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       Palace-Hôtel

III

  Le chemin débouche sur un dégagement d’herbe en friche, devant un portail aux piliers de pierres grises, le schiste de la région. La grille est fermée.

  « Donnez deux coups de klaxon, indique Flora, mieux vaut prévenir ».

  Il klaxonne deux fois, faiblement, gêné de troubler le silence absolu de la nuit. Sur la plaque de marbre du pilier de gauche on peut lire dans la lumière des phares : La gravière, en capitales romaines noircies par la mousse. Le moteur tourne au ralenti, une vibration assourdie, presque imperceptible. Il fait chaud dans la voiture. Il interroge Flora du regard.

  « Patrick va nous ouvrir, fait-elle, il a certainement entendu. »

  Ils attendent encore. Puis les battants de la grille paraissent s’écarter seuls et il embraye pour s’engager lentement dans l’allée.

  La maison a un perron imposant, avec double escalier. Il s’arrête devant sur un coup de frein un peu brusque qui fait crisser le gravier sous les pneus. Il éteint les phares ; coupe le moteur. Elle a déjà ouvert sa portière.

  Le petit homme maigre qui remontait l’allée les rejoint en quelques pas. L’air est vif et coupant ici, plus froid qu’à Sedan. D’en bas monte le gargouillis tranquille de la Semois sur ses galets. Flora ne met pas beaucoup de conviction dans ses présentations sommaires ; elles sont évidemment inutiles : « Patrick... » L’homme tend une main cordiale. Il porte un pantalon sombre et un cardigan blanc pas même boutonné. Dorival lui donne dans les cinquante ans.

  « Heureux de vous avoir avec nous, Dorval ! Tout s’est bien passé ?

  — Parfaitement bien. »

  Sa poignée de main est franche et prolongée ; de la main gauche il soutient le bras de Jacques, familièrement, comme s’il retrouvait un vieil ami. Mais ses yeux noirs, étroits, fixés dans les siens, prennent le temps d’évaluer le nouvel arrivant dès ces premières secondes de leur rencontre. Il attendait un homme de toute confiance ; il s’assure que sa confiance est bien placée.

  « Ne restons pas là nous geler, décide-t-il enfin. Je suppose qu’un petit remontant ne vous ferait pas de mal ? »

  Jacques se laisse pousser vers le perron. La silhouette noire de Flora, déjà en haut de l’escalier, se découpe sur la chaude lumière de l’entrée. Il gravit les quelques marches sans rien dire, préoccupé de ne pas retrouver qui lui rappelle son hôte. Ce front haut dégarni, la forme presque triangulaire du visage..., c’est ça : il a quelque chose d’Aznavour. Soulagé, il garde un involontaire sourire de satisfaction en entrant.

  « Cela fait plaisir d’être arrivé, pas vrai ? dit Patrick qui le guide à gauche vers le salon. L’ennui c’est qu’il faudra repartir aussitôt ; Flora vous a mis au courant, je suppose ? »

  Dorival se contente d’acquiescer silencieusement, en homme qui sait évaluer la gravité de la situation. Il examine l’ameublement du salon qui n’a pas dû changer depuis le début du siècle : les pesantes tentures de velours frappé, d’un ton devenu vineux, sont bordées de fanfreluches et relevées par des embrasses de grosse cordelière ; elles occultent presque complètement les deux fenêtres ; quatre fauteuils capitonnés entourent une curieuse cheminée de bois sculpté, très sombre ; il y a abondance de tapis, de guéridons de laque d’inspiration japonisante, de gros abat-jour à plis ornés de lourds rubans fanés, de bronzes, de bibelots de toute sorte. Patrick et Flora ont dû acheter — ou louer — la maison en l’état, avec son mobilier d’origine ; ils n’ont touché à rien ; peut-être même n’habitent-ils pas vraiment ici. Tout paraît pourtant luisant, entretenu, cela n’a rien d’un intérieur de passage laissé à l’abandon. Patrick l’a invité à s’asseoir et propose du cognac, un café.

  « A moins que vous ne préfériez quelque chose de plus consistant, corrige-t-il. J’avais préparé un bon petit repas avant que Flora ne téléphone, si jamais cela vous dit... »

  Jacques décline l’offre ; ils ont très copieusement dîné à Sedan ; un café suffira ; pour le cognac, par contre... Son hôte paraît comblé par cette réponse ; Jacques lui fait l’honneur d’accepter quelque chose. Il s’affaire dans le bas d’un buffet, en extrait verres et bouteille ; il s’excuse cérémonieusement de devoir l’abandonner pour préparer le café à la cuisine. Il tient à recevoir son Dorval dans les meilleures conditions.

  Flora a disparu depuis qu’ils sont entrés au salon. Jacques se retrouve seul. Même ici, à l’intérieur, on perçoit distinctement le clair tumulte de la rivière en contrebas. La Semois est peu profonde à cet endroit ; elle glisse d’un méandre à l’autre sur un lit gris de galets, se gonflant parfois sur le dos de quelques grosses roches éparses, mystérieuses tortues géantes endormies çà et là depuis des siècles sous la caresse du courant. Ils sont venus plusieurs fois se promener par ici avec Anne, en amont de Rochehaut ; les gens des environs descendent s’y baigner en été, sur ce qu’ils appellent la plage, cinquante mètres d’inconfortables cailloux noirs face au tombant assombri par les pins.

  Sans la présence de la rivière le silence serait total. Mais Jacques ne s’inquiète plus de cette solitude. Une ombre nous angoisse davantage tant que n’est pas identifié l’objet qui la projette. Parvenu au coeur de cette affaire, dans la gueule du loup comme il se le répétait en cours de route, il se sent délivré de toute appréhension ; il a en quelque sorte épuisé toutes ses craintes à l’avance. Pour des raisons encore inexplicables le véritable Dorval n’a pas prévenu qu’il ne serait pas au rendez-vous. Patrick l’a donc reçu à bras ouverts, sans le moindre indice de suspicion, comme le personnage attendu. Et d’ailleurs, n’est-il pas finalement le personnage attendu ? Tout se passe si bien, si facilement, comme allant de soi, qu’il commence à se sentir dans ce rôle usurpé aussi à l’aise que dans sa propre peau, prêt à faire tout naturellement ce qu’on attend de lui — conduire Flora où il doit la conduire, par exemple — parce qu’on l’attend de lui justement. Tout compte fait, il aurait très bien pu être ce Dorval ; lui-même n’est pas bien loin d’y croire...

  « Je vous dois tout de même quelques explications... » Patrick revient avec un plateau chargé de la cafetière et des tasses qu’il dépose sur le seul meuble moderne de la pièce, une table basse de verre fumé au piétement de simple laiton bruni. « En principe il était convenu que vous ne partiriez que demain matin... » Il repart vers une sorte de crédence rococo, entre les deux fenêtres, d’où il rapporte le sucrier d’argent et sa pince. « J’ai dû modifier nos projets au dernier moment, sans pouvoir vous consulter naturellement. Mais je crois avoir bien fait.

  — Pour moi cela ne change rien, risque Jacques, je suis à votre disposition, de toute façon. »

  Patrick s’est assis en face de lui et sert le café.

  « Cela ne change rien... Je l’espère bien... » Concentré sur le service (dont il s’acquitte avec une précision raffinée à laquelle il prend visiblement plaisir), il s’interrompt chaque fois qu’il a rempli l’une des fines tasses de porcelaine de Chine. « Je sers aussi Flora, murmure-t-il pour lui-même ; elle ne va pas tarder à descendre.

  — Vous voulez dire que vous craignez quelque chose ? »

  Il tient la pince à sucre suspendue au-dessus du café de Jacques et ignore sa question.

  « Un sucre, ou deux ?

  — Un seul, je vous remercie. »

  Il met deux sucres dans sa propre tasse et un autre dans celle de Flora, prend sa soucoupe et s’adosse au fauteuil. Il se donne le temps de tourner son café et d’y tremper les lèvres.

  « Il y a malheureusement lieu de s’inquiéter, voyez-vous. Oh, je n’ignorais pas que dans une affaire comme celle-là on prend toujours quelques risques, c’est pourquoi j’ai fait appel à vous ; mais là, je pense qu’il faut encore redoubler de précautions. »

  Il continue à tourner son café, les yeux baissés sur sa tasse ; Jacques n’y tient plus.

  « Mais qu’est-ce qui vous fait penser... »

  Patrick se penche vers lui, les coudes appuyés sur les genoux, sa tasse entre les mains. Il a brusquement changé de ton.

  « Cet après-midi, une heure avant que Flora ne parte vous chercher, j’ai reçu un coup de téléphone d’Alfred. Alfred pense à tout, vous savez bien ; il avait couvert votre départ, et il a eu raison : vous n’étiez pas seul à la gare de l’Est ; deux types vous suivaient ; ils ont pris le même train que vous. Il n’a rien pu faire, bien sûr ; il était trop tard ; mais il m’a prévenu aussitôt. Si ces deux types sont à Sedan, ils vous prendront en chasse dès demain matin. »

  Jacques comprend qu’il a tapé dans le mille sans le savoir en invitant Flora à dîner, et pourquoi elle a accepté. Même s’il avait été au courant de tout il n’aurait pu être plus crédible. Il craint de deviner aussi pourquoi Dorval ne se trouve pas au rendez-vous. Pourtant, bien qu’il en soit désormais le principal intéressé, il ne parvient pas à croire à cette histoire. C’est en toute bonne foi qu’il objecte :

  « Comment voulez-vous qu’ils sachent que nous devons partir demain ?

  — Et comment voulez-vous qu’ils aient su que vous preniez le train cet après-midi ? »

  Patrick ne le prend pas à la légère ; pour lui, tout cela a un sens évident. Il pose sa tasse et reprend : « Puisque leurs renseignements se sont avérés exacts jusqu’à présent, ils n’ont aucune raison de ne pas continuer à s’y fier, non ? »

  Jacques se rend compte qu’il a commis une erreur : il vient de faire comme s’il ignorait l’existence des deux hommes, et pour cause ! Mais il avait laissé entendre le contraire à Flora en insistant pour rester dîner à l’hôtel ; c’est ce qu’elle avait dû annoncer à Patrick au téléphone ; et il avait accepté qu’ils restent bien qu’ayant déjà préparé le repas ici.

  « De toute façon nous gardons l’avantage, fait lentement Patrick comme au sortir d’une réflexion silencieuse, nous savons qu’ils sont là. Et puis vous les aviez déjà repérés dans le train, n’est-ce pas ?

  — Ce n’était pas bien difficile... », ment Jacques sans vergogne ; mais il n’a pas d’autre solution.

  Patrick lui sourit en reprenant sa tasse sur la table, un sourire de confiance, large et soulagé ; ses petits yeux pétillent.

  « Alfred m’avait assuré qu’on pouvait compter sur vous ! »

  Jacques sent combien cet homme a besoin de lui, et de se sentir si nécessaire sans raison il le trouve tout à coup profondément sympathique et touchant. Il lui rend son sourire avec un air de fausse modestie dont seule la gêne est authentique car le mérite dont on le crédite, il le sait trop bien, ne repose sur aucun véritable fondement : comment pourrait-il y répondre, lui qui n’en a ni les capacités ni l’envie ? Le café a suffisamment refroidi pour qu’il puisse en avaler deux longues gorgées coup sur coup.

  « Alors, que décidez-vous  ? demande Patrick qui n’a pas cessé de l’observer.

  — Il faut partir cette nuit, vous avez raison, » dit Jacques. Il a le sentiment étrange que c’est Dorval qui vient de prononcer cette phrase.

  « Ah, te voilà enfin ! s’exclame Patrick. Rémy est d’accord avec moi ; vous allez partir tout de suite. »

  Flora contourne le fauteuil de Jacques pour s’asseoir le dos à la cheminée. Elle n’a plus sa toque ; ses lourds cheveux châtains, tirés en arrière, sont roulés en un chignon flou sur le haut de sa nuque. Cette coiffure démodée, qui lui donne l’air sévère d’une espionne soviétique du temps de la guerre froide, affine son visage. Elle a conservé la robe rouge étroite moulant ses hanches et ses cuisses trop fortes. Elle fait crisser ses bas noirs en croisant les jambes.

  « Tu n’aurais pas dû me servir, reproche-t-elle à Patrick, tu sais que je déteste le café tiédasse. » Elle adresse un coup d’oeil à Jacques pour tempérer l’aigreur de sa remarque et la tourner en plaisanterie intime : « Il me fait le coup tous les jours, il n’y a rien à faire... »

  Patrick aussi regarde Jacques, une moue de tendresse amusée sur les lèvres. « Faut croire que je dois t’attendre tous les jours... » fait-il.

  A les voir donner tous les deux le spectacle de leurs petites querelles domestiques, Jacques se demande s’ils ne sont pas mariés. Sans doute pas ; seul Patrick porte une alliance, qui frotte contre une grosse chevalière ornée d’une pierre noire. Il opte plutôt pour une liaison ancienne où un reste de sentiment doit maintenant se confondre avec l’intérêt des affaires. Flora boit tout de même son café, en faisant exprès la grimace, mais le temps de la plaisanterie est terminée pour Patrick qui ne lui accorde pas même un regard ; occupé à verser le cognac dans leurs verres, il réfléchit en fait à ce qu’il va dire.

  « Inutile de vous rappeler de quoi il s’agit, commence-t-il une fois réinstallé dans son fauteuil, ni l’enjeu que cela représente ; je suppose qu’Alfred vous en a suffisamment parlé en vous présentant la chose. Le seul élément qu’il ne vous ait pas fourni, j’imagine, c’est la destination, par mesure de précaution évidemment. »

  Jacques se contente de hocher la tête, tout en humant son cognac pour cacher sa déception. Décidément il était dit qu’il ne saurait rien, même au dernier moment. Il a l’impression qu’une espèce de superstition retient Patrick de parler ouvertement, un peu comme les marins, à bord, s’interdisent de prononcer le mot "lapin", porteur de malheur selon une vieille tradition de la mer, et trouvent toutes sortes de surnoms et de périphrases pour désigner l’animal lorsque c’est absolument nécessaire. Il se refuse à préciser l’objet de toute cette affaire. Ce qui est compréhensible, bien sûr, puisque Dorval doit être au courant ; mais quand on n’est pas Dorval ?

  « Eh bien je vous offre l’occasion de visiter la Suisse, mon cher !... Neuchâtel, cela vous dit ? »

  Malgré la badinerie de la formulation, il a baissé la voix en prononçant "Neuchâtel". Même chez lui cet homme vit donc dans la peur ? Qu’a-t-il à craindre ici ? Flora, qui vient d’allumer une cigarette, suit distraitement leur conversation en soufflant la fumée vers les ombres du plafond. Elle n’a plus rien à apprendre, elle. Jacques acquiesce d’un ton neutre :

  « Va pour Neuchâtel...

  — Une fois là-bas — d’après moi vous devriez y être en début de matinée — Flora vous indiquera l’adresse précise où vous rendre. Si jamais il lui arrivait quelque chose en cours de route, vous me téléphonerez ici, le numéro est avec les papiers de la voiture dans le vide poche ; je vous donnerais alors les nouvelles instructions.

  — Je te remercie ! intervient Flora sans cesser de regarder le plafond. Tu envisages comme cela froidement qu’il pourrait m’arriver quelque chose ? »

  Il la gratifie d’un sourire de patience excédée.

  « J’ai dit "si jamais...", Flo, je n’envisage rien du tout. J’essaie seulement de tout prévoir... Allez, bois ton cognac, il ne faudrait pas trop tarder.

  — C’est cela ! Le verre du condamné, autrement dit ! » rétorque-t-elle, piquée par le ton protecteur de Patrick ; mais il ne prête pas attention à sa remarque ; il s’est de nouveau penché vers Jacques.

  « Voilà, vous savez à présent tout ce qui est nécessaire. Quant à notre contrat — il se contorsionne dans le fauteuil pour extraire une enveloppe de sa poche de pantalon -, voici les premiers dix mille francs ; le solde à votre retour comme convenu, c’est bien ça ? »

  Jacques saisit l’enveloppe froissée qu’il glisse dans sa poche intérieure. Cela fait beaucoup pour conduire une femme à Neuchâtel, même en plein milieu de la nuit. Mais il n’est plus temps de se poser des questions. Peut-être aura-t-il plus tard la solution, une fois là-bas. Patrick a visiblement terminé, il n’en dira pas davantage. Enfoncé dans son fauteuil, il aspire à petites gorgées son cognac. C’est à Jacques de prendre une décision maintenant. Il consulte sa montre : minuit vingt. Cela ne lui dit vraiment rien de partir faire cinq ou six cents kilomètres alors qu’il devrait reposer tranquillement dans son lit à l’hôtel. Il pense à Anne, sans doute à cette heure-ci pelotonnée sous sa couette dans leur chambre. D’un trait, il vide son verre et le repose sur la table.

  « Bien, si vous êtes prête, dit-il à Flora, je ne vois aucune raison de tarder davantage. Il est déjà près de minuit et demie ».

  Comme il se lève, Patrick l’imite aussitôt.

  « Plus tôt partis, plus tôt rendus », commente-t-il platement avec un sourire satisfait. Il a évidemment hâte maintenant de les voir partir le plus vite possible, tels des invités qui s’attarderaient un peu au-delà des convenances.

  « Si vous le permettez, dit Jacques avec la fausse désinvolture que l’on adopte dans ces cas là, je vais d’abord profiter de vos toilettes ; avant une pareille odyssée... »

  Sur l’indication polie de Patrick, malgré tout visiblement  contrarié de ce léger contretemps, il disparaît à gauche dans le couloir.

  Comme dans beaucoup de ces grandes maisons bourgeoises de la fin du siècle dernier, un magnifique escalier de chêne massif dessert les étages. Jacques doit réfréner l’indiscrète curiosité qui l’incite à visiter le premier. Non pas qu’il soit à la recherche de quoi que ce soit, d’un indice — il serait bien en peine de dire lequel -, mais simplement parce qu’il a toujours été attiré par ce genre de grandes demeures anciennes et se plaît à imaginer comment ce doit être là-haut, à l’étage — les lourdes portes des chambres distribuées autour d’un palier large et cossu, la mystérieuse intimité de chacune de ces pièces aux plafonds et aux lambris moulurés. Déjà tout à l’heure, tandis que son hôte préparait le café, et bien que dans une situation plutôt délicate qui n’aurait pas dû laisser place à de telles fantaisies, il s’était surpris à élaborer mentalement le plan de la maison d’après ce qu’il avait pu en voir au rez-de-chaussée. C’est l’une de ses foutues habitudes, où qu’il soit, dont Anne ne se prive pas de plaisanter d’ailleurs, une sorte de déformation professionnelle sans doute, mais qui va aussi bien au-delà : davantage que l’architecture, ce qui le fascine dans tous les intérieurs c’est la vie que leurs occupants peuvent y mener ; supputer la vie cachée des gens, telle est sa passion ; une passion qu’il vit en quelque sorte à rebours en tant qu’architecte car chaque fois qu’il est amené à construire une maison, il le fait comme pour lui, s’imaginant une vie nouvelle, différente, dans ces espaces qu’il conçoit, meuble et décore dans sa tête pour les autres. Ce qui explique peut-être le succès de ses projets et la réputation qu’il a acquise dans le métier. Avec précaution il a déjà gravi les deux premières marches couvertes d’un tapis au motif floral vieillot que maintiennent les traditionnelles tringles de cuivre. La main sur la grosse rampe de bois sombre, il se tord le cou, sans oser monter plus haut, pour tenter de discerner à quoi ressemble le palier. Mais les appliques de pâte de verre rosâtre du couloir ne permettent pas d’y voir grand chose. Il n’insiste pas ; non seulement c’est trop risqué mais d’une indiscrétion ridicule : et si on le surprenait ainsi ? Il exhale un souffle bref par les narines, son habituelle manifestation de dérision à l’égard de lui-même, et redescend faire normalement ce qu’il avait annoncé. Inutile de s’attirer des histoires, cela suffit amplement comme cela.

  Lorsqu’il ressort des toilettes, Patrick et Flora l’attendent devant la porte d’entrée. Elle a remis son manteau bordé de fourrure noire et sa toque. Il y a un sac de voyage de cuir gris à ses pieds. Patrick arbore toujours le même sourire affable mais Jacques sent une pointe d’inquiétude dans son regard qui s’est durci ; il est tendu, sur ses gardes.

  « J’ai cru que vous n’aviez pas trouvé... »

  Puis cette lueur de suspicion disparaît aussi vite, comme s’il avait instantanément décidé qu’elle n’avait pas d’objet. Il tient un attaché-case à la main et le lève vivement à bout de bras.

  « Je vais toujours mettre ça dans le coffre, faudrait pas oublier l’essentiel... »

  Comme ce genre d’affirmation n’appelle pas de réponse précise, Jacques se contente de lui rendre un vague sourire avant de s’emparer du sac de voyage de Flora ; il s’efface devant elle pour descendre le perron. Elle descend avec une légère torsion du bassin, entravée par le bas de sa robe trop étroite. Ses hauts talons claquent sur la pierre des marches jusqu’à ce qu’ils parviennent au gravier.

  Le vent est retombé ; en chassant les derniers nuages il a laissé un ciel clair et froid, scintillant, mais sans lune. Patrick a mis la mallette dans le coffre et attend que Jacques y dépose le sac de Flora pour le refermer. Il lève le nez vers le ciel.

  « Vous aurez un beau temps pour la route, ça vaut mieux que ce qui dégringolait cet après-midi. »

  Jacques aussi lève le nez.

        « Une chance ! » fait-il. Et Flora, à son tour, se met à contempler les étoiles immobiles. Le roulement de la rivière, en contrebas, fait paraître le froid plus vif qu’il n’est réellement.

  Lorsqu’il baisse les yeux pour faire ses adieux, Jacques a un sursaut : Patrick a sorti un petit automatique nickelé et le lui braque sur le ventre.

  « Si jamais vous aviez besoin de ça..., propose-t-il, mais je suppose que vous avez ce qu’il vous faut. »

  Malgré la fraîcheur de la nuit, Jacques a l’impression d’être en nage ; il parvient à répondre sur le même ton dégagé :

  « J’ai ce qu’il faut, ne vous inquiétez pas. »

  Un frisson lui a parcouru l’échine de haut en bas. « Un sacré sang-froid ! », pense-t-il avec une ironie amusée en allant ouvrir sa portière. Quelque chose a dû liquéfier son squelette : il marche sur des jambes de poupée en chiffon.

  « Je m’en doutais... ! » fait Patrick, un éclat de complicité ravie dans l’œil. Il l’a suivi jusqu’à la portière sur laquelle il s’appuie de la main gauche tandis que Jacques s’installe au volant. « Je n’ai plus qu’à vous souhaiter une bonne route, » continue-t-il en se penchant dans l’habitacle pour s’adresser aussi à Flora qui vient de prendre place à son tour. Jacques a déjà lancé le moteur ; il a hâte de partir maintenant. « Flora vous indiquera l’itinéraire, dit encore Patrick avant de reclaquer la portière. Allez, en route ! »

  Tout le temps qu’ils font leur demi-tour, il reste la main levée en signe d’adieu ; puis ils descendent l’allée au ralenti dans un crissement de gravier écrasé. Au moment de passer le portail, Jacques met en phares : l’obscurité s’ouvre devant eux sur un tunnel de broussailles dénudées et de ronces.

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