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LA MAISON SOUS LA PLUIE

"Les personnages ne naissent pas d'un corps maternel comme naissent les êtres vivants, mais d'une situation, d'une phrase (...)"

Milan KUNDERA, L'insoutenable légèreté de l'être.

  « Regardez-moi, là, bien en face. Droit dans les yeux, n’hésitez pas !... Vous ne remarquez rien ? Regardez bien... C’est qu’on n’a pas l’habitude de regarder les gens comme ça, hein ? Ça vous gêne ? Ça n’a pas d’importance puisque c’est moi qui vous le demande... Alors, vous ne remarquez vraiment rien ? D’après vous, finalement, je suis quelqu’un comme tout le monde ?... Cela ne m’étonne pas. »

  Il avait accompagné ces derniers mots du fin sourire ironique qui m’avait accueilli tout à l’heure, les yeux légèrement plissés dans un visage déjà trop buriné pour son âge. Je me suis senti de nouveau autorisé à baisser les yeux vers ma tasse de café ; j’ai demandé :

  « C’est uniquement pour cela que vous avez accepté que je vienne ?

  — D’une certaine manière, oui.

  — Pour vous regarder dans les yeux ?

  Il a souri plus largement :

  — C’est une façon comme une autre d’aborder le problème, non ? »

  J’ai levé ma tasse brûlante en tâchant de donner à mon regard cet éclat de pénétration enjouée qui n’avait pas quitté le sien depuis le début de notre conversation. Il a bu lui aussi, avec circonspection, soufflant du bout des lèvres sur le café avant d’en aspirer chaque gorgée. Le silence est retombé dans la salle froide et sombre du Bar de l’Océan dont nous étions les seuls clients. Presque simultanément nous nous sommes tournés vers la fenêtre près de laquelle nous étions attablés : il n’y avait encore aucune activité à cette heure-ci derrière la criée ; d’où nous étions, sur cette petite place en retrait, on ne voyait que ce long hangar gris avec ses quais de chargement pour les camions et les rideaux de fer baissés de toutes les pêcheries. On aurait pu se croire dans une quelconque gare routière si quelque chose n’avait fait pressentir, au-delà du bâtiment qui nous en cachait la vue, l’ample respiration du port ouvert sur le large et ses quais vides pour le moment devant la criée — les bateaux ne rentreraient pas avant une heure ou deux. Plus loin sur la gauche (mais on ne pouvait pas le voir non plus), les chalutiers qui n’étaient pas sortis ce jour-là, amarrés à couple sur deux ou trois rangs, entremêlaient le réseau compliqué de leurs superstructures colorées. Je m’y étais promené quelques minutes auparavant, ne voulant pas arriver trop en avance à notre rendez-vous. Du coup, lorsque j’avais poussé la porte du bar, il était déjà là, installé à la table que nous occupions maintenant ; il n’y avait pas à se tromper : il était seul. D’un geste, il m’avait désigné la place en face de lui ; un type pas très loquace apparemment.

  « C’est ça Le Guilvinec en hiver... pas tellement gai, hein ? »

  Il avait reposé la tasse sur sa soucoupe et me dévisageait avec l’air malicieux de l’enfant du pays, initié aux charmes secrets de la saison ingrate, qui se moquerait de ma déconvenue d’étranger. Nous avons reporté tous les deux nos regards sur le petit parking à moitié vide où j’avais laissé ma voiture, devant le bâtiment désert de la criée. J’avais posé mon coude sur le rebord de la fenêtre, contre une sorte de misère en plastique, verdoyante dans un vrai pot en terre. J’ai machinalement tâté une feuille pour m’assurer qu’elle était bien fausse.

  « Je vous avouerais que ça ne me déplaît pas..., ai-je répondu en toute sincérité.

  — C’est une fausse, a-t-il dit, remarquant mon geste. Vous prenez autre chose ?

  — Un deuxième café, volontiers, je n’arrive pas à me réchauffer. »

  Il s’est tourné vers la patronne, une bigouden encore jeune dont la coiffe blanche allait et venait au fond de la pièce, dans la pénombre du comptoir où aucune lumière n’était allumée :

  « Ce n’est pas une question de température, c’est l’humidité surtout, ça vous transperce... Jeanne, un autre café, s’il te plaît, et un rouge !

  — Qu’est-ce que j’aurais dû remarquer ? lui ai-je demandé comme il vidait d’un trait son fond de tasse. Il s’est adossé à sa chaise :

  — Ce n’est pas à moi de vous le dire, je n’en sais rien... Mais puisque tout le monde cherche à me rencontrer, je suppose que je dois avoir quelque chose de particulier, vous ne croyez pas ?

  — Ce n’est pas nécessairement inscrit sur votre figure...

  — Ah ! j’aurais donc la même tête que tout le monde alors... »

  Il a jeté deux pièces de dix francs sur le formica noir au moment où la bigouden y posait nos consommations ; elle a fouillé dans son tablier pour lui rendre la monnaie sans que j’aie eu le temps de m’interposer. Il me regardait avec un sourire amusé, plutôt sympathique malgré son ironie à peine dissimulée. Finalement je m’étais attendu à un accueil plus difficile ; d’après ce qu’on m’avait dit, il n’appréciait pas tellement les visites comme la mienne et il avait été sollicité par tant d’intrus à la curiosité un peu malsaine, ou en quête de sensationnel, que ça se comprenait. C’est pourquoi je n’avais guère d’espoir quand je lui avais écrit : toute cette histoire était déjà trop ancienne, il y avait eu depuis trop de gens sur l’affaire, pour qu’on puisse attendre qu’il accepte à présent de collaborer avec qui que ce soit. Il avait pourtant répondu et m’avait fixé ce rendez-vous, "pour que tout soit définitivement classé" avait-il ajouté et j’en avais déduit qu’après moi, il ne recevrait plus personne d’autre ; j’aurais eu au moins la chance d’être le dernier. J’avais fait ces trois cents kilomètres dans l’incertitude de ce qui m’attendait, me défendant contre l’illusion qu’il en dirait à moi plus qu’aux autres ; pourquoi à moi justement, qui me manifestais si tard, après que tout avait été épuisé ? Il n’y avait pas de raison.

  « J’aimerais rester ici quelques jours, ai-je repris. Cela nous permettrait de nous rencontrer plusieurs fois, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, et puis — j’ai cherché délibérément son regard étonné – j’ai l’impression que je me plairais au Guilvinec en hiver... »

  Il a détourné les yeux vers la fenêtre qui venait encore de s’assombrir :

  « Tiens, voilà la pluie, maintenant...

  — Bien sûr, si ça ne vous dérange pas... »

  Son rire détendu m’a surpris :

  « Au contraire ! Je préfère ça. Qu’on ait au moins le temps de se connaître... Il n’y a rien que je déteste comme ces interrogatoires-minute sur le coin d’une table... "Interview", ils appellent ça ! Il n’y en a pas un qui ait passé ici plus de deux heures. Et hop ! on remonte à Paris ou je ne sais où.

  — Je ne suis pas journaliste, ai-je rappelé sans vouloir excuser les méthodes expéditives qu’il dénonçait, je n’ai pas les mêmes contraintes... »

  Il a bougonné une espèce de « Mmmouais... », sans que je puisse deviner qui cela concernait, moi ou les journalistes en question. J’ai essayé de garder l’avantage que me valait la décision inspirée de passer ici quelques jours en instaurant une discrète complicité avec lui :

  « Eh bien, comme ça on remettra l’interrogatoire à demain... »

  J’allais me lever, ne voulant pas abuser de ce premier entretien maintenant que j’étais assuré qu’il m’en accorderait d’autres, quand il m’a fait signe de rester assis. Jamais, pas même dans mes hypothèses les plus délirantes en cours de route, je n’aurais espéré entendre ce qu’il m’a proposé :

  « A demain ? Pourquoi demain ? On va pouvoir commencer dès ce soir puisque vous n’êtes pas seulement un oiseau de passage... Pas nécessairement sous la forme d’interrogatoire, d’ailleurs ! Vous avez retenu une chambre quelque part ?

  — Pas encore, je viens d’arriver. Mais je pense qu’en cette saison je n’aurai pas de difficulté.

  — Que vous croyez ! La plupart des hôtels sont fermés. Non, vous allez venir chez moi, j’ai toute la place qu’il faut, et puis nous serons plus à l’aise.

  — C’est que je ne voudrais pas...

  — Ta, ta, ta... pas de politesses. Et puis si ça se trouve, j’ai autant besoin de vous que vous avez besoin de moi, alors au diable les scrupules, hein ? »

  J’étais tellement abasourdi par sa proposition que je n’ai pas songé à lui demander ce qu’il voulait dire. Pour l’hôtel, il avait certainement raison, j’ai donc accepté sans faire plus de manières. C’a eu l’air de le soulager, comme s’il avait vaguement craint un refus :

  « Bien, voilà une affaire réglée ! Nous avons tout notre temps maintenant... Et si nous parlions un peu de vous ?

  — Je ne pense pas que ça présente grand intérêt... »

  Il n’y avait aucune fausse modestie dans ce que je disais là, lorsqu’on se trouve devant un homme comme Gilbert Terrien il n’en est pas question ; mais il a insisté :

  « Que vous dites ! Vous êtes bien venu jusqu’ici pour que je parle de moi, pourquoi n’inverserait-on pas les rôles ? »

  J’ai eu l’impression qu’il s’amusait un peu à mes dépens mais je pressentais aussi un fondement plus sérieux à ses propos et ça me mettait mal à l’aise de ne pas réussir à démêler quoi. J’ai tenté d’esquiver une seconde fois :

  « Vous savez, le mien n’est pas vraiment un grand rôle.

  — Et le mien alors ?

  — Pour vous ce n’est pas la même chose : le monde entier a les yeux fixés sur vous. »

  Pour la première fois une nuance d’amertume a percé dans sa voix :

  « Pensez-vous ! Un rôle gonflé par la presse et les médias... parce que ça les arrange... » Et comme il voyait que j’allais protester, il s’est incliné vers moi : « Nous n’avons jamais que des petits rôles, vous savez, tous ; il y a au moins ça que j’aurai appris. » Il m’a laissé méditer en silence cette sentence péremptoire puis, devant mon air dubitatif, il a fini par ajouter : « Vous ne me croyez pas, hein ? Vous pensez que je vous fais mon petit cinéma ? Eh bien vous avez tort. Je vous dis ça d’homme à homme, peu importe qui je suis et qui vous êtes, tout ce qu’on a pu vous raconter sur moi ; c’est vraiment le fond de ma pensée. Et n’imaginez pas que ça me fait plus plaisir qu’à vous : il n’y a pas si longtemps j’étais encore persuadé de tenir le devant de la scène, moi aussi. Mais c’est comme ça : tous des petits rôles... »

  De crainte qu’il se figure que j’avais pu porter sur lui un jugement déplacé, j’ai aussitôt précisé :

  « Je vous crois volontiers. J’étais seulement en train de me demander qui, dans ces conditions-là, pouvait bien tenir les premiers rôles... »

  Il a laissé son poing retomber sur la table comme pour me signifier qu’il fallait que je m’enfonce bien ça dans la tête :

  « Mais personne, mon pauvre vieux, personne ! Surtout pas ceux qui en sont persuadés. »

  La bigouden n’avait visiblement plus rien à faire avec ses deux seuls clients ; elle prêtait l’oreille à notre conversation, femme tronc immobile derrière son comptoir. Elle s’est empressée de déplacer quelques verres dès qu’elle a surpris mon regard puis s’est dirigée vers le couloir obscur, à droite, et la faible lumière des deux appliques néo-bretonnes, de chaque côté de la fenêtre, a encore assombri le jour gris.

  « Merci, Jeanne ! » a lancé Terrien.

  Elle retournait derrière le bar lorsque j’ai remarqué le jean qu’elle portait sous son large tablier bleu. On me l’aurait demandé tout à l’heure quand elle nous a servis, j’aurais juré qu’elle avait la traditionnelle jupe de velours noir qui accompagne toujours la coiffe ici. Terrien a deviné ma perplexité : « ça, c’est Jeanne... » a-t-il commenté en m’adressant un sourire entendu. J’ai enchaîné en prenant conscience après coup de la ridicule ambiguïté de ma réponse :

  « Pourquoi pas ?

  — Vous avez raison, pourquoi pas... »

  Il n’y avait dans sa voix plus aucune trace de l’emportement passager qu’il venait de manifester mais le peu que j’avais déjà appris de lui me permettait de discerner tout le désabusement que recélait cette réplique anodine. C’était là un des points que je me promettais de creuser, bien que ce ne soit pas l’essentiel de mon travail, mais c’était l’homme tout entier qui m’intéressait, pas seulement ce qu’il avait fait ; et d’ailleurs, indépendamment des raisons professionnelles qui m’avaient amené à le rencontrer, je dois reconnaître que ce genre d’homme m’avait toujours fasciné. Il avait laissé retomber la conversation, comme si nos considérations sur l’hétérodoxie folklorique de notre hôtesse l’avaient plongé dans un abîme de réflexions personnelles. Je compris que nous n’avions plus grand-chose à nous dire et que ce premier entretien devrait s’arrêter  là. Quelle importance maintenant que nous avions des journées entières devant nous ? Mais il m’avait invité et il eût été inconvenant que je donne le premier le signal du départ.

  La clochette de la porte a tinté. Les deux hommes qui venaient d’entrer se sont accoudés au bar ; ils ne nous avaient jeté qu’un furtif coup d’oeil accompagné d’un petit signe de tête et nous tournaient le dos ostensiblement. Ils étaient vêtus de marinières de toile bleue défraîchies, gonflées par de gros pulls dont l’échancrure laissait voir le col de chemises à carreaux épaisses. Je les pris pour des pêcheurs. De lourdes bottes de caoutchouc noir serraient le bas de leurs jeans. Voyant qu’ils n’osaient pas venir le saluer par discrétion, sans doute à cause de ma présence, Gilbert Terrien les a interpellés :

  « Alors Marcel, qu’est-ce qu’elle donne cette marée ? »

  Celui qui portait un talkie-walkie sur l’épaule s’est retourné, visiblement soulagé de voir dissipée sa gêne :

  « Elle donnera ce qu’elle peut donner, Monsieur Gilbert ; il n’y a que cinq bateaux de sortis aujourd’hui.

  — Il y aura tout de même de la langoustine ?

  — Ca y en aura, pour sûr. Mais de la belle, j’peux pas vous dire... S’il vous fallait quelque chose, vous voyez ça avec Denis, c’est lui le patron, mais pas avant une heure d’ici.

  — On verra... Merci, Marcel. »

  J’ai compris qu’il voulait me montrer qu’il était ici chez lui, de plain-pied avec tout le monde, et après que les deux hommes se furent retournés vers le comptoir où Jeanne leur emplissait à ras bord deux ballons de vin rouge, je lui ai demandé s’il connaissait ainsi tous les pêcheurs du port.

  « Ce ne sont pas des pêcheurs, ils font la vente à la criée... Oh bien sûr, je connais un peu tout le monde ici — il leva son verre à moitié vide jusqu’à hauteur de ses yeux — Venez tous les jours ici et buvez ça au lieu de votre café, vous finirez par en connaître autant que moi. » J’ai hoché la tête avec une moue sceptique des lèvres ; il a ajouté : « Vous avez raison : ça ne suffirait pas, ce n’est pas aussi simple. — Il a vidé son verre d’un trait — Bon, faudrait peut-être y aller, nous avons du travail devant nous, n’est-ce pas ? »

  J’ai simplement répondu « Comme vous voudrez », et me suis levé en repoussant ma chaise qui a désagréablement grincé sur le sol cimenté. « Vous avez votre voiture ? m’a demandé Terrien en enfilant le parka kaki qu’il avait laissé sur le dossier de sa chaise.

  — Elle est là devant.

  — La mienne aussi. Alors allons-y, vous me suivez. A bientôt, Jeanne ! »

  Jeanne l’a salué en l’appelant "Monsieur Gilbert", comme l’avait fait le pêcheur tout à l’heure. Il n’est pas autant de plain-pied avec eux qu’on le croirait, ai-je remarqué avec une bizarre pointe de satisfaction, pour eux il reste malgré tout "Monsieur Gilbert". Mais que pouvait-on attendre d’autre ? Gilbert Terrien était un personnage important ici, pas seulement ici d’ailleurs, bien que les années aient passé. Elle m’a aussi gratifié d’un « Monsieur... » un peu trop appuyé, sans doute parce que j’étais avec lui.

  Dehors on était surpris par la luminosité, bien que le ciel soit uniformément gris et qu’il continue à pleuvoir, une poussière de crachin plutôt que de la pluie. La nuit n’était pas encore complètement tombée contrairement à ce qu’on aurait cru de l’intérieur. On distinguait nettement le vol plané ample des mouettes avant qu’elles ne descendent se poser sur le toit de la criée. Dans ce crépuscule grisâtre elles paraissaient encore plus blanches et leurs affreux cris rauques de charognards marins s’enchaînaient sans interruption au-dessus de nos têtes.

  « Regardez-les, me fit Terrien qui s’était arrêté devant la porte du café pour remonter sa fermeture-éclair ; elles attendent l’arrivée des bateaux ; dans un quart d’heure elles seront plus de cent perchées là-haut.

  — Je n’ai jamais beaucoup aimé les mouettes...

  — Je suis comme vous.

  — Des becs affamés qui ne cessent pas de criailler, qui s’entre-déchireraient pour la moindre ordure qu’on leur jette.

  — J’ai dû voir trop de mouettes dans ma vie... »

  J’ai hasardé : « Vous voulez dire : votre vie politique ? »

  Il m’a désigné une grosse 605 grise sur le parking :

  « Je suis ici.

  — Elles n’ont pour elles que cette blancheur immaculée ; c’est cela qui nous trompe. Et puis cette espèce d’arabesque quand elles volent...

  — Si vous voulez... Mais c’est bien tout ce qu’on peut leur accorder !... Vous êtes où ?

  — Là, derrière.

  — Eh bien on y va. »

  J’ai relevé le col de mon blouson en rejoignant ma R5. Je suis monté et j’ai mis le contact. La 605 avait déjà fait marche arrière, ses feux de stop rougeoyaient sous la pluie. Elle a démarré dès que j’ai eu mis en code.

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