Le Paradise
Chapitre six
La fosse septique.
Se "remettre au travail", cela n'a rien à voir avec ce que l'on entend communément par "reprendre le travail", que ce soit après des vacances ou un simple week-end. Pour les salariés d'une entreprise ou d'une administration - qu'ils soient conducteurs de tramway, caissières dans un supermarché, employés de banque - "reprendre le travail", en fait, ce n'est que retourner travailler car leur travail, lui, a tout bonnement continué sans eux, rien ne s'est arrêté du fait de leur absence et l'on reprend donc le travail là où il en est, pour ainsi dire à la volée, comme qui prendrait le train en marche. Ce qui malgré tout n'exclut pas, évidemment, certain flottement que tout le monde a connu, un nécessaire temps d'adaptation. Si vous avez déjà pris le train en marche, vous concevrez volontiers la nécessité d'acquérir d'abord de l'élan et, une fois sur le marchepied, de retrouver votre équilibre un instant compromis pour peu que votre propre vitesse et celle du convoi ne soient pas parfaitement identiques. Cela se passe toujours ainsi lorsqu'on reprend le travail et ne présente généralement pas, pour la plupart des gens, de difficulté particulière. En quelques heures, parfois seulement quelques minutes, on est à nouveau dans le bain comme on dit avec raison, entraîné, emporté par le mouvement immense du labeur universel qui fait marcher le monde et dont on n'est soi-même qu'une particule infime, tellement infime qu'elle pourrait aussi bien ne pas compter et que vous n'avez par conséquent aucune question à vous poser, ni sur ce que vous faites, ni sur le pourquoi de ce que vous faites. Tout au plus avez-vous à vous inquiéter du comment : que vous le fassiez bien, que vous le fassiez mal, avec négligence ou application, c'est cela qui détermine le degré de ce qu'on appellera votre conscience professionnelle et la majorité des travailleurs bénéficie de l'inappréciable avantage - que bien peu seraient prêts à reconnaître alors que tous s'en félicitent secrètement - de n'avoir à se préoccuper que de cela : la qualité du travail et non pas sa nature ou sa raison d'être.
Mais se "remettre au travail", c'est tout autre chose; cela veut dire reprendre son travail là où on l'a laissé, sans aucun espoir que quelqu'un l'ait continué à notre place. Plus question alors de prendre le train en marche : il n'y a plus de train, tout est resté immobile, figé en l'état où vous l'avez abandonné; rien n'a progressé pendant que vous vous étiez arrêté; le mouvement (il y a nécessairement mouvement lorqu'on parle de travail), vous en aviez donné seul l'impulsion initiale, l'aviez entretenu, accéléré, orienté à la sueur de votre front, tenu à bout de bras pourrait-on dire; vous vous y étiez exténué. A présent vous remettre au travail cela signifie remettre en branle toute cette masse de mouvement, si l'expression a quelque sens, retrouver l'énergie nécessaire pour relancer tout cela, non seulement le travail à faire, que vous avez devant vous, mais aussi celui qui a déjà été accompli, de manière à faire se mouvoir à nouveau tout l'ensemble et redémarrer. S'il y avait un train - pour revenir une dernière fois là-dessus - il ne s'agirait plus de le prendre en marche, non, mais de, vous-même et vous seul, parvenir à le pousser, le déplacer, ne serait-ce que de quelques centimètres et ce n'est plus du tout la même chose.
Ce sont là les réflexions auxquelles je me livrais ce matin, avant d'ouvrir la porte du jardin pour me rendre à la cave. Et ces réflexions-là ne m'incitaient pas du tout à y aller de bon coeur, quelle que fût mon impatience à rejoindre mon chantier. En portant mon bol vide sur l'évier, puis en passant un rapide coup d'éponge sur la toile cirée, je voyais là une autre forme de paradoxe, remarquant combien il était étrange que ce soit vers les activités qui nous tiennent le plus à coeur que nous allions ainsi à reculons, inventant tous les prétextes imaginables pour temporiser, reporter le moment de nous y remettre. C'est ainsi que mon bol, pour ne prendre que cet exemple, au lieu de le laisser sur l'évier où je venais de le poser, j'éprouvai encore le besoin de le ranger dans le lave-vaisselle, avec la cuiller et le couteau à beurre, et que je repris l'éponge pour essuyer les quelques gouttes de café qui maculaient le dessus de la gazinière. Ce n'est bien sûr, dans ces cas-là, que reculer pour mieux sauter dit-on souvent mais - et c'est la question qui m'occupait tandis que j'accomplissais toutes ces menues tâches qui n'avaient rien d'indispensable - sautons-nous vraiment mieux que si nous y étions allés tout de suite ?
Comme toujours arriva le moment où reculer n'était plus possible, où rien ne pouvait plus justifier de tarder davantage; il en allait de l'estime à conserver à ses propres yeux. J'eus encore le temps de me dire - tandis que je me séchais les mains avec application et raccrochais le torchon à son piton - que ce comportement n'était peut-être pas sans rapport avec notre attitude à l'égard de la mort. Nous refusons de la voir venir, différons le plus possible, jusqu'au moment ultime où force nous est de reconnaître qu'elle est là, qu'il faut bien s'y abandonner, s'y jeter de tout son corps car il n'y a plus d'échappatoire. Mais cette idée-là me parut trop confuse (quelle relation sérieusement établir entre la mort et le travail ?) et je préférai ne pas m'y attarder. Cela relevait de ces pensées sans fondement vers quoi glisse fréquemment un esprit que l'on laisse trop complaisamment flotter à sa guise et j'étais trop coutumier du fait pour n'avoir pas appris à n'en tenir compte qu'à moitié. Il n'était plus temps, d'ailleurs, de réfléchir à ce genre de problème. J'ouvris la porte vitrée du jardin et sortis dans la fraîcheur de l'aube.
La journée serait sans doute belle, constatai-je, avec un ciel complètement dégagé où se pressentait la montée d'un soleil encore hivernal. Le chant d'un oiseau invisible - merle ou grive, je confondais toujours - saluait le point du jour, soulignant le silence de la ville encore endormie. Ce beau jour, j'allais le passer dans ma cave, à creuser; mais il me réjouissait : cela confortait mon choix de commencer au printemps et je m'en félicitai comme si les saisons avaient tourné une page et que ce temps-là devait inaugurer une longue période de soleil, alors que je n'ignorais pas qu'il y en aurait encore des grisailles et des pluies, et du froid, avant que l'été puisse enfin s'établir. Personne pourtant ne parvient à se défaire de cette faiblesse d'imaginer, dès qu'il fait beau, que le beau temps va désormais perdurer ou, lorsqu'il fait mauvais, qu'il n'en a jamais été autrement; de la même manière que nous entretenons l'illusion, tant que nous sommes jeunes, que nous le serons éternellement, toute la vie, et que pour nous il n'y aura jamais de vieillesse.
Mais ce n'est pas à cela que je songeais en descendant les quelques marches conduisant à ma cave; je n'avais en tête qu'une pensée : retrouver mon chantier, même si je savais devoir passer par une première phase de désillusion et de découragement avant de pouvoir me remettre au travail. N'est-ce pas ainsi pour tout, pour les activités les plus importantes comme les plus anodines ? Ne serait-ce qu'à l'occasion d'un bain de mer, par exemple : alors que décidé et plein d'allant vous venez de mettre vos pieds dans l'eau, déjà cela vous glace les chevilles, interrompt tout net votre élan. Vous tergiversez, biaisez, parcourrez la plage de long en large, de l'eau à peine aux genoux - est-il vraiment nécessaire de se baigner ? il fait beaucoup moins chaud que vous pensiez. On se dit que ce n'est déjà pas si mal d'avoir enfilé son maillot de bain et d'être descendu sur la grève; on prend l'air, le soleil, on a déjà fait un effort. Pourtant on se dirige tout de même résolument vers le large; cela n'a rien d'agréable, l'eau vous est montée jusqu'à la ceinture. Alors il n'y a plus d'autre solution que de s'asperger, la poitrine, et les bras, et la nuque, avant de s'y jeter, de nager. Et l'on nage; on ne pense à rien d'autre; les hésitations que l'on a connues, tous ces minuscules combats de la volonté sont réduits à néant, mieux : transformés en victoire. On est là et l'on nage, étonné que cela soit si simple et procure tant de plaisir.
Je ne m'inquiétais donc pas, en allumant la lumière, de l'impression désastreuse que me fit mon chantier. Au lieu de la cave propre et rangée que j'avais connue jusqu'alors, c'est tout un désordre d'outils éparpillés sur le sol qui s'offrait à mes yeux, un amoncellement de gravats fuligineux mêlant plaques de ciment et mâchefer, sans parler du trou proprement dit, absurde, irréparable, que j'aurais mieux fait de ne pas entreprendre de creuser. Il arrive toujours un moment lorsqu'on a entrepris un travail, quel qu'il soit, où l'on se prend à regretter de n'avoir pas laissé les choses en l'état : non seulement on n'aurait rien à faire, on aurait le loisir de s'occuper autrement, mais surtout on n'aurait pas à supporter le spectacle déprimant des dégâts que cela occasionne; tout serait resté comme avant, ma cave propre, avec son sol de ciment impeccablement balayé. Ce qui dans ces cas-là nous tourmente, c'est que nous aurions pu ne jamais commencer, nous épargner tous ces désagréments et désordres, mais que nous l'avons fait, justement, et que nous avons à présent tout cela sur les bras - ces gravats, ce trou qui nous semble aberrant - sans possibilité de revenir en arrière, de se dire « non, décidément je ne le fais pas; laissons les choses telles qu'elles sont...» Ce qui nous tourmente alors, c'est, je crois, l'expérience concrète de l'irrémédiable, pour le dire ainsi, le fait d'éprouver, à propos des travaux manuels les plus terre-à-terre, que le tragique de notre destinée réside - j'en suis désormais convaincu - non dans le fait que le temps passe, comme l'ont déploré nombre de philosophes et de poètes, mais dans le fait qu'il passe précisément de cette façon-ci dans laquelle nous sommes irrémédiablement engagés, excluant toutes les autres possibilités qu'à un moment donné nous aurions pu élire (ne pas creuser ce trou, par exemple). Que le temps passe, moi, je n'en suis pas particulièrement affecté; je dirais même que j'envisage avec horreur l'idée d'un temps qui ne passerait pas, figé dans quelque marmoréenne éternité. Mais j'aurais préféré qu'il ne passe pas de cette manière implacablement univoque et nous laisse, en quelque sorte, un éventail de plusieurs vies parallèles, entre lesquelles il nous serait loisible de naviguer, au gré de nos humeurs et de nos goûts du moment, sans qu'aucune d'elles n'exclue obligatoirement toutes les autres. C'est cela, de mon point de vue, qui constituerait un véritable exercice de notre liberté au lieu de ce concept de prétendu libre-arbitre dont il faudrait qu'on se satisfasse et qui ne fait, au bout du compte, que nous emprisonner dans le réseau de tous nos choix antérieurs, de je ne sais quel déterminisme dont la compréhension nous échappe.
Bref, en allumant la lumière, ce matin-là, je m'étais donc retrouvé devant l'amoncellement de mes gravats, spectacle qui avait suscité cette première réaction d'abattement à laquelle, fort heureusement, je m'attendais. Aussi ai-je pu rapidement reprendre les choses en mains. Ce qui ne signifie pas, notons-le, que je me suis aussitôt remis au travail; non, cela ne se fait pas comme cela. J'ai repris les choses en mains dans ma tête si l'on peut dire, commençant par relativiser ce bref désarroi en le mettant à proprement parler entre parenthèses (il était là, c'était normal, il n'y avait rien à faire, je m'en occuperais plus tard si nécessaire) de manière à envisager l'organisation de la journée. Là, c'était beaucoup plus simple : comme il faisait beau, il fallait en profiter pour évacuer les délivres et donc, dans un premier temps, dégager le regard de l'ancienne fosse septique, là-haut, dans le jardin, afin d'y transporter tout cela. Il n'y avait pas à tergiverser et ce sont ces situations-là qui me conviennent. Je me suis emparé d'une bêche et j'ai remonté l'escalier vers la lumière du jour. Je n'avais accordé aucune attention à mon trou, auquel pourtant je n'avais cessé de penser depuis le réveil, tout en prenant mon petit déjeuner. Ce trou, pour le moment, ne présentait de toute façon aucun intérêt particulier et je savais que si je m'étais attardé à le considérer malgré tout j'y aurais perdu un temps précieux pour l'avancement du travail, je me connais. C'est en me félicitant d'avoir échappé à cela, de ne pas m'y être laissé prendre, que je remontai la dizaine de marches de pierre qui me ramenaient au niveau du jardin. Il est des cas, me disais-je, où se détourner de l'objet de son travail constitue le meilleur moyen de le faire progresser; j'en avais là un exemple évident et de le constater, de constater combien, pour une fois, la pratique s'accordait à la théorie, me dota d'une bonne conscience et d'une énergie, là-haut, arrivé sur la pelouse, qui n'était pas loin de s'apparenter au bonheur. Je donnai le premier coup de bêche dans une sorte d'innocente euphorie.
J'en donnai beaucoup d'autres par la suite, bien plus que j'avais prévu; si bien qu'une heure plus tard j'avais retourné et fouillé plusieurs mètres carré de pelouse avant de tomber enfin sur la petite trappe de béton qui donnait accès à la fosse. Le soleil s'était levé sans que je m'en aperçoive. Il éclairait autour de moi, lorsque je me suis redressé, tout un coin de jardin dévasté : un labour irrégulier de terre grasse, noire, piétinée par endroits, profondément creusée à d'autres, d'où émergeaient çà et là, chamboulées et souillées, de pathétiques mottes de gazon s'efforçant de me crier leur réprobation - oui, je l'entendais crier ce pauvre gazon massacré sous un si beau soleil matinal, j'entendais ses récriminations impuissantes, il ne comprenait pas quelle mouche m'avait piqué. C'est que cette trappe, que je m'étais figuré pouvoir localiser avec une relative précision, j'avais en fait complètement oublié où elle se trouvait. Je venais certes, enfin, de la mettre à jour mais à quel prix ! me dis-je, appuyé sur ma bêche, ruisselant de transpiration, et contemplant le désastre. Comme s'il ne suffisait pas de cet amoncellement de saletés, en bas, dans ma cave, sans occasionner de surcroît tous ces dégâts inutiles dans le jardin. Et là, malgré ma relative victoire - puisque j'avais réussi à dégager la trappe -, j'eus un sérieux accès de faiblesse et de doute devant l'absurdité de tous ces efforts : comment ? creuser des trous afin de les combler avec les gravats d'un autre trou ? et pourquoi ne pas en faire encore un autre, un peu plus loin, que je remplirais avec le surplus de ceux-ci, et ainsi de suite ? Si l'on envisageait les choses de cette façon, il y avait lieu effectivement de s'interroger sur le bien-fondé de toute cette activité, qui aboutissait à quoi en fin de compte ? à translater des gravats d'un trou à l'autre ? A bien y réfléchir évidemment (et c'est justement ce que je faisais, appuyé sur le manche de ma bêche afin de récupérer de l'effort soutenu que je venais de fournir), on peut considérer que personne ne fait rien d'autre dans la vie qu'enchaîner des sortes d'opérations transitives de cette nature : faire la vaisselle pour bientôt la resalir et faire de nouveau la vaisselle; manger et éliminer afin de retrouver de l'appétit pour manger; travailler en attendant de se reposer pour pouvoir se remettre au travail; dormir et caetera... De sorte que ces activités de translation ne seraient finalement que notre lot commun, auquel nul ne saurait échapper, l'essence même de notre condition si l'on veut. Considéré ainsi, cela n'a plus rien d'inquiétant, au contraire (quoi de plus rassurant que de se sentir semblable aux autres, innocenté, pourrait-on dire, du fait que les autres sont logés à la même enseigne ?). Mais lorsqu'il ne s'agit plus de généralités et que vous êtes confronté à la réalité concrète du terrain (c'était bien mon cas !), que vous vous dépensez, tranpirez, pour tout à coup vous rendre compte que, au lieu de progresser, vous ne faites que déplacer les problèmes, que pour résoudre le premier vous en créez un nouveau, n'y a-t-il pas de quoi tout remettre en question ? du moins douter un instant du bien fondé de toute l'entreprise ?
J'en étais là, appuyé sur ma bêche, au milieu de ma pelouse retournée, dans les premiers rayons de ce soleil printanier, épuisé, il faut bien le dire, et découragé dès le matin. Ma méthode habituelle - qui consiste à toujours persévérer malgré tout, à mettre provisoirement les doutes entre parenthèses - ne m'était cette fois-ci plus d'un grand recours. J'en arrivais à douter de la méthode elle-même : ne cacherait-elle pas finalement une ruse des plus insidieuses pour m'abuser moi-même, m'empêcher de voir les choses en face, telles qu'elles sont ? Et lorsqu'on regarde vraiment les choses en face cela vaut-il la peine, sincèrement, de continuer à faire quoi que ce soit ? Je me trouvai donc dans cette douloureuse impasse, incapable d'en sortir par un raisonnement auquel je ne croyais plus, lorsqu'inopinément Cynthia vint m'offrir son secours. Je vis soudain son visage, auréolé de ses bouclettes brunes, l'anémone écarlate de sa bouche. Que penserait-elle de moi, me suis-je dit, si elle me savait empêtré dans de telles niaiseries (à ses yeux), dans l'impossibilité de mener à bien un travail pourtant si simple (transporter des gravats dans un trou) et que j'avais moi-même décidé ? Sans doute partirait-elle de l'un de ses fous rires, qu'elle contiendrait pour ne pas me blesser, ou se désolerait-elle secrètement de me voir tellement impuissant, arrêté pour si peu de choses. « Vous n'allez pas laisser cela comme ça, me dirait-elle; regardez dans quel état vous avez mis votre jardin !
- Mais je n'avais pas le choix, je n'y suis pour rien : je ne trouvais plus la fosse...
- Maintenant vous l'avez trouvée, non ? Alors remplissez-la ! Qu'est-ce que vous attendez ? »
Je serais bien forcé de lui dire que je n'attendais rien. Elle me ferait son plus gentil sourire, pour ne pas trop me brusquer, avec une petite pointe de malice dans ses yeux lumineux et limpides : « Eh ben, allez-y... » dirait-elle comme si cela allait de soi. Et je n'aurais plus qu'à y aller car effectivement cela allait de soi; où était le problème puisque j'avais localisé la trappe et n'avais plus qu'à y transporter mes gravats ? Cynthia m'avait sauvé. Je me promis de le lui dire un jour. C'est à ce moment-là que je décidai de retourner la voir, pour lui expliquer, si tant est qu'on puisse expliquer ces choses-là; elle n'y comprendrait probablement rien.
Il faut croire que je m'étais suffisamment reposé car j'entrepris de dégager la trappe de ciment avec une ardeur nouvelle. Elle se trouvait à une trentaine de centimètres sous le niveau du sol ce qui m'obligea à bêcher largement tout autour pour éviter que la terre ne s'éboule lorsque je la soulèverais. Un gros anneau de fer, rongé de rouille, avait été prévu pour l'enlever. J'y glissai le manche de la bêche, fis levier. Il n'y eut pas de miasme putride ou d'odeur, contrairement à mon attente, lorsqu'elle céda et que je la posai sur le côté; seulement une bouffée de silence caverneux, d'obscur silence telle une sorte de résonance d'outre-tombe. Agenouillé sur la terre fraîchement remuée, je me penchai sur le néant mystérieux que cette béance exhalait. Il en montait un froid sourd et humide que dissolvaient les rayons du soleil me réchauffant le dos. Je me convainquis rapidement qu'il n'y avait rien à tirer de ce gouffre; il n'y avait là qu'une ancienne fosse septique désaffectée, un banal cube de béton enfoui depuis longtemps, vide, oublié, et qui ne recelait nul mystère, nul secret, rien qui fût susceptible de nourrir tant soit peu nos puérils fantasmes de trésors cachés. J'y enfonçai presque entièrement la tête, un peu déçu mais rassuré de n'y entendre le souffle d'aucun reptile monstrueux, aucune hydre infernale que j'aurais imprudemment libérée. Non, c'était vide, silencieux; et je me dis soudain que j'étais seul avec moi-même, que c'était ainsi. Il n'y a aucune aventure à attendre, pas le moindre imprévu, pour nous distraire de la monotonie quotidienne; rien n'est enfoui nulle part, aussi profondément que nous puissions creuser.
Je suis redescendu à la cave. En quelques pelletées j'ai rempli les deux seaux de maçon que j'avais achetés. Et, une anse dans chaque main, j'ai remonté l'escalier pour en déverser le contenu dans la fosse. Il ne m'a fallu que trois voyages pour venir à bout de ces premiers gravats, mais ce n'était que le début d'un chemin de croix dont je ne m'étais pas imaginé l'ampleur.