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La maison sous la pluie

 

 

  En attendant que ma cigarette se termine, j’ai fait le tour de mon domaine provisoire : la cuisine, petite mais fonctionnelle, la salle de bains, au luxe un peu ostentatoire pour ce genre de résidence de vacances, mais après tout Terrien avait les moyens, il tenait sans doute à honorer les amis qu’il recevait ici. Je suis revenu m’affaler dans un des fauteuils, face à la cheminée vide, mais l’inaction, dans cette partie sans âme de la maison, ne faisait qu’accentuer le sentiment confus de solitude qu’engendrent toujours les chambres étrangères et impersonnelles où l’on est seulement de passage. Je fumais, sciemment abandonné à cette demi méditation incontrôlée qui meuble les temps morts de nos journées, lorsque l’image de Louise s’est imposée à moi avec une telle présence que j’ai fait l’effort d’aller prendre dans ma valise le dossier où j’avais collecté pratiquement toutes les photos de la femme de Terrien que la presse avait publiées au moment de son mariage. J’avais presque oublié Louise depuis quelques heures ; tout à ma lecture forcée de L’Eve Future, je m’étais finalement laissé séduire par la profondeur faussement naïve de ces périphrases décadentes, le charme à la fois désuet et puissant de la métaphysique de Villiers de l’Isle-Adam. J’avais oublié le choc ressenti à la première apparition du visage de Louise, cette surprenante impression de "reconnaissance" qu’il m’avait fallu plusieurs minutes de troublante stupeur pour attribuer à une simple ressemblance avec la femme de Terrien, une ressemblance étrange certes, mais qui n’avait en fait rien que de très plausible, surtout après qu’il m’avait expliqué comment il avait en quelque sorte favorisé le hasard. Et devant ces photos que je feuilletais, là, à nouveau installé dans mon fauteuil, il me semblait maintenant que c’était elle, la femme de Terrien, qui ressemblait à Louise, que Louise était le modèle vivant, originel, de cette image que j’avais connue bien avant elle mais qui n’avait jamais revêtu pour moi d’autre réalité que l’instantané glacé des pages de magazines. Oui, je connaissais Louise avant de la rencontrer, pour avoir maintes fois scruté ces clichés sans vie à la recherche du mystère qui avait amené Terrien à tout abandonner, pour avoir interrogé ce visage impassible — sur aucune des photos elle n’avait le moindre sourire -, m’efforçant de pénétrer ce qu’il pouvait bien apporter à cet homme, déjà comblé par le monde, qui lui fît renoncer à tout le reste. Sur l’une d’elles, on la voyait descendre d’une voiture officielle. Le photographe l’avait saisie au moment où, sortant d’abord l’impeccable fuseau d’une jambe, elle se penchait fortement en avant pour s’extraire de son siège, moment qui ne dure en réalité qu’une seconde mais se trouvait fixé à cet instant précis où le pan parfaitement lissé de sa chevelure venait à recouvrir la presque totalité de la joue en même temps qu’elle levait les yeux vers quelqu’un dont on n’apercevait qu’une partie du dos — peut-être le chauffeur lui tenant la portière, peut-être son mari. C’est de là que j’avais conservé le souvenir de ce regard clair, trop pâle à la lisière brune des cheveux, qui m’avait tant troublé chez Louise ce soir lors du repas. Mais comme la photo était en noir et blanc — toutes celles que je possédais d’ailleurs, j’ignore s’il existe de la femme de Terrien des photos en couleurs — l’impression que j’avais en mémoire ne s’était pas immédiatement superposée à la vision de Louise à ce moment-là ; sous le coup d’une réminiscence mal identifiée, il m’avait fallu quelque temps pour saisir d’où provenait la fascinante étrangeté de ce regard aux languides transparences d’aquarium. Et désormais je savais : tout le charme indéfinissable de Louise tenait à cette femme que je n’avais jamais vue, et dont Louise, en l’incarnant fortuitement, venait tout à coup de me révéler le pouvoir. Voilà ce qui s’était passé, ce soir : en découvrant Louise, j’avais deviné avec quels yeux Terrien avait pu voir sa femme, et compris que cela pouvait valoir un empire. Tout compte fait, bien qu’il se soit jusqu’à présent plus ou moins dérobé à mes questions, je ne regrettai pas d’avoir accepté l’invitation de Terrien.

  J’ai refermé le dossier que j’avais sur les genoux et me suis levé. Du bout du pied, j’ai dispersé sur le tapis la cendre que j’y avais laissé tomber sans y prendre garde. Le besoin de dormir m’a subitement accablé — sans doute la fatigue de la route et la tension constante de ces dernières heures en présence de Terrien. Je n’ai fait qu’un rapide brin de toilette et me suis mis au lit. J’ai éteint tout de suite.

  Il m’a tout de même fallu pas mal de temps, entre les draps froids de ce lit trop large, avant de sentir le sommeil me gagner. J’allais juste m’endormir lorsqu’il m’a semblé qu’on ouvrait la porte. Il faisait trop sombre pour que je distingue quoi que ce soit mais j’ai nettement perçu une bouffée d’air humide s’engouffrer dans la chambre ; et bientôt je n’ai plus eu de doute : quelqu’un marchait sur le tapis, avec précaution, vers mon lit. Cela paraîtra peut-être étonnant : je ne me suis pas du tout inquiété. Terrien revient voir si je suis bien installé, me suis-je dit, si je n’ai besoin de rien. Il ne m’a pas paru surprenant qu’il entre comme ça sans frapper, surtout voyant que j’avais éteint et devais être déjà endormi. J’ai attendu, les yeux grands ouverts, pour tenter de discerner sa silhouette dans la complète obscurité. Lorsqu’il s’est assis sur mon lit, j’ai tout de même allumé, à tâtons. Il devait y avoir une sorte de variateur de tension, que je n’ai pas réussi à bien manipuler, sur la lampe de chevet car elle n’a que très peu dissipé la pénombre par une faible lueur jaune, pareille à la flamme immobile d’une bougie. Ce n’était pas Terrien.

  « Jeanne !» ai-je presque crié sous le coup de la surprise. J’avais reconnu le haut cylindre de la coiffe qui retenait les cheveux.

  « Non, ce n’est pas Jeanne... » a répondu la jeune femme en dénouant sous son menton le large ruban de dentelle de la coiffe. Bizarrement, sa physionomie ne me disait rien, mais je l’ai identifiée aux pans de ses cheveux soudain libérés qui venaient d’encadrer son visage.

  « Louise ?... Mais qu’est-ce que vous faites là ?

  — C’est bien moi que vous attendiez, n’est-ce pas ?

  — Mais... non. Enfin, oui... je pensais à vous. (Je reconnaissais bien Louise maintenant ; elle portait encore son tablier blanc de soubrette sur la simple robe noire qu’elle avait ce soir pour nous servir). « Mais pourquoi avez-vous mis la coiffe de Jeanne ? »

  Elle me fixa de son regard vide, trop pâle dans un visage sans expression, et, tout à coup, elle est partie d’un rire grave et profond, sans rapport avec cette délicate gorge de femme, le rire même de Terrien, qui se répercuta en écho sur les murs de pierres brutes de la chambre comme aux parois d’une caverne de granit. Bien que je la visse rire à moins d’un mètre de moi, j’ai instinctivement cherché des yeux une source plus conforme à ces éclats qui devenaient à présent un véritable fracas. C’est alors que j’ai discerné, dressée au pied de mon lit, la haute stature de Terrien se découpant sur l’ombre ambiante ; je ne l’avais pas entendu entrer ; c’était lui qui riait ainsi. Il a cessé dès qu’il s’est aperçu que je le regardais : « Je vous l’avais bien dit que nous avions certainement d’autres points communs !» a-t-il proféré avant de reprendre son rire de dément.

  Je n’ai pas eu le temps de lui répondre, ni de lui demander quoi que ce soit : j’ai ouvert les yeux. Un jour sale, qui permettait à peine de distinguer la cheminée au fond de la pièce, entrait par la petite fenêtre. J’entendais l’averse crépiter sur le gravier de la cour et de sourds grondements de tonnerre roulaient encore dans le lointain. J’ai senti la froide humidité de l’immense lit en me tournant sur le côté pour tendre le bras vers la lampe de chevet. A ma montre il était neuf heures ; Terrien devait déjà m’attendre depuis un bon moment. J’ai rejeté les draps sans hésitation et me suis longuement réchauffé sous une douche bouillante. Puis, chaudement vêtu, après avoir enfilé mon blouson, j’ai pris mon élan pour traverser la cour sous la pluie battante.

 

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