Le Même et l'Autre
Cette main tendue au petit matin vers la sonnerie d’un réveil, c’est la sienne. La sienne aussi cette volupté ultime de se tourner encore une fois dans les draps chauds. C’est lui cet homme debout dans la pénombre de l’aube et qui se vêt silencieusement selon le toujours même rite, attentif à la douceur de la descente de lit sous ses pieds nus. Il inaugure un jour nouveau, identique sans doute au précédent ; voilà ce qu’il se dit alors que ses mains s’activent et que ses pieds enregistrent la sensation feutrée de la laine des chaussettes après le contact plus rêche du tapis.Elle dort. Il n’a pas allumé sa lampe de chevet afin de ne pas l’éveiller. Il prend sa montre sur la table de nuit. Il attendra d’être dans la cuisine pour la passer à son poignet, pendant que chauffera l’eau du café.
Le café passe. Il a mis ses chaussures, sort du placard le sucre, le beurre, coupe du pain. Puis il s’assied devant son bol, seul. Il dispose à ce moment-là d’à peu près dix minutes pour déjeuner.
Ce sont des moments d’un bonheur vague et serein. La nuit enveloppe encore la maison, toute la ville. Il la sent dans le grand cadre obscur de la porte-fenêtre. Partout, comme lui, des hommes s’éveillent ; une agitation discrète commence à déchirer, fil à fil, le tissu du sommeil. Il croit percevoir la lente rotation de la Terre et la progression inexorable du jour sur le globe. Cela lui fait penser à ces immenses pans de lumière que parfois les nuages font déplacer imperceptiblement sur le sol. Ça et là, selon un ordre mystérieux, des ampoules s’allument aux façades des immeubles. Des voitures traversent par intermittences le calme des rues ; ce sera bientôt un grondement continuel auquel lui-même à son tour participera. Rien ne pourrait arrêter la montée du jour.
Il est temps de partir. Il avale d’un trait le reste de son café, dépose le bol dans l’évier, éteint la cuisine, le couloir, déverrouille la porte. Il a fait aussi autre chose bien sûr, il a accompli la série rituelle des nombreux petits gestes nécessaires : mettre son manteau, ou une veste peut-être, prendre son cartable, les clefs de la voiture ; ces détails ne seraient plus vraiment significatifs ; le moment privilégié est clos ; il est déjà ailleurs, projeté dans les instants à venir, les gestes futurs ; maintenant s’ouvre la parenthèse, le discontinu de la vie.
Dehors il fait frais ; c’est un autre monde. Assis dans la voiture, il attend quelques secondes que le moteur chauffe pour partir. Il pense à la cigarette qu’il pourra fumer là-bas avant la première heure de cours. Il allume la radio.
Lorsqu’il arrive au lycée, c’est un grand vaisseau illuminé dans la nuit, toutes salles éclairées déjà. Une cohorte d’ombres anonymes remonte l’allée en silence. Il apprécie cela aussi, se dit que c’est la féerie moderne, New-York et ses grattes-ciel, Paris scintillant au loin dans le crépuscule lorsqu’on arrive par l’autoroute du sud. De sa voiture à la porte du hall d’entrée, il a le temps de voir le ciel blanchir entre les arbres du parc, découpant en silhouettes fantastiques les tours des immeubles voisins.
Puis, en traversant le hall dont les portes se referment sur lui telles une valve silencieuse, il se dépouille soudain de l’homme de l’aube. Un autre que lui, sous son aspect, pénètre dans la salle des professeurs éclatante de lumière et de voix. La méditation solitaire, l’appréciation subtile du jour qui point, ce sentiment d’être un parmi la multitude de l’espèce, tout cela disparaît. Sans heurt, sans douleur, il s’est rétréci une fois de plus à sa personnalité professionnelle, aux limites imposées par les regards de ceux qui l’accueillent, ses collègues, et il s’étonne, une fois encore, de supporter aussi facilement cette métamorphose. Vie active, on appelle cela vie active… Ne l’a-t-il pas laissée dehors sa plus profonde activité ?
– Ça va ?
– Oui, et toi ?
Réconfortant : on appartient à un ensemble, une communauté ; elle vous ronge bien un peu mais tout de même : réconfortant. Il serait facile de n’être que cela : professeur ; heureux ; chers collègues…, monsieur le Proviseur… Pourquoi ne peut-il pas, lui ? Est-ce l’autre, là dehors, qui veille encore en lui ?
– Tiens ! Puisque tu es là, il faudrait qu’on voie ensemble ce qu’on pourrait faire en seconde.
– Non, crevé : couché à deux heures du mat’. Ouh… pénible, aujourd’hui, pénible…
– Vivement ce soir !
– Personne n’a vu Peneau ? Il a pourtant cours ce matin.
– Ah ! Dis donc…
Chaleur humaine… Mais bien sûr qu’on en a quelquefois besoin ! C’est à ces moments-là qu’il faudrait s’inquiéter, résister, ne pas abdiquer. Combien sont-ils ici, ce matin, qui ont abdiqué ? Comment savoir ; chacun a son manteau, son cartable… Lui, peut-être ?
– Ça n’a pas sonné ?
Chacun l’attend, cette sonnerie – huit heures-dix –, l’attend et la redoute. On est là pour ça, c’est vrai, mais le plus tard possible, et pourtant toujours inexorablement à la même heure. Enfin ça y est.
– Bon, on y va. Tu montes ?
Il monte…
L’escalier prolonge encore un peu la récréation ; encombré ; la presse ; on ne va tout de même pas faire le coup de poing ! C’est toujours ça de gagné.
– Asseyez-vous… Y a des absents ?
Voilà ; on va effacer une heure, grâce à La Fontaine ou Rousseau ; puis une autre. Le temps passe vite. Faut-il l’avouer ? Ce n’est même pas désagréable, on pourrait même y prendre goût, du plaisir, en tirer quelque satisfaction d’amour-propre.
– Bon ! Nous reprenons le chapitre IV du Contrat Social…
Rousseau, La Fontaine, Pascal, Duras. Midi. C’est fini. Que lui est-il arrivé ? Rejoindre l’autre, maintenant. Ah, ça ! Où donc est-il ? Il ne nous attendait donc pas à la sortie tout simplement, comme on attend un camarade devant le lycée, ou une petite amie ?
Eh bien non ! Il n’attend pas. Il n’attendra jamais. Voilà le piège, trop quotidien. L’autre, il n’attend pas ; il va falloir le retrouver à présent, le réapprivoiser lentement, lui donner à nouveau corps, tout votre être, tout ce qu’il vous reste d’énergie et de temps. Mais cela ne vous concerne pas dans l’immédiat, accaparé que vous êtes par trop de petites urgences pratiques – fermer son sac, descendre les escaliers, remonter dans sa voiture.
Contraste : fraîcheur extérieure et douce tiédeur accumulée dans l’habitacle par un soleil d’hiver.
Rentrer chez soi, conduire, traverser lentement le long défilé d’élèves qui redescendent l’allée ; épanchement du bâtiment qui se vide. Le moteur tourne régulièrement ; vous le maintenez au plus faible régime qui lui permette de faire son travail sans peiner. Il y a aussi un plaisir de la conduite souple. Et puis le temps, l’espace, se précipitent. Une nouvelle parenthèse vous amène dans votre rue – clignotant –, devant chez vous. Contact coupé. Frein à main. Vous ouvrez la portière et prenez votre sac sur le siège passager.