrent — on pourrait les dire réalistes ; et ceux pour qui, tel le pauvre Don Quichotte, les moulins à vent demeureront à jamais les mythiques chevaliers de leur imaginaire — ce seront les idéalistes. Nous relevons tous plus ou moins de l’une ou de l’autre de ces catégories : cyniques ou rêveurs, je ne vois guère de troisième terme à cette alternative.
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Lorsque la tentation me vient de penser – car c’est bien d’une tentation qu’il s’agit, et à bien des égards sans doute complaisante – que j’ai raté ma vie, je me dis aussitôt, la comparant à d’autres, que toutes les vies sont ratées, ou bien réussies ce qui revient au même et du coup n’a pas de sens. “Réussies” parce que nous les avons menées jusqu’au bout, “parfaites” en quelque sorte ; “ratées” parce qu’elles nous conduiront toutes au même terme, dont aucune, aussi riche et glorieuse qu’elle paraisse, ne parviendra à nous dispenser : évidemment à la mort.
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J’ai été abandonné par mon père et ma mère. Ils ont pourtant résisté ; se sont longtemps battus ; longtemps ils ont tenu le coup ; mais ils n’en pouvaient plus ; ils ont fini par lâcher pied : ils sont morts. Et je me suis retrouvé seul à continuer la lutte, pour rester parmi les vivants, encore un peu…
Un jour, bientôt peut-être, je pourrai écrire cela.
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N’est-ce pas souvent ce qui subsiste en elle de la petite fille qui nous séduit chez une femme (de courtes nattes ou la frange, des couettes, une jupe d’été légère battant au rythme de la marche…) ? Et ce qui nous charme chez certaines fillettes, n’est-ce pas d’y deviner déjà la femme, la femme en réduction…
Pourrait-on concevoir de cercle plus vicieux ?
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Je crois que ce n’est pas seulement le corps, comme on le pense souvent, mais surtout le regard qui vieillit lorsque nous prenons de l’âge. Bien sûr je ne parle pas ici de la vue ; dans la mesure du possible les lunettes y pourvoient. Non : le regard ; cette façon très particulière maintenant dont nous percevons les êtres et les choses. Du haut de la fenêtre de ma chambre, à l’Île-Tudy, je surplombe dans le jardin voisin cette fillette aux longs cheveux noirs qui vient de refermer le portail et je me dis soudain que c’est avec les yeux de Monet vieillissant que je perçois désormais les enfants, des enfants qui me semblent appartenir à un autre siècle comme ceux qu’ont fixés les tableaux du peintre.
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La seule chose qui change vraiment, tout au long d’une vie, c’est que nous comprenons peu à peu que le monde, fondamentalement, ne change pas : ni au fil des années, ni de génération en génération, pas même au cours des siècles…
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Nous passons notre temps à projeter dans le futur notre vie sans nous rendre compte que nous sommes en train de la vivre, cette vie. Ce que, plus tard, nous considérerons avec nostalgie comme ayant été notre vie, c’est justement ce que nous sommes en train de vivre et que nous négligeons.
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Les écrivains ne sont que des charognards… quand ce n’est pas de leur propre chair…
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Il n’y a dans le fond que deux sortes d’hommes : ceux qui, tournés vers l’avenir, vivent entièrement occupés de projets qui, selon les circonstances et en fonction du tempérament de chacun, les réjouissent ou les angoissent mais en tout cas constituent le sel de leur existence ; et ceux qui, tournés vers le passé, ne savourent leur vie qu’après coup si l’on peut dire, dans le tourment délicieux de la nostalgie.
Il y aurait bien une troisième catégorie : ceux qui vivent uniquement dans l’instant et savent profiter de toutes les offrandes du présent ; il n’est guère nécessaire de parler de ceux-là, car ceux-là sont heureux, tout simplement, et les gens heureux n’ont pas d’histoire, ne “font pas d’histoires” de leur vie. Qu’ils soient dans la joie ou dans le drame, ils demeurent confinés dans l’immédiateté, étrangers par conséquent au langage, à l’ordre du symbolique et de la représentation. Non pas, bien entendu, qu’ils ignorent le langage – ils l’utilisent comme vous et moi – mais ils n’ont pas recours à sa capacité de figurer ce qui n’est pas (ce qui n’est pas encore : les “châteaux en Espagne” pourrait-on dire) ou ce qui n’est plus (le temps perdu et le “vert paradis des amours enfantines”).
On pourrait croire plus favorisés ceux qui se tournent vers l’avenir (leur vie paraît plus riche, plus palpitante, tout s’ouvre encore à chaque instant devant eux) et plus à plaindre ceux qui ne voient que le passé (ils ne marchent qu’à reculons, tels les fameuses écrevisses de la mémoire chez Apollinaire).
Ce serait plutôt l’inverse, à mon avis : la perspective de ceux qui regardent vers l’avenir ne fera nécessairement que se réduire, s’amenuiser, leurs possibilités se rétrécissant à la mesure de leurs capacités intellectuelles et physiques, du temps qu’il leur reste imparti ; ils vont vers le bout du chemin, vers le mur contre lequel ils iront fatalement buter. L’avenir, on ne peut qu’en avoir de moins en moins.
Ceux qui regardent vers le passé, au contraire, voient le champ qui s’offre à leurs yeux s’étendre de jour en jour, s’enrichir, gagner en profondeur. Le passé, on en a toujours davantage. C’est ceux-là que, paradoxalement, a favorisés le destin, quel que soit le prix dont ils ont à payer ce privilège. C’est d’eux que je me sens le plus proche et j’ai l’impression d’avoir de moins en moins à m’en plaindre.
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Pendant très longtemps j’ai été persuadé que nous pouvions nous appuyer les uns sur les autres – les parents, la famille, les amis – pour nous accompagner dans la vie et nous y conforter, tâcher d’y trouver quelque sens.
Puis j’ai compris que nous ne pouvions compter que sur nous-mêmes, que nous étions seuls, chacun, à nous faire quelquefois des signes de reconnaissance sur des chemins parallèles qui jamais ne se rencontreront vraiment.
Aujourd’hui je découvre que nous ne sommes même pas d’un grand secours à nous-mêmes et qu’il n’y a rien à attendre, pas beaucoup plus de soi que des autres. Il ne nous reste donc plus qu’à continuer d’avancer, sans espoir et sans illusions, jusqu’au bout. Notre unique consolation sera d’avoir appris que nous sommes tous ainsi – tous semblables, tous frères – à cheminer en solitaires sur les routes qui nous sont propres. Je nous vois tous ainsi, pèlerins errants sur cette plaine immense et désolée, à la recherche d’un sanctuaire que nul ne se résout à nommer.
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Autant en emporte le vent.
On se représente toujours le vent, surtout s’il se déchaîne en rafales, comme une force qui souffle, nous pousse par ses impétueux coups de boutoirs, alors qu’il résulte en réalité d’un phénomène d’aspiration. Le vent n’est en effet que le résultat d’une dépression, quelque part, qui aspire les masses d’air d’une zone de plus haute pression selon une sorte de principe des vases communicants qui tendrait à rétablir l’équilibre. Néanmoins nous le percevons comme un souffle, doté même d’une espèce d’intentionnalité fougueuse, de furieuse volonté, ce qui explique qu’on en ait fait un dieu dans la plupart des mythologies, un dieu entouré d’une multitude de divinités secondaires qui rendent compte de la forme particulière de chaque vent local : Eole et tous ses avatars. D’un phénomène passif par nature nous avons fait une force active et personnalisée.
C’est par une semblable aberration de point de vue que nous concevons notre vie comme une accumulation d’instants, d’heures, de jours, d’années qui nous pousseraient inexorablement en avant. Peut-être conviendrait-il mieux d’envisager la vie elle aussi plutôt comme une sorte d’aspiration ; l’aspiration continue par cette formidable dépression que serait la Mort, le Néant. Du coup, il faudrait la mesurer à rebours, non plus par le compte de toutes les années passées (qui nous poussent) mais par le décompte de celles qu’il nous reste à vivre (qui nous aspirent…). La mesurer ainsi impliquerait évidemment que l’on connût l’heure exacte de sa fin — ce que personne ne souhaite —, c’est-à-dire que, sa vie, chacun puisse l’appréhender comme un destin. Cette inversion de la perspective n’est concevable que pour les morts et constitue tout l’intérêt des biographies. Lorsqu’on lit une biographie de Balzac, par exemple, au lieu de considérer qu’il avait cinquante ans lorsqu’il a épousé Madame Hanska, il faudrait se dire : « Tiens, lorsqu’il a épousé Madame Hanska il n’avait plus que cinq mois à vivre… » C’est cela qui confère une telle profondeur à la lecture de toute biographie, qui peut la rendre aussi passionnante (comme est passionnante la tragédie parce que tout y est définitivement scellé) : chaque moment de la vie d’un homme n’y est pas seulement situé par rapport à la date de sa naissance (comme pour tout un chacun) mais aussi par rapport à celle de sa fin.
Indépendamment de ses péripéties particulières et de l’intérêt anecdotique qu’elles peuvent susciter, c’est l’image de notre propre vie lorsqu’elle sera révolue que nous propose toute biographie, nous rappelant que, contrairement à l’illusion commune, le vent ne souffle pas mais aspire…
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C’est un paradoxe et l’énoncer a quelque chose de scandaleux, presque d’immoral : il est beaucoup plus facile d’écrire lorsqu’on se trouve dans les conditions les plus défavorables – la pauvreté, la solitude, l’incompréhension ou le désespoir, voire la maladie.
Celui qui écrit dans les meilleures conditions possibles – matérielles, affectives, psychologiques – celui-là doit chaque fois faire le sacrifice d’un monde où il est heureux (du moins où il pourrait l’être et trouver le bonheur) pour affronter de nouveau celui qu’il s’efforce de créer, un univers qui pèse bien peu au regard de celui qu’il vient de quitter, un univers de doute et de remise en cause de soi, un univers qu’il doit sans cesse tenir à bouts de bras alors que l’autre s’offre immédiatement à lui dans toute sa plénitude.
Si vous êtes dans le malheur, vous n’avez rien à perdre, le monde de votre œuvre vous accueille comme un refuge contre toutes les adversités, c’est là votre vraie vie et s’y replonger n’apporte que soulagement.
Serait-il scandaleux de prétendre qu’ils ont finalement bien de la chance, ces fameux “écrivains maudits” ?
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De l’écrivain et du cinéaste (1).
Il y a beaucoup d’analogies entre le travail de l’écrivain et celui du cinéaste : tous deux s’efforcent de traiter la réalité avec les moyens d’expression qui leur sont propres. Mais il y a aussi une différence fondamentale.
L’écrivain plie la réalité qu’il évoque à la forme d’expression qui est la sienne ; il la reconstruit de bout en bout par la médiation du langage verbal, un langage qui se développe dans le temps et constitue déjà lui-même un code ; de sorte qu’il n’y a pas d’écrivain absolument réaliste.
Le cinéaste, lui, doit soumettre sa forme, le projet qu’il a imaginé, aux contraintes du réel auquel — parce que sa forme d’expression repose sur un simple enregistrement — il ne peut qu’emprunter des pans entiers, déjà tout faits, préfabriqués pour ainsi dire quand bien même il en aurait choisi tous les éléments.
Il y a nécessairement tout dans une scène de cinéma — le moindre détail du décor, du mobilier ou du vêtement des protagonistes, telle qualité bien définie de la lumière —; tout ce que le micro et la caméra ont enregistré.
Dans une scène littéraire il n’y a presque rien (que savons-nous de la pièce où se situe l’action, de la couleur des portes, du dessin du tapis — savons-nous même s’il y a un tapis ? — des chaussures du héros ?). Dans une scène littéraire il n’y a que l’essentiel, ce que l’auteur a jugé essentiel, du moins ce qu’il en a pu dire.
Du cinéaste, condamné à tout montrer de la réalité, ou de l’écrivain réduit à n’en fournir que des signes, qui a la meilleure part ? Faux problème, sans doute, puisqu’il s’agit de deux formes d’expression spécifiquement différentes… Pourtant l’un et l’autre ne s’efforcent-ils pas à faire la même chose : raconter des histoires, évoquer des impressions ou des sentiments, traiter certaines situations, donner finalement, du monde dans lequel nous vivons, une représentation ?
Il est séduisant de rêver à une forme d’art (serait-ce un roman ou un film ?) qui concilierait ces caractéristiques opposées de la littérature et du cinéma. Marguerite Duras, peut-être, a tenté cette approche dans India Song, ou Resnais dans L’année dernière à Marienbad, qui ne sont pas tout à fait des films mais plutôt des romans avec des images en mouvement et des sons.
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De l’écrivain et du cinéaste (2) : le sèche-cheveux.
Lorsqu’elle prétend évoquer le monde, la littérature doit trouver les mots justes ; non pas justes objectivement, du seul point de vue de la description, mais ceux qui feront aussi appel à une expérience préalable du lecteur. La littérature ne peut fonctionner sans ce recours à l’expérience du lecteur, sa participation.
Le cinéma, au contraire, peut s’en dispenser. Il fournit tout. Il n’a aucun besoin d’une expérience préalable du spectateur puisqu’il constitue déjà lui-même une expérience sensorielle presque complète, visuelle et auditive.
Par exemple si je veux décrire le bruit caractéristique d’un sèche-cheveux (mon héroïne vient de se faire un shampoing) j’ai le choix entre différents substantifs (pas si nombreux que cela, d’ailleurs) : “ronronnement”, “vrombissement”, voire “brondissement” (encore que ce dernier terme n’évoquera probablement pas grand-chose à l’esprit de la plupart des lecteurs) ; différents substantifs auxquels je pourrai aussi adjoindre quelques qualificatifs tels que “sourd”, “aigu”, “métallique”, “étouffé”, etc. (ici aussi l’éventail restera relativement limité). Je m’efforcerai donc, par une combinaison de ces divers éléments, de rendre compte de l’expérience que j’ai moi-même de ce bruit particulier produit par un sèche-cheveux (le mien, vraisemblablement). À partir de la combinaison que j’aurai choisie, mon lecteur tâchera d’imaginer un bruit, qui n’aura peut-être rien à voir avec celui qui m’a servi de référence ; ce sera sans doute le bruit de son propre sèche-cheveux, de celui de sa femme ou de son amie, de sa mère, qu’importe. Dans la mesure où son expérience semblera correspondre à ce que j’ai écrit, il considérera que j’ai trouvé les mots justes, que j’écris bien. Or je n’aurai bien écrit en réalité que pour lui et pour ceux qui auront de ce bruit une expérience analogue à la sienne.
Ce problème-là au cinéma (je veux dire le problème du sèche-cheveux) ne relève plus du tout du processus difficile et bien aléatoire que je viens d’évoquer. Au cinéma, j’enregistrerai simplement un sèche-cheveux (pas n’importe lequel, en principe, celui que j’aurai choisi ; de même que je choisirai aussi le micro adapté et la procédure de mixage) et c’est celui-là que le spectateur entendra, pas le sien ou celui de sa cousine, le mien. Il n’y a pas de malentendu possible au cinéma, du moins pas à ce niveau-là, le plus élémentaire, puisqu’on entend vraiment ce que le cinéaste a voulu nous faire entendre. Il n’y aura pas d’incertitude non plus quant à la forme, la taille, la couleur du sèche-cheveux en question.
Tout le problème est là en ce qui concerne la différence essentielle du cinéma et de la littérature dans leur traitement de la réalité. Ils présentent bien sûr par ailleurs de nombreuses et surprenantes analogies…
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L’Art et l’Enseignement partagent ce point commun : nous y parlons depuis un lieu et sommes écoutés depuis un autre ; rien ne nous assure qu’il y ait entre eux la moindre interférence… Il y a donc bien un art d’enseigner !
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L’ellipse et l’exhaustivité.
Une grande part de l’art de la narration tient dans le choix de ne pas raconter, c’est-à-dire, à un moment donné, d’interrompre la relation des événements ou des faits, d’une situation ou d’un dialogue pour passer à autre chose. C’est tout le problème de l’ellipse que l’on rencontre dans tous les arts du récit : le cinéma, le théâtre, la littérature romanesque.
La première tentation, pour celui qui écrit, serait de parvenir à un compte-rendu exhaustif d’une situation ou d’un sentiment et de suivre ses personnages dans la durée réelle (ce fut d’une certaine manière la tentative des Nathalie Sarraute — exhaustivité psychologique ou courant de conscience —, des Robbe-Grillet — totale objectivité de la description). Cette facilité rencontre bientôt sa limite, inhérente à la nature même des faits, à la pauvreté relative de l’instrument de la langue face à la richesse inépuisable du monde. Cette tentation n’est que la séduction diabolique du pauvre saint Antoine de littérateur qui s’y abandonnerait, le chemin de sa damnation, un chemin sans fin.
La véritable difficulté, celle qui manifeste la prééminence de l’esprit sur le monde, caractéristique de ce qu’est l’œuvre de l’homme, l’œuvre d’art, consiste à violenter au contraire la durée réelle pour en faire une durée littéraire, faire du monde un autre monde qui soit notre œuvre.
Savoir ne pas — ne plus — raconter, tel serait le summum de l’art de la narration, de même que l’essence du cinéma, dit Godard, consiste à savoir “quand commencer et quand finir un plan”. Quelle que soit la forme d’art tout n’est problème que de découpage.
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Deux écueils majeurs sont à éviter dans le travail d’écriture : en dire trop ou ne pas en dire assez. Il s’agit de trouver un équilibre sur le fil de ce rasoir, entre la sur-signification et l’indigence, entre lourdeur et platitude. Il faut parvenir à progresser sur cette corde raide. Soit vous demeurez trop abscons soit devenez trop explicite. Dans un cas on ne vous comprend pas, dans l’autre vous désamorcez la puissance poétique — la puissance de recréation — qui nourrit le plaisir du lecteur.
Puisque l’exhaustivité est un leurre, il devient nécessaire de choisir, de privilégier certains éléments, certains détails, au détriment de tous les autres. Lorsque Claire-Anne, par exemple, dans L’Absente, cueille de la bruyère le long d’un talus je puis évoquer la qualité du silence dans la campagne environnante, le bruissement des frondaisons dans la brise, le vol, au-delà des cimes, d’un corbeau solitaire, indiquer que l’herbe mouillée de rosée a trempé ses chaussures. Il serait superflu et maladroit de préciser ici la description de ces chaussures, leur couleur ou leur forme. Trop de détails tuerait l’imagination du lecteur. Il convient, là de le guider, d’imposer…, là au contraire de le laisser reconstruire à sa guise afin que la scène que je prétends décrire puisse exister à ses yeux.
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Il faut écrire comme tu vis, sans te poser de questions, du moins celles qui t’empêcheraient d’écrire. De même qu’il faut toujours repousser sans examen la tentation de cesser de vivre parce que de fragile état passager, de simple moment d’humeur, elle deviendrait d’un seul coup l’irrémédiable. Ainsi doit-on écarter tout argument spécieux qui nous ferait cesser d’écrire. La mort, évidemment, est sans retour ; mais le renoncement à l’écriture tout autant, il faut s’en persuader. Vivre et écrire “bêtement”, telle serait la véritable sagesse, la sagesse qui veut, dans la taxinomie de Pascal, que les véritables “habiles” rejoignent apparemment la catégorie des “sots”.
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Longtemps je ne suis pas parvenu à doter mes personnages masculins d’un prénom ; malgré tous mes efforts d’imagination ils restaient irrémédiablement des pronoms, comme si je me refusais à leur donner une existence à part entière, une identité en dehors de la mienne. Sans état civil, dans l’ambiguïté du “ils”, ils n’étaient pas vraiment objectivés et représentaient un point de vue narratif non encore détaché de la première personne. Il est clair que ces “ils” demeuraient des “je” déguisés, des “je” qui ne s’avouaient pas sans pour autant pouvoir s’affirmer comme un autre. Renoncer à ce subterfuge et passer ouvertement du “je” au “il” serait entrer définitivement dans le métier d’écrire.
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On remarque parfois, en retravaillant un texte, d’inexplicables pauvretés de la langue pour rendre compte des actions les plus banales : comment dire autrement “il écrasa son mégot” ? Seule variante possible :“il éteignit sa cigarette”… Mais après ? On a beau chercher des adjectifs, des adverbes, une description plus fine du geste, du mouvement, on n’échappe jamais aux deux verbes “écraser” ou “éteindre”. À moins de recourir à de précieuses (ridicules) périphrases du genre : “il mit fin à la discrète incandescence de son mégot” ou “il étouffa sur le verre froid du cendrier le délicat bouton de braise…”
Il serait paradoxalement plus facile, lorsqu’on écrit, de développer une analyse psychologique complexe que d’évoquer avec justesse le moindre geste quotidien.
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Considérer le langage comme une matière dans laquelle nous travaillons, tel le sculpteur dans sa glaise ; mais non pas matière brute, inerte, indifférente, car celle-ci, comme le radium, possède la dangereuse propriété d’émettre un rayonnement, sinon mortel du moins chargé de sens…
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Si toi-même veux créer, regarde ce que les autres font ; mais ne t’épuise pas à connaître ce que certains disent de ce que les autres font.
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Pourquoi j’écris, moi qui ne sais pas même pourquoi je vis ? Il peut dire en quoi il croit, celui qui croit ; celui qui se bat peut parler de son combat. Moi qui n’ai de certitude ni de cause, je n’écris peut-être que pour vivre…
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Les femmes belles.
Les femmes belles, nous ne les aimons pas. Les femmes que nous aimons, ce sont celles dont nous avons su découvrir nous-mêmes la beauté, invisible jusqu’alors à tous, dont nous sommes en quelque sorte les “inventeurs”. Et en ce sens elles nous appartiennent totalement puisque nous les avons créées, tirées de nous, de ce qu’il y avait peut-être, en nous, de plus secret. Cela constitue sans doute le fondement véritable de l’amour.
Apprenez à bien connaître les femmes de vos amis ; vous saurez d’eux tout ce que la plus longue fréquentation, les confidences les plus intimes, ne vous auraient jamais révélé.
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Aimer : ne pas pouvoir vivre sans une femme, et pouvoir vivre avec elle…
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Si tu meurs d’amour, ce n’est pas toi qui meurs, c’est ton amour.
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Le suicide de Martin Éden : non pas le suicide bourgeoisement humaniste d’un homme blasé par la satisfaction de tous ses désirs et la prise de conscience de leur vanité, mais le suicide d’un “déclassé”, de celui qui ne peut plus adhérer à aucune classe sociale — ni au prolétariat dont il vient, ni à la classe supérieure à laquelle il accède —, car il jauge chacune d’elles avec le regard de l’autre.
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Il semble quelquefois que la vie — dont il n’y a alors vraiment rien à dire ― gagnerait à être vécue dans son immédiateté, c’est-à-dire à se dissoudre dans l’instant présent, sans perspective aucune de récupération ou d’appréhension esthétique quelle qu’elle soit.
Mais hélas ! nous ne sommes pas capables de la vivre ainsi ; nous ne savons pas la vivre sans cette distance qui, où que nous soyons — dans la ville aux lumières nocturnes, dans ce café où la superposition d’une musique de juke-box et du cliquetis des flippers constitue pour nous une nouvelle réalité sonore ―, cette distance qui nous la rend étrangère et chère à la fois, qui nous la rend consciente.
Quelquefois, lorsqu’il semble ainsi que de la vie il n’y a rien à dire, l’angoisse m’étreint que ce soit moi qui ne sache pas la dire et que, même, toute tentative pour la dire (ce qui représente une vie de travail consacré à un quelconque moyen d’expression — écriture, cinéma, peinture…) ne constitue qu’une fin bien dérisoire et stérile. Il est alors nécessaire de se retremper aux sources de ceux, les “maîtres”, qui ont réussi dans cette incroyable entreprise, incroyable au point que si peu de gens y croient.
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Entre l’artiste et l’athlète, aucune différence fondamentale : tous deux travaillent sur les lois de la nature : lois des couleurs, des volumes, de la lumière pour l’un ; pesanteur, force, mouvement pour l’autre. Chacun, sous une forme d’activité apparemment très différente et où il entre souvent le plus grand mépris pour l’autre, ne fait que tenter d’appréhender et résoudre son propre rapport au monde, à ces lois du monde qu’il a su, ou pu, reconnaître. Et c’est bien là l’essentiel de ce qui est digne de donner son sens à toute vie.
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On ne regarde pas la lumière, on regarde les choses éclairées.
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Le sage.
Le plus sage d’entre les “imbéciles”(3) qui peuplent le monde dit un jour à ses concitoyens : « Connaissez-vous vous-mêmes. » Et ce fut la lumière.
Mettant sa propre maxime en pratique, il atteignit enfin son irréductible imbécillité. Et l’ombre revint.
Cependant il restait un sage…
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Jean-Sébastien Bach : la puissance de l’âme allemande alliée à la spiritualité de l’arabesque italienne.
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Vivre sa vie ; ne pas s’imaginer dans celle des autres.
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L’image et le reflet.
Je longe en train un cours d’eau calme, presque dormante, peut-être l’un des innombrables bras morts de la Loire.
Les prairies qu’il affleure le bordent d’arbres de loin en loin s’y reflétant. Je trouve beaux ces reflets et songe que le sens commun qui les admire n’est pas tout à fait dans l’erreur où notre prétendue supériorité d’esthètes voudrait le cantonner. Car ces reflets sont déjà des images, transposées par la matière même — l’eau — qui les accueille, la qualité de son gris vert, la nature particulière de la lumière et ce frémissement virtuel de toute étendue d’eau, même la plus sereine, qui leur confère cette délicate incertitude d’être, propre au mode du reflet.
Mais où le sens commun se leurre, c’est lorsqu’il privilégie, dans ses choix de photographe amateur par exemple, les motifs de ce genre. En se bornant à la saisie du reflet, il se satisfait de produire seulement l’image d’une image, éludant ainsi le rapport essentiel de cette image à son objet, c’est-à-dire tout le problème de la transposition du réel.
Cette transposition, pourtant, opère même dans le cas d’images non construites, à un niveau infra-plastique pourrait-on dire, dans le simple fait par exemple de porter des verres fumés qui imposent à notre vision du plus banal paysage une dominante colorée ; c’est déjà, sous une forme non consciente, l’équivalent du choix esthétique de ses filtres pour le photographe, de sa palette pour le peintre ; c’est déjà, sans le savoir, intervenir sur la réalité. La spécificité de l’image esthétique consiste à assumer ce phénomène, en faire un choix plastique. Assumer le reflet en tant que reflet, le construire comme reflet ou le voir sciemment dans sa nature de reflet, telle serait la qualité d’un regard de plasticien. Le reproduire comme l’analogon de l’objet, rechercher la plus grande fidélité du reflet à l’objet reflété, voilà qui définit le caractère du cliché.
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Il est tellement difficile d’accepter d’être quelqu’un comme tout le monde que l’on gâche souvent la plus belle partie de sa vie à s’efforcer d’être exceptionnel. Il suffirait pourtant, pour se délivrer de cette obsession, de se bien persuader que ces êtres exceptionnels – ces grands artistes, ces cinéastes, ces écrivains du siècle – ne furent eux-mêmes au bout du compte que des gens comme tout le monde ; qu’ils vécurent eux aussi (assez mal le plus souvent) et moururent comme tout un chacun ; qu’ils connurent la souffrance, le doute et le désespoir, la vieillesse et la décrépitude. Il suffirait seulement de s’en persuader…
Mais, se dit-on, ne serait-ce pas là le fameux “point de vue du valet de chambre” aux yeux de qui il n’y a pas de grand homme ?
Et ce point de vue-là, sans doute ne sommes-nous pas encore prêts à l’adopter. De la condition de valet heureux ou de celle de maître tourmenté, c’est encore la seconde que nous choisirons. Quelle vaine infatuation tout de même ! Ou peut-être quelle haute idée de la nature humaine ?
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Je m’étonne toujours, lorsqu’il s’agit de sous-vêtements féminins, que ce soit dans la littérature ou la simple conversation, d’entendre parler de “petites culottes” ; comme si les femmes n’étaient pas notoirement dotées (et c’est même là ce qui constitue leur supériorité de génitrices) d’un tour de bassin supérieur à celui des hommes à propos desquels, pourtant, il ne viendrait à l’idée de personne d’employer l’expression saugrenue de “petit slip”…
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Deux formes de l’amour.
Que signifie donc cette banale périphrase, un peu surannée il est vrai, pour désigner la femme que nous aimons : “celle qui partage notre vie” ? Sans doute veut-on par là faire entendre qu’il s’agit de la personne qui la partage actuellement, pour le moment, et, en mettant les choses au mieux, de celle avec qui nous espérons dans la mesure du possible partager aussi notre avenir.
Tout l’intérêt de la constance en amour réside en ceci que cette personne-là partage aussi notre passé, parfois même notre jeunesse et jusqu’à notre enfance. Elle a connu nos amis d’autrefois, nos parents, nos grands-parents maintenant disparus ; et les objets familiers qui nous sont chers (ces vieilles chaises de cuisine à la paille si usée, la lourde armoire de chêne, ce bibelot de porcelaine ébréchée), nous savons qu’ils éveillent aussi en elle un écho de ce que nous-mêmes ressentons. Au lieu de partager seulement notre présent nous partageons aussi nos souvenirs. Cette personne, qui “partage notre vie”, détient donc et préserve la part la plus intime de nous-mêmes : notre mémoire. C’est cela qui nous la rend si chère et précieuse.
Autrement dit, nous nous aimons surtout nous-mêmes à travers les êtres que nous aimons.
Gardons-nous cependant de voir là l’unique composante de l’amour. C’en est une, incontestablement, essentielle à mes yeux ; essentielle en tout cas à cette première forme d’amour. Mais il en est une autre, qui ne lui est pas contraire (bien qu’on les oppose trop souvent), plutôt complémentaire même si elles peuvent se manifester indépendamment l’une de l’autre.
Cette seconde forme de l’amour trouve son expression la plus manifeste dans ce qu’on appelle le “coup de foudre”, l’amour instantané ou plutôt “hors du temps”, semblable à ces “précipités” auxquels certaines réactions chimiques donnent naissance, tandis que la forme précédente, qui ne doit sa richesse qu’au temps accumulé, s’apparenterait davantage à un phénomène de “sédimentation”.
Il y aurait ainsi un amour-précipité (dans toutes les acceptions du terme…) et un amour-sédiment. Dans quelle immense et mystérieuse éprouvette ?
Dans l’amour-précipité c’est la qualité intrinsèque d’un être (son apparence, son charme, sa personnalité et les attraits physiques qui nous le font désirer) qui devient le facteur déterminant et non plus, comme dans l’amour-sédiment, la part de nous-mêmes que nous y retrouvons. L’Autre serait donc ici au centre du sentiment amoureux, serait aimé “pour lui-même”.
Cette seconde forme de l’amour s’apparente ainsi au désir, peut parfois se confondre avec lui, même s’il s’agit d’un désir plus ou moins dépouillé de son primaire attrait charnel, en quelque sorte sublimé. Encore faudrait-il s’interroger sur les obscurs paramètres en fonction desquels notre désir se porte plutôt sur tel objet que sur tel autre. Pourquoi sommes-nous davantage sensibles à tel type d’homme ou de femme, à cette allure, cette démarche ou cette silhouette, voire à ce grain particulier de la peau qui ont suscité la fameuse réaction chimique ? N’y aurait-il pas là aussi une bonne part de nous-mêmes, non la partie consciente qu’a conservée notre mémoire mais celle, plus enfouie, qui a nourri notre inconscient : des traces de notre histoire individuelle, de représentations collectives, voire quelque hérédité génétique ? Quoi qu’il en soit, nous projetons encore une partie de nous-mêmes dans cette seconde forme de l’amour.
Mais l’Autre alors dans tout cela, dira-t-on, existera-t-il jamais en tant que tel, pour lui-même ? L’Autre ? Il existe bien sûr : il vous aime… en s’aimant.
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Dans le TGV.
J’étais assis à contresens, côté couloir, dans le TGV Paris-Nantes. Une rangée de fauteuils plus loin, comme au milieu de tous les wagons, l’orientation des sièges s’inversait, si bien que j’apercevais, entre les deux dossiers gris devant moi, une petite fille qui me faisait face, assise, elle, côté fenêtre. Elle voyageait avec sa grand-mère qui la ramenait probablement chez ses parents après l’avoir gardée pendant les vacances de Pâques.
Dès le départ du train elle avait rabattu la tablette centrale pour y installer ses affaires, toutes “ses choses” : un petit sac à main de plastique rose qui contenait sans doute ses trésors et un magazine pour enfants où elle s’appliquait à remplir la grille d’une sorte de jeu de mots fléchés.
Par l’interstice entre les deux dossiers j’observai à la dérobée cette fillette. Brune au teint mat, les cheveux retenus derrière la nuque par un élastique, elle devait avoir une dizaine d’années. Ses grands yeux noirs, à la fois vifs et profonds, montraient une sclérotique à la blancheur parfaite, pure tel un ivoire neuf. Je me suis dit que c’était cela la jeunesse : cette fraîcheur de tous les tissus que rien n’avait encore altéré, l’éclat presque transparent de ces dents (une légère proalvéolie, faisant avancer sa lèvre supérieure, lui conférait une expression de puérile mutinerie). C’était cela la jeunesse : le rose tendre et délicat de ses lèvres, de sa langue à demi tirée par l’effort de concentration lorsqu’elle écrivait ; des lèvres que rien n’avait encore abîmé, ni la brûlure des cigarettes ni la future pression des baisers.
De temps à autre, levant la tête de sa revue, elle surprenait mon manège et, en toute ingénuité, avec cette absence de pudeur qui caractérise les enfants, elle me renvoyait alors mon regard, tel un animal innocent que rien encore n’effarouche. Des yeux à tel point noirs et limpides qu’on n’y distinguait plus la prunelle de l’iris.
Elle portait des bijoux d’enfant (de discrètes boucles d’argent ouvragé aux oreilles, deux ou trois bagues fantaisie et plusieurs anneaux de plastique aux couleurs fluo à chaque bras), les bijoux de l’enfant de bonne famille qu’elle était sans doute, sage et bien élevée dans son joli cardigan de laine rose sur un propret chemisier blanc. On la sentait pleinement à son aise dans ce rose, épanouie dans sa couleur de fillette.
Lorsqu’elle butait sur une difficulté et réfléchissait (un mot qu’elle s’agaçait de ne pas trouver, une grille qu’elle ne parvenait pas à terminer), ses lèvres se pinçaient en une moue plus crispée qui venait lui durcir le visage ; on pressentait fugitivement la femme qu’elle deviendrait un jour, volontaire et déterminée, dénuée de cette douce naïveté qui faisait à présent tout son charme.
Elle était à l’âge miraculeux de l’enfance, celui que nous avons irrémédiablement perdu, et je n’osai soupçonner les désirs qui venaient probablement parfois la troubler déjà, de crainte de détruire cet éphémère état de grâce dont elle donnait encore l’illusion.
Lorsque le train s’est arrêté à Nantes et que je me suis levé pour attraper mon manteau dans le filet, elle dormait recroquevillée sur son siège, la tête appuyée sur son anorak roulé en boule. Il me fut presque douloureux de la quitter. Au dernier moment, alors que je m’engageais dans l’allée avec mes bagages, elle a soudain rouvert un instant les yeux…
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Notre Temps.
Faute de mieux, faute d’une représentation adéquate de cette dimension-là (que sa nature “d’intuition pure a priori” rend par définition irreprésentable en soi), nous avons fini par trouver naturel de nous orienter dans le Temps comme nous le ferions dans l’Espace. Sans doute cela tient-il à une trompeuse analogie entre les trois dimensions de l’Espace que l’on dit cartésien et les trois modes – passé, présent, avenir – selon lesquels nous organisons notre Temps.
Mais cela doit-il nécessairement nous amener à situer l’avenir devant nous et le passé derrière ? Comme s’il nous fallait suivre tous cette sorte de chemin arbitrairement orienté que serait le fil du Temps ?
L’avenir ne pourrait-il pas aussi bien se concevoir comme situé derrière nous puisque finalement nous n’avançons, pour la plupart, qu’à reculons comme l’a si joliment noté Apollinaire (4) ?
INCERTITUDES, Ô mes délices…
Vous et moi nous nous en allons
Comme s’en vont les écrevisses
A reculons, à reculons.
Nous aurions ainsi notre passé devant nous, avec cette perspective, plus nous prenons de l’âge, d’y progresser grâce à la merveilleuse faculté que constitue la mémoire ; d’y progresser peut-être pour le découvrir et, enfin, le comprendre. L’expérience proustienne demeurera sans doute l’exemple le plus abouti de cette démarche paradoxale.
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“Le monde est fait pour aboutir à un beau livre” affirme Mallarmé (5). Ce n’est malheureusement pas vrai. Et c’est sans doute pourquoi, paradoxalement, nous écrivons.
Le “fait pour”, dans cette formule, me semble relever d’un optimisme abusif, car cela suppose qu’il n’y aurait qu’à l’écrire ce beau livre – qu’aussi improbable que soit la réussite d’une telle entreprise elle serait tout de même possible –, il n’y aurait qu’à l’écrire pour que tout rentre dans l’Ordre et que le monde retrouve une sorte d’harmonie originelle préétablie puisqu’il serait fait justement “pour” cela. Il y a là un présupposé téléologique inacceptable.
Hélas non, il nous faut bien l’admettre, le monde n’est pas “fait pour” aboutir à quoi que ce soit. Il “est” tout simplement. Et nous ne pouvons qu’écrire pour nous donner l’illusion d’apporter quelque sens à ce chaos qui nous dépasse et nous ignore, l’organiser tant soit peu afin de justifier la place que nous y occupons, notre misérable condition humaine. Non, le monde n’est pas fait pour aboutir à un beau livre ; et c’est précisément pourquoi nous sommes animés par ce besoin d’écrire.
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Vanité de la peinture.
“Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux” écrit Pascal (6).
Bien que ce jugement sur la peinture soit devenu très contestable de nos jours où plus personne n’admettrait qu’on puisse réduire la peinture à une simple reproduction du réel, Pascal n’en soupçonne pas moins ce qui constitue l’essence et la spécificité de cet art : le fait que nous admirons dans l’œuvre ce que nous n’admirerions pas dans la réalité.
Ce qui pourtant lui échappe c’est que notre admiration ne s’adresse pas à une reproduction de cette réalité mais à la qualité de sa représentation par les moyens spécifiques de la peinture, à la valeur de sa transposition plastique. Borné par son refus de l’art jésuite et des prestiges de l’illusion sur quoi repose la Contre-réforme, il se satisfait de constater l’apparent paradoxe de l’Art, lève le lièvre davantage pour le faire fuir que pour tenter de l’analyser.
On perçoit des vestiges d’iconoclastie dans le jansénisme pascalien, dans cette suspicion où il tient encore tout ce qui pourrait relever des séductions de l’apparence.
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Hier, lorsque je suis allé à la Poste expédier aux éditions José Corti le manuscrit du Paradise, l’employé derrière son guichet m’a demandé :
« Valeur déclarée ?
– Aucune, lui ai-je répondu.
– Alors ça ne vaut rien ? a-t-il insisté, sceptique, hésitant avant de cocher la case adéquate sur le bordereau.
– Ça ne vaut rien » ai-je confirmé.
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Quoiqu’on en dise, on aspire toujours malgré soi secrètement à la reconnaissance, la célébrité ou la richesse, à recevoir les honneurs fastueux d’une Mostra de Venise, par exemple, ou les congratulations du jury de quelque prestigieux prix littéraire. Alors il suffit de se rappeler que seul importerait vraiment ici-bas – hormis évidemment la satisfaction de nos besoins élémentaires – de ne pas vieillir, ne pas mourir.
Une fois cela bien ancré dans la tête, on est certain de ne plus ressentir la moindre frustration à l’idée que nos ambitions les plus hautes ne se sont pas réalisées, ne se réaliseront probablement jamais… Cette prétendue célébrité, cette gloire nous aurait avancé à quoi, apporté quoi de vraiment essentiel, au bout du compte ?
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Sans doute avais-je trop de cordes à mon arc pour décocher efficacement quelque flèche qui atteindrait sa cible à coup sûr. Pourvu ainsi de plusieurs cordes, un arc n’est plus qu’une sorte de lyre primitive tout juste bonne à chanter, sur un mode mineur, la nostalgie de nos espérances avortées.
Le véritable guerrier, lui, n’a qu’une corde ; il bande son arc et il tire, en plein dans le mille.
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Que peut donc bien recouvrir cette banale expression : “recevoir un coup de fil” ? Quel coup reçoit-on donc lorsqu’on téléphone ?
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À la question (que personne vraisemblablement ne me posera jamais) : que trouvez-vous de plus difficile dans la vie ? je répondrais sans hésiter : devenir ce que l’on est. Hormis l’inévitable dégradation biologique, je crois que c’est essentiellement en cela que consiste vieillir : voir sa vie peu à peu se transformer en destin.
Il m’aura fallu 50 ans pour commencer à accepter ce que je suis, c’est-à-dire quelqu’un de sans doute médiocrement doué qui n’aura cessé de se battre pour ne pas le reconnaître. Un combat épuisant. S’accepter tel que l’on est, parvenir à s’assumer quoi qu’il en coûte, devrait finalement procurer, au seuil de la vieillesse, quelque repos. Mais voudrons-nous vraiment un jour de ce repos-là ?
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La force de l’âge.
Ce soir-là j’ai pour la première fois réellement compris ce que signifie l’expression “en pleine force de l’âge”. Je visionnais d’anciennes diapositives de nos voyages en Italie – Florence, Rome, Venise, Sienne – et, en nous revoyant à trente-cinq, quarante ou même cinquante ans, j’ai été soudain frappé de constater que nous étions alors en pleine force de l’âge. Tout le monde sait ce que cela signifie, bien entendu, et je croyais auparavant le savoir moi aussi ; je comprenais ce qu’on voulait dire en utilisant cette expression ; on me comprenait sans difficulté lorsque je l’employais à mon tour. Mais ce soir-là, en revoyant ces photos anciennes, j’ai tout à coup pris conscience que je n’en avais qu’une notion complètement abstraite, théorique pourrait-on dire, et que je n’avais jamais profondément ressenti, éprouvé dans ma chair ce que cela recouvrait réellement.
Pour le ressentir, et donc véritablement le comprendre, il faut avoir dépassé cette époque de notre vie où l’expression pouvait s’appliquer à nous-mêmes, ne plus être “dans la force de l’âge” justement. On peut alors percevoir tout ce que l’on a perdu et dont on jouissait sans le savoir : cette vigueur naturelle d’un corps se rappelant rarement à nous par ses faiblesses ou ses désagréments, cet appétit de tous les sens non encore émoussés, cette curiosité d’esprit et la confiance en l’avenir qui s’ouvrait devant nous.
Ce n’est que rétrospectivement, alors qu’on sent une fatigue insidieuse devenir peu à peu chronique, lorsqu’apparaissent les premières et irrémédiables douleurs, lorsque l’avenir, amenuisé, ne présente plus qu’un attrait relatif, ce n’est qu’alors que nous comprenons ce que nous avons perdu, tout ce que nous avons définitivement perdu, cette “force de l’âge” précisément dont nous parlions autrefois avec tant d’insouciante légèreté parce qu’en réalité nous n’en savions rien.
S’il est quelque bénéfice que l’âge puisse procurer, ce serait peut-être celui-ci : donner leur densité et leur poids véritables aux mots creux de notre jeunesse, ces mots que nous employions autrefois comme de simples outils sans en avoir expérimenté soi-même le contenu.
Vieillir ne se réduit donc pas, comme on croit, à une simple décrépitude du corps, ce serait trop affligeant ; c’est aussi, parallèlement, un enrichissement de la langue dont chaque mot, chaque expression se sont lentement chargés de toute la dimension de notre vécu. Cela constitue le revers positif, mais caché, de cette épouvantable médaille.
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La part du feu.
Plus les années passent, plus s’impose à nous l’évidence que nous n’aurons pas le temps de faire tout ce que nous voulions. Sans doute cela constitue-t-il aussi l’un des nombreux signes avant-coureurs de la vieillesse. Nous sommes contraints d’opérer des choix, de renoncer à telle ou telle activité, tel projet que nous ne pourrons jamais mener à bien, à tel rêve de notre jeunesse. La fameuse peau de chagrin balzacienne serait la plus pathétique métaphore de cet inéluctable rétrécissement de nos vies.
Mais que pourrions-nous faire d’autre ? À moins de continuer aveuglément tout ce que nous avons entrepris, au risque de ne rien voir aboutir. Nous faisons donc la part du feu, comme on dit ; nous sacrifions d’abord ceci, puis cela, dans l’espoir de préserver ce qu’il nous restera.
Il n’est pas certain que ce soit la meilleure stratégie mais nous n’en avons pas d’autre. Et d’ailleurs, est-ce vraiment si important au regard de ce qui nous attend ? Ce désabusement – dont il ne faudrait pourtant pas ignorer ce qu’il a de pernicieux puisqu’il favorise nos penchants paresseux, justifie tous les renoncements – peut, le moment venu, nous procurer quelque réconfort et, finalement, une forme de tranquillité.
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Oui, c’est vrai : on comprend mieux la vie à mesure que l’on vieillit ; j’en ai du moins l’impression. La croyance ancestrale selon laquelle les vieillards parviennent à une forme supérieure de sagesse ne serait donc pas dénuée de fondement.
Mais voilà : ce que nous comprenons en vieillissant, nous peinons à le formuler avec précision. Plutôt que d’idées que nous pourrions concevoir clairement et exprimer – ou concevoir en les exprimant –, il ne s’agit jamais que de fugaces intuitions, d’éphémères fulgurances qui nous font parfois sentir ce qu’est réellement notre place en ce monde, dans notre société, qui semblent nous révéler ce que nous sommes vraiment et donner sens à notre situation d’êtres singuliers, une situation dont la seule raison achoppe le plus souvent à rendre compte.
Oui, bien sûr, nous comprenons. Mais nous sommes dans l’incapacité de communiquer aux autres ce que nous avons compris. C’est sans doute pourquoi la sagesse des vieillards se montre aussi taciturne : ce qu’ils auraient à dire, ils n’ont pas les moyens de le dire ; et peut-être d’ailleurs n’en ressentent-ils même plus le besoin.
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Nous sommes nombreux à nous plaindre de ne pas avoir “trouvé le temps” de faire ceci ou cela. Il nous faudrait “prendre le temps” disons-nous. Mais combien sommes-nous à ne considérer au fond cette expression que comme une simple façon de parler, sorte de figure de style qui nous dispenserait d’aller chercher plus loin ? Combien sont vraiment prêts à l’envisager dans son sens propre, son sens premier ? “Prendre” implique en effet décision, geste concret, immédiat, autrement dit une action. Si nous “prenons” ainsi le temps de faire quelque chose, le temps, alors, nous le trouverons.
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Nous déplorons parfois de ne pas disposer de plusieurs vies afin de mener à bien tous nos projets, de réaliser toutes les potentialités que nous croyons sentir en nous. Quelle inconséquence ! À quoi bon souhaiter d’autres vies si nous n’avons rien su faire de celle-ci ?
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Quand cela va mal, il nous arrive de penser que nous ne ferons plus rien de notre vie. Il n’y a plus de perspective, plus d’avenir ; nous ne ferons que “continuer” désormais, répéter ce que nous avons déjà fait tels ces personnages d’Adolfo Bioy Casarès qu’observe le narrateur de L’invention de Morel avant de comprendre qu’ils rejouent toujours la même scène, protagonistes d’ombre et de lumière dans un film projeté en boucle.
Lorsque ce sentiment-là deviendra notre état permanent, nous n’aurons plus à craindre la mort.
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Réveillons.
Ce qu’il y a de déprimant au moment des fêtes de fin d’année, c’est l’illusion qu’elles nous donnent que quelque chose enfin va changer.
Le réveillon de Noël, d’abord, vient clore en quelque sorte l’année en cours : cette année-là est révolue, pour le meilleur et pour le pire, tout cela désormais se trouve derrière nous, on n’en parle plus, c’est du passé.
Puis le réveillon du 1er de l’an, la semaine suivante, inaugure une ère nouvelle ; nous y ferons peau neuve, tous les espoirs sont permis ; à minuit, dans l’euphorie un peu forcée de ce passage de la ligne, nous nous souhaitons mutuellement une bonne “nouvelle” année…
Mais le lendemain, le 1er janvier, et les jours qui vont suivre, une fois toutes les guirlandes, les boules de Noël rangées dans leur carton, nous nous apercevons que cette nouvelle année s’annonce semblable à la précédente ; rien n’a changé et, l’éphémère excitation des festivités retombée, nous reprenons comme avant le train-train quotidien. Nous n’y avons gagné que d’avoir un an de plus et devrons affronter tout au long de cette année prétendument nouvelle toujours les mêmes difficultés de la vie, de notre vie.
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Nous savons tous combien ils sont inutiles, voire néfastes, ces pèlerinages que nous serions tentés d’entreprendre sur les lieux de notre enfance ou de notre jeunesse. Nous n’y retrouverons rien, ils ne peuvent rien nous apporter.
Non pas tellement que ces lieux aient changé — ils ont changé, effectivement, après que vingt ans, trente ans, cinquante ans ont passé —, mais parce que c’est notre regard surtout qui a changé, c’est nous qui ne sommes plus les mêmes. Alors que nous croyons retrouver le village, la maison où jadis s’est déroulée notre enfance c’est nous en réalité que nous venons chercher, nous, tels que nous étions à cette époque-là.
Ces lieux, il n’y a donc qu’en nous que nous pourrons les trouver, dans notre mémoire, car c’est là qu’ils demeurent, qu’ils ont toujours été, et non dans ces rues réelles qu’il serait vain de s’efforcer de parcourir. Ils ne sont plus dans aucun espace, ils sont dans le temps.
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Prendre conscience que nous ne pourrions plus aujourd’hui refaire tout ce que nous avons fait jusqu’à présent, ne serait-ce pas cela vieillir ? Nous ne pourrions plus le refaire parce que d’une part, objectivement, nous n’en aurions plus le temps : il y a bien davantage d’années derrière nous que nous n’en avons probablement devant ; parce que d’autre part nous n’aurions plus aujourd’hui la force, l’énergie nécessaire, qu’elle soit physique ou intellectuelle, d’entre-prendre à nouveau tout ce que nous avons déjà fait. Mais surtout parce que nous n’en avons plus désormais l’envie, cette indispensable motivation qui nous animait jusqu’alors.
Cela ne signifie pas que nous ne pouvons plus rien faire (ce serait le cas de l’extrême vieillesse et nous n’en sommes pas encore là), mais que nous ne pouvons que continuer à faire ce que nous avons déjà fait, continuer sur notre lancée, car nous n’avons plus d’autre choix.
C’est ainsi que nous entretenons d’anciennes habitudes qui n’ont plus de raison d’être : sur les films que nous voyons nous remplissons des fiches qui ne nous seront plus d’aucune utilité puisque nous n’enseignons plus le cinéma ; nous annotons les livres que nous lisons et recopions des citations en sachant que ces notes ne pourrons jamais nous servir puisque nous ne préparons plus de cours de littérature ; nous écrivons encore, sans espoir d’être jamais publié parce qu’il est maintenant trop tard. Nous continuons à vivre, tout simplement, consacrant l’essentiel de notre temps à des activités que le fil des années a vidées peu à peu de leur sens. Nous continuons… Mais vivre ainsi ne serait-ce pas plutôt se survivre ?
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À quel titre voudrions-nous que les Dieux aient le moindre souci de nos pauvres vies ? Nous-mêmes, dès que nous apercevons dans nos maisons quelque minuscule araignée, l’écrasons sans y réfléchir, presque par réflexe, d’un fatal coup de savate.
Pourquoi les Dieux auraient-ils pour nous davantage de considération que nous en avons pour ces misérables insectes que nous supprimons sans états d’âme pour peu qu’ils s’aventurent sur nos murs ? Parce qu’ils nous auraient créés à leur image ? Mais s’est-on demandé si les insectes n’étaient pas aussi à notre image ? Vivant, travaillant, se reproduisant jour après jour, préoccupés tout comme nous de leur simple survie ?
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Que peut-il advenir de plus affreux que se désintéresser progressivement de sa propre vie ? Que non seulement nous paraisse vain, dénué de sens et d’avenir, tout ce qui constitua autrefois nos passions mais que nos souvenirs mêmes, les photos de notre enfance ou de notre jeunesse, celles qui ont fixé nos meilleurs moments de bonheur, tout cela nous laisse indifférents désormais.
Comme si tout cela concernait quelqu’un d’autre, quelqu’un certes que nous avons été mais en qui nous peinons maintenant à nous reconnaître, quelqu’un de trop lointain, d’étranger, aussi éloigné de ce que nous sommes à présent que le sont ces clichés retrouvés dans de vieilles boîtes à chaussures, portraits jaunis de nos arrière-grands-parents posant dans leurs costumes surannés des années 1900.
Que peut-il advenir de plus affreux ? Et alors que nous reste-t-il ?
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Un nouveau genre cinématographique supplante désormais le film traditionnel dans les programmes de nos innombrables chaînes de télévision : la série. Même les plus cinéphiles de nos amis s’y laissent prendre. Du fait de sa diffusion sur de multiples supports – écrans plats, ordinateurs, tablettes, smartphones –, la série bénéficie d’une audience qu’atteignait rarement le film en salles. Certaines ont leurs fans, deviennent des séries-culte de même que l’on parlait autrefois de films-culte.
Ce phénomène à la fois médiatique et sociologique a une conséquence insidieuse dont personne ne semble véritablement bien conscient : la quasi-disparition de la figure du réalisateur en tant qu’auteur reconnu d’une œuvre. Car la série apparaît surtout comme le produit d’un travail collectif au générique duquel le nom du réalisateur (ou des réalisateurs, car il change souvent en fonction des différentes « saisons » successives) se trouve noyé parmi ceux de l’équipe des scénaristes, des acteurs – dont aucun, d’ailleurs, n’acquiert le statut de véritable vedette –, des producteurs.
Plus d’auteur, plus de star, plus de sortie en avant-première : nous assistons sans nous en rendre compte à la fin d’une grande époque de l’histoire du cinéma…
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Considéré en lui-même, par qui le verrait de l’extérieur, ce que nous appelons l’acte d’amour serait plutôt une sorte de scène primitive haletante et grossière, pour tout dire bestiale. C’est la situation dans laquelle nous nous trouvons au cinéma, qui rend souvent les scènes d’amour si décevantes, presque obscènes, parce que nous n’y sommes que spectateurs, cantonnés à ce point de vue de voyeurs.
Il n’empêche que les jeunes filles restent charmantes, celles par exemple que j’aperçois là-bas dans la rue en fermant mes volets, assises pour bavarder sur le bord du trottoir dans leurs courtes jupes à fleurs roses. On souhaiterait pouvoir les aimer, partager quelque chose de leur intimité juvénile dans une sorte de jeu de légère séduction amoureuse, mais sans aller au-delà. Et c’est tout l’attrait de ces « jeunes filles en fleur » ; seulement cela.
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Combien de fois ne m’est-il pas arrivé de vérifier à mes dépens le bien-fondé de ces sentences populaires que l’on qualifie, de manière trop facilement condescendante, de “sagesse des nations”… À dire vrai cela m’arrive presque tous les jours.
Des adages comme “ce qui est fait n’est plus à faire” ou “il ne faut jamais remettre au lendemain ce qu’on peut faire le jour même” me reviennent à l’esprit chaque fois que je n’ai pas réalisé le soir, faute de l’avoir mis en œuvre avec suffisamment de discipline, le programme que je m’étais fixé le matin.
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Concert à la Cité des congrès, ce samedi 31 janvier 2015, dans le cadre de La Folle Journée. Pierre Hantaï au clavecin joue successivement une Suite en Mi mineur de Haendel et la Suite anglaise n°4 en Fa majeur de Jean-Sébastien Bach.
Lorsque Bach répète le moindre motif, il ne le reprend jamais la seconde fois comme on s’y attendrait, enchaîne toujours sur une figure nouvelle, introduit une note insolite qui surprend heureusement l’oreille avant de se résoudre dans le motif suivant. On a l’impression que Bach “écoute” sonner chaque note tandis que Haendel ne fait que les agencer avec un grand talent.
C’est pourquoi, si la musique de Haendel peut parfois nous “emporter”, on reste toujours miraculeusement “suspendu” à celle de Bach. C’est là peut-être l’infime nuance, le saut qualitatif qui distinguerait le très grand talent de ce qu’on pourrait qualifier de génie.
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Il nous vient parfois des pensées étranges, que nous hésitons même à clairement formuler tellement elles peuvent nous paraître morbides. Ce soir je me suis demandé ce que je dirai à mes enfants sur mon lit de mort – si toutefois j’en ai l’occasion ou encore la possibilité. Je leur dirai je vous ai aimés, bien que je n’ai pas toujours su le montrer. Je vous ai aimés et je pars serein parce que je sais que je vous laisse après moi pour continuer votre vie dans ce monde où je ne serai plus.
Et à ma petite fille Louise je dirai que je l’aime par-dessus tout, qu’elle a été le soleil de ma vie (eh oui, rien d’autre que ce lieu commun galvaudé ne peut exprimer ce que je ressens). Je lui dirai que je suis heureux de simplement savoir qu’elle existe et vivra encore après moi, heureux à l’idée que subsistera ce regard que je connais si bien, son regard toujours posé sur ce monde que moi je ne verrai plus. Et j’imagine qu’elle sera un jour une vieille dame qui évoquera peut-être parfois le souvenir de son Poupa.
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Ce matin, dans le demi-sommeil de l’aube, j’ai songé à mes grands-parents maternels, seuls depuis trente-quatre ans dans leur tombe de granit rose poli, cette tombe qu’il avaient pris la précaution de faire construire avant leur mort “afin que nous n’ayons à nous occuper de rien” et que Pépé appelait en plaisantant “son fromage de tête”.
Je n’ai pas seulement pensé à eux comme on pense parfois à une tombe depuis trop longtemps négligée. J’ai eu, pour la première fois, une véritable vision pour ainsi dire intime de l’intérieur de leurs bières où, dans une totale obscurité, reposaient leurs restes à présent décomposés, réduits à ces squelettes qui peuplent les danses macabres de Moyen-Âge. Des ossements dépouillés de leur chair, à proprement parler décharnés, secs et blanchis, ou plutôt jaunis, au terme d’une si longue décomposition. Je me rappelle m’être dit que ces tibias et ces péronés avaient été les jambes de Mémé Yvonne, ses pauvres jambes meurtries par les varices et les ulcères à vif ; que ces os iliaques avaient été ses hanches imposantes de vieille femme, perclues d’arthrose ; que la cage à claire-voie de ces côtes, qui laissaient voir à présent toute la colonne vertébrale, avait été son buste, ce buste de grand-mère habillé d’un chemisier de soie beige à dentelles et orné, les jours de fête, de son camée suranné à la monture sertie de petites perles fines ; m’être dit que cette tête de mort à la mâchoire disproportionnée et ricanante fut autrefois la forte hure de femme volontaire qu’elle avait été.
Je voyais aussi le squelette de Pépé Charles en pensant qu’il avait été la charpente d’un corps familier, le plus souvent revêtu du pantalon de toile bleue et de la chemise à carreaux de la Manufacture de Saint-Étienne ou, parfois, du costume de flanelle grise des dimanches de notre enfance, orné de sa discrète rosette de la Légion d’Honneur, costume dans lequel il avait probablement été enterré.
C’était la première fois que je pensais à eux avec cette précision macabre, qui n’avait cependant rien d’effrayant ou de morbide mais laissait seulement percevoir, avec une nostalgie empreinte de tendresse impuissante, ce qu’était réellement, concrètement, l’inexorable passage du Temps. J’avais le sentiment qu’ils étaient bien seuls là-bas dans ce petit cimetière de Floing au fin fond des Ardennes ; un petit cimetière plein de charme à l’orée du village, au flanc d’une colline, avec vue sur la vallée verdoyante et la forêt au loin. Ils étaient bien seuls enfermés depuis si longtemps dans leur “fromage de tête”, cette tombe que sans doute plus personne n’irait jamais visiter ni fleurir.
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Je prends toujours plaisir à brosser mes chaussures. Ce qui pour d’autres ne serait qu’une corvée que l’on déléguerait volontiers devient pour moi la source d’une sorte de bonheur. Je les brosse à mes pieds, en m’accroupissant devant la porte ouverte de la penderie ; et c’est peut-être de cette posture particulière, par laquelle mon corps se rappelle que j’ai toujours procédé ainsi, que provient le sentiment de retrouver tout un passé indéterminé, fait de tous les moments, toutes les années, toutes les situations où j’ai brossé de cette façon mes chaussures depuis que je suis adolescent : chez mes parents autrefois avant de sortir, d’aller au cinéma, de recevoir des amis ; les soirs lointains de réveillons alors que la table était dressée, que tout était prêt et qu’il ne restait plus qu’à s’habiller, se mettre sur son 31 comme on disait alors (chemise blanche, cravate, boutons de manchettes) ; chez nous ensuite à chaque occasion où il était nécessaire de se préparer plus soigneusement qu’à l’ordinaire.
Brosser ses chaussures réveille toujours en moi tout ce passé chargé de connotations familiales et festives, de ce qu’il y a de meilleur dans la vie. Voilà donc un bonheur qui ne coûte pas grand-chose… pourquoi faudrait-il s’en priver ? Les chaussures ne s’en portent pas plus mal et nous nous en portons plutôt mieux…
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Peinture et photographie.
Il y a depuis des années, au mur de ma salle de séjour, une pochade de mon père qui représente la maison de mes grands-parents maternels à Inaumont, où j’ai passé toutes mes vacances d’enfant. Récemment, en triant de vieilles photos de mes parents, j’en ai trouvé une qui représente la même maison, sous le même angle. Curieusement le tableau me semble beaucoup plus proche du souvenir que j’ai gardé de cette maison, beaucoup plus riche, plus évocateur de mémoire que le cliché en noir et blanc qui a simplement fixé ce qu’elle était objectivement et me la présente telle que je la vois maintenant, avec mes yeux d’adulte : une maison plutôt banale et triste, décrépite, comme toutes celles de ce pauvre village des Ardennes. Ce que fut pour moi cette maison, ce qu’elle était pour mon regard d’enfant et que j’en ai conservé, c’est la peinture qui me l’offre et non la photographie pourtant réputée plus fidèle.
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Makar Ivanovitch dans L’adolescent 7 affirme qu’il faut prier pour « tous ceux qui n’ont personne pour prier pour eux » Et Dostoïevski ajoute que « cette prière-là est très efficace et très agréable. » Cela m’a toujours semblé plus profond qu’il n’y paraît. Ces prières pour les disparus, que l’on soit croyant ou athée, seraient peut-être la meilleure façon de penser encore à eux, de faire en sorte qu’ils ne soient pas tout à fait morts. De même que, dans les cimetières, on peut voir certaines personnes, recueillies devant une tombe, s’adresser naïvement à leurs morts comme s’ils pouvaient les entendre, la prière, même pour le non-croyant, ne fait que nous offrir une forme, un moyen simple et efficace, faute de mieux, pour penser à ceux que nous avons aimés. Nous retrouvons là une fois encore la célèbre dialectique pascalienne du peuple, des demi-habiles et des habiles. Le peuple va prier pour ses morts en y croyant ; le demi-habile considérera comme indignes de lui ces pratiques superstitieuses et s’en gaussera ; l’habile, lui, en discernera toute la profondeur et pourra même s’y adonner mais sans y croire.
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Ce qui nous “point” dans la photographie, ce qui caractérise le fameux “punctum” qu’analyse Roland Barthes dans La chambre claire8, c’est sa nature d’instantané. Nous y avons l’illusion d’échapper comme par miracle à notre condition d’esclaves martyrisés du Temps, selon la belle formule de Baudelaire9 ; l’inexorable déroulement du Temps semble s’être arrêté ; la vie s’y être figée au moment de la prise de vue et il nous est loisible de revenir à ce moment-là, de le retrouver autant de fois que nous le souhaitons, rien qu’en contemplant la photographie.
Mais ce moment-là, à la différence du souvenir, l’instantané photo-graphique l’a fixé ; ce n’est jamais que la même image, le même moment que nous retrouverons invariablement chaque fois que nous reverrons la photo, une image incapable de nous fournir autre chose qu’elle-même malgré sa promesse illusoire de nous ouvrir les portes de la mémoire. D’où sa nature douloureusement contradictoire qui consiste à nous offrir la plus grande richesse (la restitution fidèle, objective, d’un moment du passé) alliée à la plus décevante pauvreté, car il n’y a rien à espérer au-delà de cette répétition mécanique de ce qui, un jour, a été. C’est ce qu’a magnifiquement illustré Adolfo Bioy Casarès dans son roman trop méconnu L’invention de Morel.10
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Fétichisme.
Si nous nous attachons de façon excessive à certains objets familiers – c’est-à-dire à des témoins de notre passé –, c’est parce que nous reportons sur eux, tentons de fixer sur eux, tout ce que nous n’avons pas la force d’investir dans le moment présent. Le fétichiste, celui qui accorde aux objets cette valeur particulière, regarde toujours en arrière, il se raidit de façon pathétique contre l’écoulement du temps. Au-delà de ces objets-fétiches auxquels il paraît tant s’attacher, il ne faut voir en fait que des mues successives, les pauvres bribes de lui-même dont il ne parvient pas à faire son deuil. Lui aussi appartient à l’espèce de ces « esclaves martyrisés du Temps » qu’évoque Baudelaire. Quels qu’en soient par ailleurs les bénéfices secondaires – cette jouissance morbide de la nostalgie –, le fétichisme n’est jamais qu’un comportement bloqué de repli sur soi et de fermeture. Regrettant un passé qu’il est frustré d’avoir mal vécu, le fétichiste ne l’a mal vécu que parce qu’il se tournait alors vers l’avenir, un avenir dont il attendait tout au lieu de simplement vivre l’instant présent. Le fétichisme, à tout prendre, ne serait qu’un défaut d’adaptation au temps.
L’homme d’action au contraire, celui qui s’inscrit totalement dans le présent pour toujours aller de l’avant, ne saurait être fétichiste ; les objets n’ont pour lui d’autre réalité que leur valeur d’usage et, lorsqu’ils ont perdu leur utilité, il n’éprouve aucune difficulté à s’en défaire.
Tout le caractère d’un homme pourrait ainsi se déduire de son simple rapport aux objets.
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Vieux trottoirs.
Il y a depuis quelques semaines d’importants travaux de voirie dans la rue de la Ville en pierres, la rue perpendiculaire à la nôtre qui conduit à la petite place commerçante de Toutes-Aides. On y creuse de profondes tranchées pour enfouir tous les câbles aériens – électriques et téléphoniques –, on y modifie du même coup les trottoirs, étroits et défoncés, pour les mettre au niveau de la chaussée comme cela se fait aujourd’hui. Le chantier progresse tronçon par tronçon. On en est maintenant au dernier, celui qui va de l’intersection avec notre rue jusqu’à la place de l’église.
Hier, en allant chercher le pain, j’ai soudain constaté que les anciens trottoirs avaient complètement disparu. Les tranchées avaient déjà été comblées et ils avaient été remplacés par une belle dalle de béton gris clair encore tout luisant, affleurant les nouveaux caniveaux constitués de pavés cimentés. Cela m’a fait un coup au cœur, car ces vieux trottoirs-là, mal-foutus et rapiécés de toute part, voire dangereux, je les avais maintes et maintes fois parcourus, dans un sens et dans l’autre, d’un côté ou de l’autre de la rue, pendant plus de neuf ans avec ma petite fille pour aller à la boulangerie ou faire des courses sur la place. Je l’y avais d’abord trimballée dans sa vieille poussette bleue alors qu’elle était toute petite ; puis en la tenant par la main quand elle trébuchait encore à chaque pas et s’accroupissait devant la grille de chaque soupirail pour voir à l’intérieur ; elle y avait ensuite promené la petite poussette rose de sa poupée Margot (qu’elle emmitouflait, pour qu’elle ne prenne pas froid, dans l’un des foulards de sa Mamie) ; une poussette qu’elle avait souvent bien du mal à maintenir sur ces trottoirs trop exigus et qu’il fallait la plupart du temps que je pousse moi-même ou me décide à porter à la main pour aller plus vite sur le chemin du retour. Plus tard elle m’accompagnait à la boulangerie en tricycle, en trottinette, à vélo, en rollers même, et c’était chaque fois toute une affaire tellement elle avait du mal avec ces engins-là.
Louise avait aussi, au fil des années, institué toutes sortes de rituels sur ces vieux trottoirs-là, qu’elle accomplissait scrupuleusement lors de chacune de nos sorties : après la devanture du coiffeur elle me lâchait la main et m’échappait en courant dans la petite impasse fermée tout au fond par un énorme portail métallique gris devant lequel il fallait que je la rattrape et la prenne dans mes bras tandis qu’elle hurlait de frayeur feinte ; au coin de la rue Rouget de l’Isle elle me devançait pour se cacher à l’angle d’une maison d’où elle surgissait à mon passage en faisant « bouhh !!! » pour me faire peur, et je faisais semblant de sursauter ; puis nous inversions les rôles, c’est moi qui me cachais et criais « bouhh !!! » lorsqu’elle arrivait à l’angle, et elle était presque effrayée pour de bon tandis que les passants souriaient de nos enfantillages ; puis, devant l’agence immobilière, elle s’arrêtait systématiquement pour prendre dans le présentoir l’un de ces fascicules gratuits d’annonces sur papier glacé afin de le rapporter à Mamie ; et nous avions ainsi à la maison parfois deux, trois, quatre exemplaires de la même brochure dont nous n’avions pas besoin.
C’est tout cela, me disais-je en approchant de la boulangerie, que la pelleteuse vient de faire disparaître en défonçant ces vieux trottoirs, tous ces souvenirs que je partage avec Louise. Et puis j’ai pensé que, tout compte fait, ce n’était pas une si mauvaise chose que ces trottoirs aient désormais disparu puisque rien de ce qui avait constitué notre bonheur au cours de ces années-là ne s’y produirait jamais plus. Louise allait avoir dix ans dans quelques semaines, elle était grande désormais et cette époque-là était de toute façon définitivement révolue.
En revenant de la boulangerie, ce jour-là, ma baguette encore tiède à la main, je me suis surpris, avec un sourire intérieur quelque peu ironique, à paraphraser les vers fameux de Lamartine :
« Vieux trottoirs disparus, aviez-vous donc une âme
Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? »
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Je revenais en voiture de la maison de retraite de ma mère et approchais de mon quartier. Arrêté au feu rouge au coin du boulevard des Belges et de la route de Sainte Luce, devant le Parc de La Mitrie, j’ai soudain été submergé par une évidence : c’était là mon quartier ; c’était là, pour moi, depuis près de cinquante ans, le centre du monde, l’endroit à partir duquel, pour moi, tout le reste du monde s’était organisé… Et j’ai pensé à ce qu’observe Proust qui craignait être empêché de bien voir par les autres spectateurs lors d’une représentation de Phèdre par la Berma : « je me rendis compte qu’au contraire, grâce à une disposition qui est comme le symbole de toute perception, chacun se sent le centre du théâtre. »11 Cette idée-là, qui m’avait si fortement marqué la première fois que j’avais lu Proust, j’ai découvert plus tard qu’il l’avait trouvée lui-même chez Anatole France, dans Le livre de mon ami : « Elle était toute petite ma vie ; mais c’était une vie, c’est-à-dire le centre des choses, le milieu du monde. Quiconque vit, fût-il un petit chien, est au milieu des choses. »
(19/02/2020).
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Revoir les photos d’un voyage, d’un repas entre amis, d’un réveillon nous laisse la plupart du temps un sentiment de tristesse indéfinissable. Elles nous paraissent pauvres et sans vie, ces photos, même celles qui ont fixé nos moments les plus drôles ou les plus heureux. Nous regretterions presque de les avoir une fois de plus regardées : elles ne nous apportent rien de ce que nous attendions naïvement, de ce que nous ne pouvons nous empêcher chaque fois d’attendre. Car si elles nous rappellent çà et là quelque détail oublié, elles ne nous offrent que l’image de moments de notre vie qui sont morts et les regarderions-nous dix fois, cent fois, elles ne feraient que répéter cette même image, toujours identique, sans rien de plus sans rien de moins, toujours désespérément la même.
C’est ce qui différencie la photographie de la
mémoire : elle n’est qu’une mémoire morte, comme on dit en informatique. Quelles
que soient les photographies que l’on regarde, ce seront toujours des photos
anciennes. Même les photographies les plus récentes ne seront jamais que la
trace, désormais immuable, d’instants déjà devenus anciens. Sans doute
faudrait-il se contenter du souvenir – incertain, infidèle peut-être mais
vivant, jamais semblable à lui-même – et ne recourir aux photos que pour lui
servir de support, de point de départ.
Ne pas seulement regarder les photos mais, à partir d’elles, se laisser
aller à rêver, s’abandonner au souvenir ; telle serait leur véritable fonction.
Mais n’est-ce pas plus ou moins ce que nous faisons tous ?
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Qu’est-ce que tu attends ? Si ce n’est pas le bus que tu attends, ou quelque chose de cet ordre (tes invités, par exemple, ou l’heure de partir au cinéma) cette question ne laisse pas de générer quelque angoisse ; ce serait même le genre de question qu’il convient de ne pas se poser. Qu’attendons-nous, en effet, hormis les petits événements de la vie quotidienne (des amis, un train, l’heure du repas ou celle des informations à la télé) ? Qu’attendons-nous donc ? Rien ? Mais si, pourtant, nous attendons quelque chose, même sans nous l’avouer nous attendons quelque chose…
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Pépé Charles, mon grand-père maternel, avait deux sœurs, tante Berthe et tante Angèle, qui ont passé l’essentiel de leur vie à Floing, un village des Ardennes entre Sedan et la frontière belge. Tante Berthe y tenait une petite épicerie dans la rue principale ; elle était restée vieille fille tandis qu’Angèle se mariait avec un maître d’armes, Paul, dont elle eut un fils. À la mort de son mari, Angèle était venue habiter avec sa sœur ; Berthe occupait une grande pièce avec alcôve au rez-de-chaussée, à l’arrière de sa boutique, et Angèle les deux pièces à l’étage au-dessus.
La nuit de la mort de tante Angèle (rongée depuis des années par un cancer du foie) Berthe entend grincer la porte d’entrée ; puis des pas dans l’étroit escalier de bois menant à l’étage. Elle sort de son alcôve et, dans la pénombre, demande alors qui est là. Une voix répond : « Ne t’inquiète pas, Berthe ; c’est moi, Paul. Je viens chercher Angèle. Recouche-toi. »
Le lendemain matin tante Berthe a découvert que sa sœur était morte dans la nuit…
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Ce que nous ne parvenons pas à admettre lorsque nous envisageons notre propre mort, parce que nous ne parvenons tout simplement pas à le comprendre, c’est l’idée que nos enfants, notre petite fille, continueront d’être de ce monde lorsque nous n’y serons plus ; qu’ils continueront de voir le jour se lever, les voitures circuler et les passants marcher dans les rues, qu’ils iront toujours acheter leur pain à la boulangerie du quartier.
On comprend mieux alors les effroyables rites funéraires des pharaons de l’ancienne Égypte…
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Paris, rue Beaugrenelle, en 1930. Ma mère a dix ans. Sa grand-mère Irma vient de mourir. C’est elle qui lui préparait son café au lait tous les jours lorsqu’elle rentrait de l’école. Ce jour-là, la petite fille ouvre la porte de l’appartement et aperçoit sa grand-mère dans la cuisine qui lui fait chauffer son lait ; elle porte sa robe du dimanche, noire à col de dentelle, avec son tablier à carreaux bleus par-dessus. La fillette réalise soudain que sa grand-mère est morte et prend peur ; elle dévale les cinq étages pour se réfugier dans la loge de Coco, la concierge. Pour la rassurer, Coco remonte avec elle. « Tu vois bien qu’il n’y a personne » lui dit-elle.
Mais sur le réchaud, au fond de la cuisine, il y a une casserole de café au lait encore chaude…
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Euthanasie.
Ce soir, Zoé est morte. C’est moi qui ai décidé de l’instant de sa mort. Une heure auparavant elle était encore dans le jardin au soleil ; elle était venue vers moi pour se faire caresser. Et puis, pendant cette longue attente chez le vétérinaire, elle était restée tranquillement sur mes genoux, en toute confiance, parvenant encore à ronronner malgré sa respiration difficile, sa maigreur. Je l’appelais : « Zoé… » et elle me répondait faiblement ; elle n’avait pas perdu son habitude de parler. Sur la table de consultation, après que le vétérinaire l’eut auscultée et palpée, elle est venue frotter son nez contre ma chemise et s’est serrée contre moi. Elle avait déjà compris quelque chose, elle demandait que je la protège. Alors j’ai dit oui au vétérinaire, j’ai dit oui pour la piqûre qui allait l’endormir puisqu’il n’y avait plus rien d’autre à faire ; j’aurais seulement pu la laisser vivre encore quelques jours. En attendant que l’anesthésie fasse effet, le vétérinaire l’a enfermée « au chenil », une sorte de clapier dans son arrière-salle où d’autres chiens et chats passeraient la nuit. Sans protester, elle m’a regardé une dernière fois à travers les barreaux d’inox, elle m’a regardé l’abandonner à son sort. Je suis sorti tout de suite. Dans dix minutes elle serait endormie, et tout serait fini pour elle. Quelque chose aussi serait fini pour nous.
Nous sommes le soir du 28 mai 1999. J’ai repris la voiture et je suis rentré à la maison sans Zoé.
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Prendre sa retraite.
Ce que j’éprouve au moment de prendre ma retraite ? Un sentiment étrange et ambivalent de liberté mais aussi une tristesse sourde, non dénuée cependant d’une grande sérénité. Un sentiment complexe donc, et qui n’a rien à voir avec le simple soulagement d’être enfin délivré des contraintes du travail. Si je reprends un à un les termes de cette phrase par laquelle j’ai tenté de le définir, je m’aperçois que chacun demande à être explicité, recèle autant de nuances et de contradictions que le sentiment même qu’il est censé cerner. Autrement dit si, par souci de précision, volonté d’exhaustivité dans l’analyse de ce que je ressentais, j’avais développé cette formule – la plus simple que j’aie pu trouver – chaque nouveau terme dont je l’aurais enrichie n’aurait fait que susciter de nouvelles difficultés, engendrer de nouvelles corrections. Je crois avoir par conséquent bien fait de m’en tenir à ce que j’ai d’abord écrit.
Lorsque j’écris étrange, en effet, cela m’amène aussitôt à préciser que ce sentiment n’est pas aussi étrange qu’il paraît, du moins qu’il ne m’est pas « étranger », car ce n’est pas la première fois que je l’éprouve. Ce sentiment soudain de liberté (le fait d’être délivré des soucis du travail, de son rythme) se manifeste à la fin de chaque année scolaire, au début de chaque période de vacances. C’est aussi ce que l’on ressent lorsqu’une tâche qui nous a longtemps occupés parvient enfin à son terme : une bienheureuse impression de disponibilité s’ouvrant en contrepartie sur une sorte de vide, l’espèce de dépression qui accompagne la fin de toute activité qui nous a totalement accaparés (l’écriture d’un livre, la réalisation d’un film). Mais, à la différence de ce qu’il se passait d’habitude, force nous est de constater que cette fois-ci c’est fini pour de bon, qu’il n’y aura pas dans deux mois de « rentrée » et que tout ce que nous avons pu faire par conséquent au cours de cette année qui s’achève nous l’avons accompli pour la dernière fois. Le cours d’analyse filmique que nous avons donné mercredi aura bien été « notre dernier cours » et jamais plus nous ne nous trouverons devant une classe d’étudiants de Ciné-Sup pour commenter Au fil du temps de Wim Wenders. En cela réside toute la différence, je ne cesse de m’en persuader ; ce que j’éprouve actuellement mérite effectivement pour cela d’être qualifié d’étrange. Et c’est cela aussi sans doute qui fait sourdre insidieusement cette tristesse dont j’ai parlé : c’est le fameux « Nevermore » du corbeau d’Edgar Poe.
Lorsque j’écris « liberté », je me dis qu’il est indéniable que je vais bénéficier désormais d’une plus grande liberté, c’est le cas de tous les retraités. Aller et venir n’importe quand, m’absenter de Nantes, je le pourrai quand je le voudrai, sans être conditionné par le rythme de l’année scolaire. Le mercredi, par exemple, au lieu d’être tenu d’assurer mon cours hebdomadaire, il me sera tout à fait loisible de rester lire à la maison, écrire, jouer de l’accordéon ou du piano, dormir, et les quelques week-ends consacrés à la correction de mes copies deviendront désormais pour moi complètement disponibles. Disponible, oui, je le serai complètement à présent, mais voilà : disponible pour quoi ? Le travail, quoi qu’on en dise, bien qu’on ne cesse de s’en plaindre et qu’on n’ait pas d’autre souhait, tant qu’on est jeune, que de s’en libérer, le travail confère malgré tout un sens à la vie ou du moins nous dispense d’y chercher un sens qui lui serait étranger ; on remet cela à plus tard, on n’a pas le temps. Mais dès lors que l’on est libéré du travail, l’urgence de trouver ce sens-là tout à coup nous saute à la gorge. C’est que nous voici en face de nous-mêmes, sans plus aucun prétexte pour temporiser, différer ; situation que nous avaient jusqu’alors épargnée les prétendues contraintes de la vie professionnelle, le si fameux « divertissement » pascalien. Que faire maintenant que plus rien ne vient nous « divertir », nous détourner du chemin de l’essentiel ? La vie, jusqu’alors, nous avait plus ou moins fait ce que nous étions, nous n’avions pas trop à nous en soucier, cela suivait son cours ; or c’est à nous qu’il incombera désormais de faire quelque chose de notre vie (s’il n’est pas déjà trop tard).
Et cette « tristesse » que j’évoque aussi qu’en est-il ? Je l’ai qualifiée de « sourde » parce qu’il s’agit plutôt d’un état diffus que d’accès ponctuels de mélancolie ; diffus, oui, mais permanent et qui à présent enveloppe tout, comme si vraiment nous avions basculé dans un autre âge de la vie et que (bien que rien n’ait concrètement changé dans notre réalité quotidienne) nous avions maintenant sur le monde, un regard autre, une perspective différente – perspective, il faut bien l’admettre, qui n’en est plus vraiment une puisque toute véritable perspective se définit par l’horizon qu’elle nous offre, un point vers lequel tendre, un terme assigné à nos efforts et à notre attente. Or ce terme maintenant quel est-il ? Mieux vaudrait se dispenser de l’envisager car c’est le terme ultime, force est bien de le reconnaître.
Parce que nous avions des perspectives, autrefois nous attendions. Nous avons d’une certaine manière passé toute notre vie à attendre. Petits, nous attendions d’être grands ; plus tard, d’avoir terminé nos études ; nous avons attendu le premier emploi qui nous conférerait notre indépendance, attendu le premier salaire, puis les augmentations de salaire ; attendu d’acheter une maison ; nous avons attendu puis trouvé l’amour ; attendu que les enfants grandissent, qu’eux aussi terminent leurs études ; nous avons attendu l’été, puis l’été venu attendu l’hiver ; attendu les vacances et puis la rentrée ; attendu Noël et après Noël le 1er de l’An. Pour finir nous attendions la retraite. Et la retraite aussi est arrivée : d’un seul coup nous n’avons plus rien à attendre, rien que nous puissions attendre avec impatience, à quoi nous puissions aspirer. Contrairement à l’idée reçue, la vieillesse ce n’est pas attendre la mort ; elle se caractériserait plutôt par le fait de ne plus attendre, de vivre jour après jour dans une sorte de présent restauré (j’allais dire « éternel », mais l’on devine combien ce terme serait impropre), ce présent dont auparavant nous étions incapables de jouir. De là sans doute cette prétendue « sagesse » traditionnellement attribuée aux vieux : ils sauraient vivre dans l’instant présent, alors qu’il est malheureusement trop tard. La véritable sagesse serait de parvenir à être vieux alors qu’on est encore jeune ; parvenir à se débarrasser de l’attente. La retraite permet d’accomplir un premier pas dans cette voie ; c’est peut-être pourquoi la tristesse dont je parle s’accompagne aussi d’une grande sérénité.
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Le temps passe, disons-nous, le temps passe… Mais pourquoi s’en affliger ? Ne devrions-nous pas nous réjouir au contraire d’être toujours en mesure de le voir passer…
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À quel moment la persévérance risque-t-elle de basculer dans l’obstination ? Autrement dit comment ce que tout le monde reconnaît comme une qualité peut-il insensiblement devenir un défaut ? La question ne me semble pas aussi oiseuse qu’il paraît ; c’est même, arrivé à un certain âge, de celles que l’on se pose tous les jours : dois-je encore continuer à faire ceci ou cela comme lorsque j’étais jeune, à quoi bon ? À quoi bon, en effet, consacrer des heures à travailler le piano ou l’accordéon alors qu’il est évident désormais que je ne saurai jamais en jouer ne serait-ce que correctement ? Pourquoi s’obstiner ainsi ? Et cela vaut-il encore la peine d’écrire à mon âge ? Est-ce persévérance méritoire ou absurde obstination ?
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Nous n’avons pas toujours suffisamment conscience, dans le cours de notre existence quotidienne, que nous sommes en train de vivre ce que nous appellerons plus tard le bonheur…
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Serait-il envisageable de mourir sans avoir préalablement vieilli ?
Mais, que racontez-vous donc là ? dira-t-on ; bien sûr que c’est envisageable ! C’est même malheureusement très fréquent puisqu’il s’agit du cas de tous les gens qui meurent jeunes, à la suite d’un accident ou de maladie…
Je le sais, répondrai-je, mais ce n’est évidemment pas de cela que je veux parler. Je me demande s’il ne serait pas possible de mourir âgé, d’accumuler un grand nombre d’années sans que cela s’accompagne du processus physiologique de vieillissement que nous connaissons. Mourir vieux par l’âge mais encore jeune, en quelque sorte. Ne serait-ce pas envisageable ?
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On m’incite à changer le papier-peint de la chambre, de la salle de séjour – ce joli papier-peint jaune paille que je me réjouis tous les jours d’avoir choisi –, à changer de canapé, à rénover entièrement la cuisine…
Je concède que tout cela est un peu vieillot. Mais, me dis-je, n’y a-t-il pas déjà suffisamment de choses comme cela qui changent autour de nous indépendamment de notre volonté ? Tâchons au moins de ne rien faire changer lorsque cela ne dépend que de nous.
Bien sûr, cela revient sans doute à considérer les choses comme les gardiennes d’une illusoire pérennité, garantes d’un temps qui ne passerait pas. Il passe pourtant le temps, que nous changions ou non de canapé et de papier-peint. Et alors ? Qui nous interdit de préserver l’illusion qu’il ne passe pas tant que ça, que nous pouvons faire en sorte, parfois, de tant soit peu le retenir ?
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Elles ne meurent pas vraiment lorsqu’elles meurent, les personnes que nous avons aimées. Elles subsistent dans notre mémoire sous une autre forme d’existence ; et pourquoi cette forme-là serait-elle inférieure à l’autre, à la vie ?
Ainsi mon père continue-t-il de vivre en moi qui l’évoque autant dire tous les jours. Une vie partiellement amputée, il faut le reconnaître, puisqu’elle ne débute qu’à ma naissance et que j’ignore donc ce que furent son enfance, sa jeunesse que je n’ai pas partagées avec lui…
Lorsqu’à mon tour j’aurai disparu, ma femme et mon frère aussi, mon père ne se survivra plus que dans la mémoire de nos deux enfants, mais sous une forme encore plus réduite puisqu’ils n’auront connu de sa vie que la période qui correspond à la leur ; ils ne l’auront connu que grand-père… Mais ils détiendront tout de même des images de lui, quelque chose du timbre de sa voix peut-être, de son regard, une anecdote qui les aura marqués.
Puis lorsque la mort viendra les prendre à leur tour, que restera-t-il de mon père ? Presque rien. Il ne restera de lui que le souvenir qu’en conserve la mémoire de notre petite fille, c’est-à-dire probablement presque rien puisqu’elle venait seulement d’avoir six ans lorsqu’il est décédé.
Et lorsque — dans très longtemps j’espère — notre petite fille disparaîtra elle aussi, il ne restera plus personne qui ait connu mon père, plus de famille, plus d’amis, personne pour perpétuer son image ; il ne subsistera plus dans la mémoire de personne ; ce jour-là papa sera vraiment mort, définitivement…
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Lorsque nous affirmons — non sans quelque complaisance suspecte — "être revenus de tout", j’aurais tendance à demander si nous y sommes vraiment allés, là d’où nous prétendons être revenus. Car si nous y sommes vraiment allés, si nous avons vraiment pratiqué tel sport, sérieusement exercé telle activité artistique, si nous nous sommes totalement adonnés à telle passion, alors il n’y a plus rien de frustrant ou d’amer à "en être revenus", nous ne devrions en ressentir nul regret, aucun manque. Nous avons fait cela (du piano, de la planche à voile, de l’accordéon, du bateau, des poèmes…), nous l’avons fait, nous sommes venus, nous avons vu, et si nous n’avons finalement pas vaincu — sans doute parce que nous n’étions pas faits pour ça, que ce n’était pas tout compte fait cela notre vie —, nous renonçons à cette activité, cette passion, avec le sentiment d’avoir fait de notre mieux, sans regret bien au contraire, car il nous reste l’expérience irremplaçable et la connaissance intime d’une pratique ou d’un art que nous avons explorés de l’intérieur. Une inestimable richesse, autrement dit, qui ne peut qu’engendrer bonheur et sérénité.
Être "revenus de tout", tel que je l’entends ici, c’est-à-dire après y être vraiment allés, est incompatible à mes yeux avec le moindre sentiment d’amertume. C’est du moins, le moment venu, la grâce que je me souhaite.
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1 Virginia Woolf, Les Vagues : « J’ai éparpillé les mots comme le semeur éparpille le grain en éventail sur la terre nue où la charrue a passé. » (Livre de Poche biblio, p. 222).
2 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Bibliothèque de la Pléiade t. III, p.1037 (Le temps retrouvé).
3 du latin “imbecillus” : « qui s’appuie sur un bâton », faible, débile.
4L’écrevisse, in Le Bestiaire ou le cortège d’Orphée.
5 D’après Jules Huret : Enquête sur l’évolution littéraire, Bibliothèque Carpentier, Paris, 1891.
6 Pensées, section II. 134, édition Brunschvicg.
7 Dostoïevski, L’adolescent, Bibliothèque de La Pléiade, p.417.
8 La chambre claire, Éditions de l’Étoile, Gallimard, Le seuil, 1980, p. 49.
9 Baudelaire, Enivrez-vous in Le Spleen de Paris.
10 Adolfo Bioy Casarès, L’invention de Morel, Robert Laffont, 1973.
11 Marcel Proust : À l’ombre des jeunes filles en fleurs, in À la recherche du temps perdu, Pléiade t.I, p. 446.