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L'Absente

 

 

VII

 

 

  L'escalier était en bois autrefois, du temps de leur enfance. Maurice ne se rappelle plus exactement quand tante Louise l'a fait recouvrir de cette moquette à fleurs dans le goût anglais, il y a déjà longtemps. Il n'y a plus que le bois de la rampe qui soit apparent, un bois presque noir tellement il est sombre, poli par la cire et l'usure qui font les véritables patines. Quand ils dégringolaient les deux étages en se poursuivant, Henri et lui, pour descendre prendre leur petit déjeuner, c'était une cavalcade épouvantable qui résonnait dans toute la maison. "Mon troupeau de pachydermes ! protestait affectueusement tante Louise, en les voyant se ruer enfin dans la cuisine. Vous ne pourriez pas faire un peu attention ?" Bien que sachant parfaitement que les pachydermes étaient des éléphants ou des rhinocéros, Maurice imaginait une espèce bizarre, conciliant sans difficulté la lourdeur épaisse de Babar et leur pétulance de jeunes garçons dégingandés, une espèce composite qui n'aurait pas de représentants bien identifiables dans la nature et qu'on ne pourrait désigner que par ce nom : pachydermes. Tout ce qu'on pouvait dire c'est que ces animaux-là mettaient une application toute particulière à descendre les escaliers dans un tumulte assourdissant. Depuis qu'il y a la moquette, cela ne risque plus de se produire ; de toute façon il n'y a plus de pachydermes depuis longtemps dans la maison.

  Maurice laisse glisser sa main sur la rampe en montant marche à marche. Il n'y a plus que le bois dur et lustré de la rampe sous ses doigts pour rappeler l'escalier d'autrefois, le bois dur de la rampe qui vibre encore et résonne lorsqu'il le frappe de son index replié avant de parvenir au palier où la moquette étouffe ses pas. Il n'y a plus de pachydermes, depuis longtemps. Il reprend sa montée silencieuse vers le second étage, vers la chambre où l'attend Laura. Il ne lui est pas nécessaire d'agripper la rampe, comme le fait maintenant tante Louise ; il la frôle simplement du bout des doigts tel un rail tiède et doux guidant son ascension ; il la frôle distraitement en montant mais, aux yeux de qui pourrait l'observer, cela prendrait plutôt l'allure d'une caresse.

  Laura l'attend là-haut dans la chambre. Il ignore encore si ce sera la Laura de sa jeunesse, radieuse jeune fille à la longue chevelure brune, ou la femme plus posée des dernières années, celle qui défaisait les valises ouvertes sur le lit lorsqu'ils arrivaient en vacances à Kerlinou et se souvenait avec lui de leurs premières nuits d'amour dans cette maison. La jeune fille, vierge encore de l'osmose de toute une vie commune, pour qui s'ouvrait un avenir inconnu, ou la femme chargée de l'accumulation de ce passé qui la rendait si chère ; il ne sait pas encore. Il monte plus lentement les dernières marches feutrées. Sa main droite traîne distraitement sur la rampe. De la gauche, il porte sa valise, l'élégante petite valise de toile beige garnie de cuir qu'utilisait Laura pour ses déplacements professionnels. Cette valise-là lui suffit lorsqu'il vient quelques jours en Bretagne, et même pour aller chez Emmanuelle il ne prend jamais plus d'autre bagage.

  Le couloir du second étage, aménagé sous les toits, est très sombre, même dans la journée. Il dessert plusieurs chambres mansardées, de part et d'autre, et de ce fait ne comporte aucune ouverture. Il n'y a que deux appliques, à droite et à gauche de l'escalier, deux petites appliques de bronze qu'il a toujours vues là, coiffées d'un abat-jour de guingois en peau de porc roussie par endroits ; sans doute a-t-on dû y mettre des ampoules trop fortes autrefois. Elles laissent les deux extrémités du couloir dans une pénombre surprenante pour qui parvient en haut de l'escalier. C'est aussi là que se termine la moquette, sur cette dernière marche que l'on hésite un instant à franchir, par souci de discrétion, de peur de faire craquer de façon incongrue le vieux plancher noirci, parfaitement ciré. Souvent les maisons les plus cossues, et surtout lorsqu'elles sont aussi vastes, donnent ainsi l'impression que les derniers étages ont été volontairement négligés, comme si les ressources ou l'énergie de leurs propriétaires s'étaient épuisées là, laissant dans un état d'aménagement sommaire ces quelques pièces superflues qui ne devaient servir qu'occasionnellement. Ce n'est pourtant pas tout à fait le cas de Kerlinou : malgré l'austérité du couloir, son plancher nu et l'éclairage parcimonieux des appliques, les chambres sont décorées avec goût, du moins les deux chambres utilisables (les autres pièces n'étant que des débarras, sauf l'une d'entre elles où Henri avait autrefois installé son bureau lorsqu'il était lycéen) ; et la chambre de Maurice en particulier — qu'on n'a jamais cessé d'appeler "la chambre de Maurice" depuis qu'ils sont enfants — bénéficie d'un mobilier ancien exceptionnel qui fit l'émerveillement de Laura lorsqu'elle la découvrit la première fois. On ne sait quelles raisons avaient poussé les Kerangat à mettre là en pénitence certains des plus beaux meubles de leur manoir, comme l'énorme armoire à pointes de diamant qu'ils devaient trouver trop lourde pour le salon ou l'étonnant lit à baldaquin du XVIIème avec ses colonnes torses de chêne sombre dans lequel ils avaient avec Laura joué à la Belle au bois dormant au tout début de leur mariage, un jeu qui admettait évidemment quelques variantes au célèbre conte de Perrault. Maurice avait toujours refusé de quitter cette chambre-là malgré les propositions réitérées de tante Louise dont le sens de l'hospitalité, bien des années plus tard, n'admettait pas qu'un couple installé et d'âge mûr, comme eux, puisse continuer à loger au deuxième étage dans une chambre sans salle de bains alors qu'il y avait suffisamment de place en bas, des lits plus confortables, toutes les commodités enfin qu'ils auraient pu souhaiter. Mais Maurice et Laura n'avaient jamais voulu quitter cette chambre-là, les courtines de drap rouge du vieux lit qu'ils refermaient, une fois couchés, pour préserver au maximum leur propre chaleur (car il n'y avait pas de chauffage dans la pièce, on laissait seulement ouverte la porte pendant toute la soirée pour que monte l'air chaud du dessous, afin au moins de déshumidifier. "Vous n'avez pas oublié d'ouvrir votre porte, au moins ?" s'inquiétait tante Louise au début de chaque repas). Ils n'avaient pas voulu renoncer aux ténèbres encore plus épaisses, profondes comme le silence, de ces rideaux qu'ils tiraient sur eux après s'être couchés, après s'être enfouis dans la fraîcheur des draps où ils restaient blottis sans parler, à l'écoute des lointaines activités, en bas, de l'après-dîner. Puis Laura se tournait vers lui, dans un froissement de toile rêche qui annulait définitivement le monde extérieur, la maison, la chambre même, pour les enclore dans leur tanière de bêtes heureuses, bien protégées dans leur trou, cachées. Elle se tournait et chuchotait, alors que personne n'aurait pu les entendre quand bien même elle aurait parlé à voix haute, elle chuchotait dans son oreille les commentaires insignifiants qui font entre les couples le bilan d'un jour qui s'achève. Cette conversation secrète les portait parfois jusqu'aux franges du sommeil. Tante Louise, alors, avait depuis longtemps achevé ses tardifs rituels domestiques, elle aussi était montée se coucher, et le silence qui s'instaurait entre eux ne révélait plus rien que le pur calme de la nuit.

  Le plancher se met à grincer dès que Maurice fait le premier pas vers sa chambre. Il croyait déjà l'entendre en montant les dernières marches moquettées. Quelle raison aurait-il de s'en soucier puisque personne ne dort encore dans la maison... Henri est au salon avec sa mère et lui, s'il est monté si tôt, ce n'est que pour déposer sa valise et laisser ouverte la porte afin que l'air ait le temps de se réchauffer. Il va descendre bientôt les rejoindre, parce que bien sûr Laura ne l'attend pas, comment pourrait-il s'imaginer qu'elle l'attend ? Qu'importe que le plancher craque ou non... Il craque, pense Maurice en approchant de sa chambre, comme le plancher de n'importe quelle vieille demeure lorsque quelqu'un y marche, comme craquent tous les planchers. Il n'a pas à se sentir particulièrement concerné, il est quelqu'un qui marche sur un vieux plancher, simplement. Il entre. Il allume. Laura n'est pas dans la chambre. Il ouvre complètement la porte et pose sa valise sur le lit, entre les quatre tombants rouges des rideaux. Cela fera bientôt deux ans qu'il ne les a pas refermés pour dormir.

 

*

 

  Au salon, Henri et sa mère s'apprêtent à prendre leur tisane, installés tout au fond sous la lumière parcimonieuse du lampadaire. Ils le regardent s'asseoir dans le fauteuil de cuir resté libre et il a l'impression déplaisante que son arrivée a suspendu leur conversation. Une tasse est servie pour lui sur le plateau.

  "Je rappelais à Maman que nous avons des invités demain soir, dit Henri qui vient d'avaler une gorgée brûlante, j'avais oublié de t'en parler. J'espère que cela ne te dérange pas ?

  — Pourquoi veux-tu ? Je les connais ?" Il a pris la tasse qu'on lui a préparée et s'est radossé au fauteuil. La soucoupe d'une main, il soulève légèrement la tasse de l'autre, approchant ses lèvres du breuvage fumant ; mais c'est encore trop chaud pour lui.

  "Tu connais les Lasfargue... Et puis il y aura Loulou...

  — Seul ?

  — Non, non, avec Sophie ; ils se sont finalement rabibochés.

  — Qui d'autre ?

  — Les Cadiou," s'empresse de répondre tante Louise qui a toujours voué une admiration particulière à Joël, leur ancien condisciple devenu médecin. C'était la voie qu'elle aurait secrètement souhaitée pour son fils.

  "Oui, Joël et Martine ; ils ne s'attendent sûrement pas à te trouver là ; ça fait un bail que vous ne vous êtes pas revus, il me semble ?

  — Depuis l'enterrement de Laura...

  — Tu vois... Et puis Claire-Anne, évidemment. Notre nouvelle associée, Claire-Anne Rousseau, je t'en ai parlé...

  — Jamais vue..., fait Maurice qui renouvelait sa tentative de tremper ses lèvres dans la tisane.

  — Justement, tu verras. Une véritable femme d'affaires, celle-là, je ne te dis que cela ; elle mène sa barque toute seule comme un chef. Et puis Maman, toi et moi, ça fera dix en tout. Cela te va ?"

  Maurice a reposé sa tasse sur la table basse : trop chaud décidément, même le café il le boit toujours un peu tiédi.

  "Je serai content de revoir Joël... Mais les Lasfargue, je m'en serais bien passé ; si tu veux mon avis, c'est vraiment la caricature du notable content de lui ; sorti de ses placements immobiliers et de ses chevaux...

  — Écoute, c'est lui le bâtonnier, et qui plus est mon associé depuis vingt ans ; alors, hein ? Je ne vois pas comment je pourrais faire autrement que de les inviter, d'autant plus qu'il y aura Claire-Anne qui travaille avec nous."

  Tante Louise rajuste frileusement les pans de son vieux châle mauve. Elle n'a pas encore touché à sa tisane :

  "Une jeune femme très bien, cette Claire-Anne. Tu me diras ce que tu en penses, Maurice, moi je la trouve très bien.

 — Une jeune femme qui approche tout de même de la quarantaine...

 — Hé bien, c'est une jeune femme... Moi, je la trouve très bien. Si au moins Henri n'était pas aussi buté..."

  Henri fait non de la tête d'un air de patiente indulgence :

  "Qu'est-ce que tu vas encore chercher là, Maman ? Je t'ai répété je ne sais combien de fois que cela ne m'intéressait pas... Elle non plus, d'ailleurs, qu'est-ce que tu vas imaginer...

 — Je n'imagine rien du tout, mais peut-être que si tu voulais... (Elle adresse un petit sourire à Maurice, comme pour le prendre à témoin). Qui ne fait rien n'a rien, n'est-ce pas, c'est comme cela.

 — Maman, enfin ! Claire-Anne est notre associée, nous travaillons ensemble tous les jours ! Tu vois dans quelle situation ridicule je me mettrais ? Et puis cela ne me dit rien, à moi !"

  La vieille dame affecte de ne plus s'adresser qu'à Maurice, avec son bon sourire triste :

  "Tu vois qu'on ne peut jamais rien lui dire, il a toujours été comme cela, tu le connais."

  Elle se penche vers la table pour attraper sa tasse où elle se met à tourner la cuiller, inutilement puisqu'elle ne prend jamais de sucre ; mais elle veut faire bien comprendre que, de son point de vue, l'affaire est classée, qu'il serait vain de revenir là-dessus puisqu'on ne veut pas l'écouter, qu'elle a dit tout ce qu'elle avait à dire. D'un regard, Henri cherche l'approbation de Maurice, répétant le mouvement de tête d'impuissance désolée qu'il a eu tout à l'heure. Par une sorte de mimétisme inconscient, ils se mettent aussi à remuer leur tisane et à boire, à petites gorgées, le temps de laisser se dissiper ce minuscule conflit familial, le genre de querelles larvées que Henri n'a jamais cessé d'avoir avec sa mère, Maurice y est habitué. Le lampadaire de bois tourné — production néo-bretonne d'un artisan de la région — répand sur leur petit groupe silencieux la douce lumière jaune et fanée de son abat-jour de soie plissée. Aucun bruit ne parvient du dehors, pas un cri d'animal, l'aboiement d'aucun chien. Les fenêtres, dont on a omis de fermer les persiennes, n'offrent à la vue que leurs vitres noires et glacées, à l'image de cet étrange silence nocturne que Maurice, accoutumé à l'incessante rumeur de la ville, ressent comme une paix immense, désolée, qui lui pèse finalement. Il repose sa tasse et se lève.

  "Je vais faire un tour dehors en attendant que cela refroidisse, excusez-moi.

 — Chiche que tu ne vas pas au fond du parc !" plaisante Henri, faisant allusion à leurs anciens paris d'enfants, lorsque c'était à qui oserait, en pleine nuit, aller jusqu'au fond du jardin chercher quelque objet qu'ils y avaient volontairement laissé, à titre de preuve de leur exploit, et qu'ils rapportaient en courant, presque suants d'angoisse mais triomphants, à celui qui était resté dans le halo de lumière de l'entrée. "A toi, maintenant, vas-y !" et l'autre devait à son tour s'enfoncer dans les redoutables ténèbres, ténèbres de plus en plus profondes sous les frondaisons que ne perçait plus l'éclairage de la maison, et là se mettre à courir lui aussi, unique solution pour échapper à la peur qui vous talonnait et revenir au plus vite trouver refuge dans la zone de lumière du monde civilisé, haletant et brandissant le râteau ou l'arrosoir qui attestait son courage.

  "Chiche ! dit Maurice, j'y vais.

 — Des gosses, fait tante Louise, de vrais gosses..."

  Elle a déjà renoncé à sa discrète bouderie et hoche la tête avec son sourire d'autrefois. Les lèvres de Henri aussi forment un fin sourire en direction de Maurice qui vient de sortir puis reviennent lentement déposer ce sourire dans les yeux attendris de sa mère. Ils écoutent crisser les pas de Maurice sur le gravier de la cour ; d'abord quelques pas devant la maison, puis un silence ; puis des pas qui s'éloignent vers la route. "Il va inspecter le portail neuf, se dit Henri, on ne doit rien y voir", et une envie le prend de sortir rejoindre son ami pour commenter avec lui le choix de ce portail. Mais les pas reviennent déjà, passent de nouveau devant le salon pour aller se perdre en direction du garage où les allées ne sont plus gravillonnées autour des vieux rhododendrons qui marquent la transition entre le jardin d'agrément et l'espèce de petit sous-bois qu'ils ont toujours appelé le parc. "Il y va, pense Henri, il va au fond du parc !" et il s'entend prononcer intérieurement cette phrase avec un détachement amusé, comme s'il n'était qu'un spectateur de lui-même, de ce monsieur sérieux à cheveux blancs dont les vieux défis de l'enfance parviennent encore à faire battre le cœur.

  "Qu'est-ce qui t'amuse comme cela ?" s'inquiète sa mère, du ton dont elle s'enquérait autrefois de coupables fous rires que Maurice et lui s'efforçaient en vain de réprimer ("Mais qu'est-ce qui vous fait donc rire ?").

  "Maurice est vraiment parti au fond du parc, dit-il, je me demande ce qu'il va bien pouvoir rapporter."

 

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