Accueil

L'Absente

 

 

IV

 

 

  Le dimanche soir, mieux vaut s'abstenir de venir en voiture à la gare, ou alors, si l'on ne peut pas faire autrement, on doit se préparer aux dix minutes de l'habituel embouteillage avant de parvenir à la sortie voyageurs ; et encore, une fois là, il n'est pas question de quitter la voiture : on ne peut pas stationner. Il n'y a plus qu'à rester au volant afin d'avancer ou reculer selon les besoins, au cas où quelqu'un voudrait déplacer sa voiture, où la police arriverait pour vous faire circuler. En réalité, elle ne fait circuler personne, la police, puisque tous les gens qui sont là attendent évidemment un train et ne vont pas partir avant qu'il ne soit arrivé ; elle vous oblige seulement à rester au volant pour éviter la contravention au lieu de descendre à la rencontre des parents, des amis, que l'on est venu chercher. C'est comme cela que les arrivants doivent se débrouiller seuls, à la gare de Nantes ; aussi encombrés de bagages qu'ils soient, il leur faut atteindre la sortie sans espérer le moindre secours, la moindre aide. C'est chacun pour soi et pour certains, les personnes âgées par exemple, ce n'est pas toujours très facile : après l'arrivée de chaque train, on en voit émerger du souterrain, à l'arrière-garde du brusque flux de voyageurs, essoufflées d'avoir dû se coltiner de lourdes valises dans l'impitoyable bousculade des escaliers, silencieusement résignées à leur sort de traînards, comme abandonnées déjà par la vie qui les laisse loin derrière, dans le remous des gares.

  Heureusement pour Maurice, lui n'a pas besoin de prendre sa voiture : il habite à deux cents mètres ; ce qui lui confère l'inappréciable privilège de déambuler librement sur le trottoir, ou dans le hall, et de participer un peu à cette animation si particulière aux gares qui l'a toujours fasciné, voire de pousser jusqu'aux quais pour se donner aussi le frisson du départ, par procuration en quelque sorte. Le train de Henri n'arrivera que dans dix minutes, un léger retard est affiché ; cela lui laisse le temps de baguenauder. Rien ne l'oblige à venir chercher Henri — il connaît depuis longtemps son adresse et c'est à deux pas — mais comme il n'est pas sorti de la journée il fait d'une pierre deux coups. D'ailleurs c'est pour lui un plaisir de venir chercher quelqu'un à la gare ; il n'en a plus tellement l'occasion. "Tant que je pourrai le faire...", se dit-il.

  Un cliquetis de crécelle fait soudain se lever toutes les têtes et, sur le tableau d'affichage, chaque information remonte d'une ligne : le train de Paris vient d'entrer en gare ; le suivant, celui de Quimper, sera celui de Henri. Posté en haut de l'escalier du souterrain, parmi la petite foule massée là, il voit apparaître les premiers voyageurs ; pour la plupart des lycéens ou des étudiants de retour de week-end, le dimanche soir. Ils gravissent les escaliers de faux marbre avec toute la souplesse de leurs tennis et de leurs dix-huit ans ; un défilé de pantalons et de vestes de jean, de parkas colorées, les garçons comme les filles. Ils fendent avec une indifférence alerte le groupe agglutiné devant la sortie, leurs gros sacs de voyage en bandoulière sur l'épaule, verts et mauves avec des bandes jaunes. Il n'y a personne pour les attendre, eux ; ils affrontent avec détermination la froide obscurité du retour, prêts pour la nouvelle semaine de travail qui s'annonce et disparaissent aussitôt dans la nuit du boulevard pour regagner la solitude d'une chambre exiguë ou les bruyantes retrouvailles de quelque internat, le regard encore imprégné des images de la maison familiale, du visage des copains rencontrés là-bas ; ils sont jeunes. Maurice repère au passage quelques jolies filles de son âge, c'est-à-dire l'âge qu'ils avaient Henri et lui, et Laura, lorsque les soirs de rentrées il débarquait sa nostalgie sur les quais de la gare Montparnasse pour affronter le souffle tiède des couloirs de métro. Bientôt ce serait vers Laura que le ramènerait le métro ; la fin des vacances perdrait son amertume d'exil mélancolique pour prendre des allures de fête clandestine ; sa véritable vie aurait commencé. Certains d'entre eux le regardent au passage, comme ils regardent tous les gens qui attendent là, d'un coup d'œil vif, sans ralentir leur course, comme on regarde aussi les murs, l'horloge, la noire béance du boulevard, étonné de retrouver la ville obscure au sortir de son train. Maurice les suit des yeux, les uns, puis les autres, puis celle-ci ; tous disparaissent dans la nuit. Pourquoi donc seraient-ils à plaindre finalement, songe-t-il, peut-être ont-ils aussi à rejoindre leurs amours ? Il n'y a aucune raison pour qu'ils ne connaissent pas ce que nous avons vécu ; aucune raison pour que cela soit moins bien, ou mieux.

  "Maurice..."

  Henri est là, derrière lui, son demi sourire familier déformant bizarrement ses lèvres minces. Il a posé sa valise et se tient là, bras ballants ; le plaisir d'avoir surpris Maurice fait pétiller ses yeux gris. Bien qu'ils aient exactement le même âge cela fait plusieurs années qu'il paraît plus vieux que Maurice, depuis que ses cheveux ont soudain blanchi, bien avant la mort de Juliette. Il les a toujours eus coiffés en une sorte de brosse courte, aplatie sur l'avant, qui lui donne l'air austère d'un curé en civil, un reste du sérieux candide de l'enfance qui devient de plus en plus étrange sur ce visage vieillissant. Ils se considèrent quelques instants sans rien dire puis Henri ouvre les bras pour la fraternelle accolade qui scelle chacune de leurs retrouvailles. Comme deux rescapés de l'ancienne nomenklatura soviétique, pense à ce moment-là Maurice qu'une fugitive réminiscence d'actualités télévisées montrant une semblable embrassade vient d'assaillir.

  "Alors c'est comme cela que tu attends les copains, en leur tournant le dos ?"

  — Je regardais partir les gens, dit Maurice, je t'expliquerai..." Il s'empare de la valise pour ne plus obstruer le passage à la foule qui s'est divisée autour d'eux comme sur la pierre isolée répartissant les eaux d'un torrent ; il l'entraîne vers la sortie. "Tu m'as l'air en pleine forme, dis donc.

  — Ca peut aller. Et toi ? On ne s'est pas revus depuis l'été, il me semble..." Il dispute sa valise à Maurice — "Donne, je peux encore porter ça" — qui doit finalement la céder et ils sont emportés par le flux des nouveaux arrivants. "Tu sais que j'ai fait refaire la barrière qui t'était tombée dessus, à la maison, tu te souviens ? En PVC, comme cela on est tranquille, ça ne bouge pas."

  Ils viennent de traverser le boulevard, l'encombrement confus des départs de taxis, et longent le Jardin des Plantes, seuls dans la pénombre des magnolias centenaires importés à Nantes par les anciens négriers.

  "Il y aurait pas mal de choses à refaire en PVC," fait remarquer Maurice. Henri ne lui jette qu'un coup d'œil silencieux et change sa valise de main. Ils tournent dans la rue Caillaud dont les vieux réverbères n'ont pas encore été remplacés et donnent aux trottoirs déserts l'aspect suranné des villes de province d'autrefois.

  "Je n'ai rien préparé pour le dîner, annonce Maurice en ouvrant la porte de l'appartement. Ce soir, je t'invite au restaurant. On n'a qu'à simplement déposer ta valise."

  Zoé se met à miauler dans leurs jambes, la queue tout en  cajoleuses ondulations, déployant pour Henri, qui s'est baissé pour la caresser, toutes les ressources de sa séduction. Maurice allume la cuisine.

  "Elle a faim, elle n'a rien eu de l'après-midi. Je lui donne son pâté et j'arrive. Si pendant ce temps-là tu veux faire un brin de toilette, tu connais les lieux...

  — Ne t'inquiète pas. Je m'installe dans la chambre d'Emmanuelle, comme d'habitude ? A propos, ça va, Emmanuelle, t'as des nouvelles ?"

  La chatte l’a délaissé dès que son maître a ouvert le frigo. Henri se redresse, inspectant l'entrée d'un regard circulaire, cette entrée qu'il connaît si bien, où Laura et Maurice les ont tant de fois accueillis lorsqu'ils étaient encore tous les quatre. Le salon baigne dans la pénombre silencieuse des faibles lumières de la rue.

  "Heureusement que tu m'en parles, fait la voix de Maurice. Elle devait téléphoner ce soir ; il faut que je l'appelle avant qu'on ne parte. Bon, ça suffit, Zoé, vous en avez assez pour ce soir... Côté boulot, ça irait plutôt bien : elle devrait passer Maître de Conférences cette année. C'est surtout avec Bernard qu'il y aurait un hic, d'après ce que je crois comprendre, mais je n'en sais pas davantage ; Emmanuelle, là-dessus, c'est un mur, tu la connais aussi bien que moi." Il remet la boîte de pâté au frigo et se tourne vers Henri qui s'est appuyé au chambranle. "A moi, elle ne dira rien. A sa mère, oui, elle en aurait sans doute parlé... Tu vois, que même pour élever ma fille j'aurais encore besoin de Laura..."

  Henri fait deux pas dans la cuisine : "Si tu veux mon avis, j'ai comme l'impression que tu n'as plus à te soucier d'élever Emmanuelle : ça lui fait quel âge maintenant, trente-quatre ans ? A cet âge-là... Tiens, donne-moi donc un verre d'eau avant de partir ; j'ai été complètement déshydraté dans ce train...

  — On voit bien que tu n'as pas de fille, toi,"

  Henri vide son verre d'un seul trait et entraîne Maurice par le coude :

  "On parlera de tout cela tout à l'heure, pour le moment allons-y !

  — Tu ne voudrais pas qu'on se prenne un petit apéritif ici ?

  — On le prendra au resto. Allez, viens !"

 

*

 

  Maurice verrouille la porte et suit Henri dans l'escalier. L'ondulante trajectoire de deux épaules de loden gris, quelques marches plus bas (l'éternel manteau de loden gris de Henri), captive son regard ; deux épaules animées de cette espèce de danse précieuse et discrète propre à Henri qui a toujours descendu ainsi les escaliers, depuis son plus jeune âge, ne se recevant, semble-t-il, que de la pointe du pied sur chaque marche, pour s'élancer, dans une sorte d'envol élastique, jusqu'au degré inférieur d'où il repart encore, si bien qu'on pourrait croire qu'il monte malgré la résultante finalement descendante de l'ensemble du mouvement. Il a toujours vu Henri descendre ainsi les marches, une sorte de danse, oui, qu'il abandonne aussitôt parvenu sur un sol plan où il retrouve une allure normale, comme dans le hall, là, qu'il vient d'atteindre, juste au moment où Maurice entend claquer la porte que referment les femmes, là-haut, et le bruit de leurs pas qui commence à résonner dans les étages. Evidemment il faut toujours qu'elles restent à la traîne, retenues au dernier moment par d'ésotériques préparatifs dont elles sont seules à mesurer l'importance — des histoires de gants et de foulards, de sacs à main, un collier parfois ou une broche dont le remplacement devient à ce moment-là absolument nécessaire — peu soucieuses au fond de se faire attendre, préférant l'intimité de leur conversation de femmes aux urgences de la vie pratique qui font se presser les deux hommes. Henri et lui, qui n'ont que leurs pardessus à enfiler, sont déjà deux étages plus bas et ralentissent l'allure dans la dernière volée de l'escalier. Parvenus dans le hall, ils attendent en bavardant, guettant l'apparition de Juliette et Laura à travers les barreaux de la rampe, au tournant du dernier palier, quatre escarpins noirs qui n'appartiennent encore à personne, qu'on dirait dotés d'une vie autonome, puis les fuseaux de leurs jambes jumelles, accordées de marche en marche, le lourd ballant de leurs manteaux. A mi-étage, découvrant enfin les deux hommes, elles feignent invariablement la surprise, une fausse confusion que dément leur sourire de radieuse innocence : "Mais vous nous attendiez ?

  — Pas le moins du monde", réplique chaque fois Henri de son air le plus sérieux ; qu'est-ce qu'elles vont s'imaginer ? Ils peuvent très bien se passer d'elles. Une bouffée de leur parfum effleure fugitivement les deux hommes qui leur tiennent ouverte la porte de l'immeuble, aussitôt dispersée par le léger courant d'air. Elles mettent presque toujours le même parfum lorsqu'elles sortent ensemble car il y en a toujours une qui essaye le parfum de l'autre ; c'est peut-être cela aussi qui les a retardées cette fois-ci.

  Elles se pressent de sortir avec ostentation, pour se faire pardonner et bien montrer qu'elles tiennent compte du souci de leurs hommes qui se sont chargés de retenir la table au restaurant ; on a déjà une demi-heure de retard. Mais sitôt dans la rue, elles poursuivent leur conversation comme si de rien n'était, prenant les devants à toute allure vers les lumières du boulevard, comme pour fuir la frileuse clarté des vieux réverbères scellés à même les murs des immeubles. Elles abandonnent Maurice et Henri derrière elles. Si l'on arrive en retard, en tout cas personne ne pourra les en tenir pour responsables.

  Ils leur emboîtent le pas sans chercher à les rejoindre ; Henri interroge Maurice à propos de son dernier article de politique intérieure, lui demande quelques précisions. Ils bavardent en suivant Juliette et Laura, confortés par la démarche élégante des deux femmes devant eux, heureux de les voir si proches et unies. Chacun d'eux aime l'une de ces femmes et chérit l'autre d'une longue tendresse fraternelle. Ils n'ont pas besoin de se le dire. Juliette et Laura, qui marchent devant eux sur le boulevard, parmi une foule de plus en plus dense à l'approche de la gare, sans se retourner pour les attendre, fortes, elles aussi, de l'amour des deux hommes qui les suivent, elles le savent, rendues invulnérables par cet amour. Juliette et Laura ; à cette époque elles étaient éternelles.

  Maurice les entend descendre. Leurs pas, deux à deux, sur les marches de bois bien cirées ; le double claquement sec des talons, marche à marche. Il entend leurs voix, indistinctes encore, résonner dans la cage d'escalier. Il s'est arrêté, la main sur la boule de verre à facettes qui termine la rampe. Il écoute ; il attend. Le claquement des talons perd la régularité de son double rythme : elles traversent le palier du premier. Puis elles reprennent leur descente, chaque pas appuyé de tout le poids du corps avec, marche après marche, comme une suspension, une hésitation car elles descendent sans se presser, tout à leur bavardage. Il va les voir apparaître au tournant de la dernière volée ; leurs chaussures, puis leurs jambes, la fourrure balancée du bas de leurs manteaux ; elles feindront comme d'habitude l'étonnement : "Fallait le dire que vous nous attendiez !"

  "Dis donc, je t'attends ! s'impatiente Henri qui a déjà ouvert la porte d'entrée.

  — Bonne soirée, monsieur Davaine..."

  Maurice s'efface pour laisser le passage à sa voisine et sa fille qui viennent de le saluer. Leurs talons martèlent précipitamment le carrelage du hall qu'elles se hâtent de traverser pour profiter de la porte galamment maintenue ouverte par Henri. Elles sortent déjà lorsqu'il lance enfin son "bonsoir" d'une voix éteinte qui lui fait craindre qu'elles ne prennent sa distraction pour une impolitesse. Mais madame Demangin laisse dans son sillage un sourire si compréhensif pour le monsieur de l'appartement d'en face — toujours si perdu, le pauvre, depuis la disparition de sa femme — qu'il est tout à fait rassuré. Elles sont déjà dans la rue.

  Henri paraît tout émoustillé d'avoir tenu la porte aux deux femmes.

  "Belle femme, dis donc ! c'est elle que tu attendais ?

  — Ne dis pas de bêtises ! C'est ma voisine, la veuve du bijoutier.

  — Comment veux-tu que je le sache ? Je l'ai à peine vue une fois, il y a des années... Une sacrée allure tout de même pour son âge. Je suis comme toi : je préférerais sans hésiter la mère à la fille. Je suppose que c'est sa fille, la plus jeune ?

  — Qu'est-ce qui te fait dire que je préfère la mère ?

  — Ah, tiens ! la fille, alors ?"

  Maurice ne tient jamais rigueur à Henri de ce genre de plaisanteries. Même du vivant de Juliette il ne pouvait réprimer les commentaires de cette sorte au passage de la première fille un peu bien tournée ; ni Juliette ni Laura ne s'en offusquaient d'ailleurs ; elles riaient ; c'était devenu entre eux comme un jeu auquel Maurice lui-même se prêtait volontiers. Henri n’a pas perdu cette habitude depuis mais Maurice ne lui en veut pas, même s'il doit se forcer pour se mettre au diapason de ces propos goguenards ; au contraire : cela lui fait du bien, parfois, de faire semblant d'oublier. Ils suivent de loin les silhouettes des deux femmes déjà parvenues dans les lumières du boulevard. Elles entraînent avec elles, comme une aura, le cercle intime de leur univers, sorte de bulle protectrice où les enferment préoccupations et souvenirs communs, projets, toute l'animation d'une conversation dont il ne saura jamais rien. A cette distance, la mère, encore svelte et élancée, paraît la fille de sa fille, plus petite et plus lourde. Ils ont insensiblement pressé le pas.

  "Tu sais, si j'étais toi..." hasarde Henri comme ils tournent le coin de la rue.

  D'un seul coup le trottoir se trouve encombré ; le train de vingt et une heure vient sans doute d'arriver. Maurice regarde les deux femmes louvoyer entre les passants. Il suppose qu'elles vont prendre le tramway car si elles ont ralenti ce n'est pas uniquement à cause de la foule mais sans doute parce qu'aucune rame n'est encore en vue. Ils les ont presque rejointes maintenant. Madame Demangin donne le bras à sa fille, lui parle très près. Leur lente allure de flânerie imprime à son manteau des ondulations de flamme noire frôlant la silhouette saccadée de la fille qui marche à petits pas à son côté. Mais ce ne sont pas Juliette et Laura. Les deux hommes ralentissent aussi afin de ne pas les dépasser et éviter la situation gênante d'avoir quelque amabilité à échanger ; elles pourraient avoir l'impression qu'ils les ont suivies. "Si j'étais toi !" Qu'est-ce qu'il ferait de plus, Henri, s'il était lui ? Rien, évidemment, sinon il ne resterait pas seul lui aussi. A chacune de leurs rencontres il ne cesse de l'inciter à "refaire sa vie" — "refaire sa vie !", comme si la vie n'était qu'une partie de belote où l'on pouvait refaire la donne, tout recommencer lorsqu'on avait tout perdu ! Lui n'hésiterait pas, prétendait-il, si l'occasion se présentait. Et d'ailleurs n'était-ce pas la seule véritable fidélité à Juliette et Laura, ce qu'elles auraient souhaité certainement : qu'ils continuent à vivre, préservent le bonheur qu'ils avaient partagé, raniment ce bonheur qu'elles leur avaient donné ? Ils en étaient les dépositaires à présent, les seuls responsables devant la mémoire de leurs femmes. Il fallait continuer à vivre et à aimer, en mémoire d'elles. Mais ce que Maurice reproche à Henri c'est de ne pas chercher à mettre ses propres principes en pratique, comme s'il était au-dessus de cela, lui, assez fort pour s'en sortir seul et se passer de la pressante sollicitude d'un ami. C'est là leur unique point de désaccord depuis la mort de Laura, cette insistance de Henri, sous le couvert de propos qui se voudraient badins, à faire sentir à Maurice que son cas est le plus inquiétant, que cela le préoccupe. Maurice en est souvent agacé. Pourtant, lorsque cela paraît tellement saugrenu comme ici — Madame Demangin ! qu'est-ce qu'il irait faire avec madame Demangin !— il lui arrive de s'amuser de ces propos de vieux adolescents en goguette et il s'y prête volontiers, pour la plus grande satisfaction de Henri qui doit alors s'imaginer avoir tiré son ami de sa mélancolie solitaire.

  Ils ne sont plus qu'à quelques mètres des deux femmes mais ce ne sont pas Juliette et Laura. Ils ne les rattraperont pas pour s'immiscer entre elles deux, chacun reprenant d'autorité le bras de son épouse, ou au contraire Henri celui de Laura tandis que Maurice entraînerait Juliette. Ils ne leur donneront pas ce nouvel élan, les forçant à accélérer le pas — "Allez, les filles, vous traînez ! — "Les filles" ! à des femmes de près de cinquante ans ! En riant elles s'insurgeaient contre ce qu'elles qualifiaient de pratiques machistes, tout en s'accrochant pourtant aux bras de leurs hommes, trébuchant sur leurs hauts talons, courant. Elles riaient.

  "De toute façon ne te fais pas d'illusions, ne va pas t'imaginer qu'elle vit seule, souffle Maurice, assez bas pour ne pas être entendu de sa voisine. Je lui connais le même ami depuis des années, il est même plus âgé que nous, si tu veux savoir. D'habitude c'est lui qui vient la chercher le dimanche soir."

  Henri continue de marcher, l'air songeur. Ainsi Madame Demangin aurait un amant ; cela venait contrecarrer tous ses plans — quand bien même ne seraient-ce que des plans improvisés et fantaisistes. Il ne s'y trompe pas lui, Maurice ; il s'en amuse même secrètement ; il devine que le silence de son ami vient de ce qu'il réfléchit à la meilleure façon de retourner cette information à son avantage car Henri ne s'avoue jamais battu, tout ce qu'on peut lui opposer se métamorphose aussitôt en nouvel argument en sa faveur. A la hauteur de la station de tramway, devant la gare, Madame Demangin et sa fille ont traversé le boulevard, juste à temps pour prendre la rame qui approche, annoncée par l'anachronique tintement grêle censé rappeler, dans ce tramway ultramoderne, la clochette des watmen du début du siècle. Maurice et Henri s'arrêtent, comme déconcertés de voir leur échapper le véritable objet de leur promenade. Ils les regardent disparaître, hâtant le pas, masquées par la masse illuminée de la rame. Des voyageurs, qu'on ne voit pas monter, surgissent derrière les fenêtres des wagons, se bousculent pour poinçonner leurs tickets, tassés contre les vitres en une chaleureuse communauté qui comprend aussi les deux femmes mais dont Henri et lui ne feront pas partie.

  "Eh bien, c'est elle qui a raison, tout simplement, constate Henri. Au moins elle ne reste pas se morfondre avec ses souvenirs, elle vit. Tu n'es pas d'accord ?"

  A son tour Madame Demangin vient s'encadrer dans l'une des fenêtres, les épaules légèrement relevées pour mieux se glisser dans la cohue, pressée contre la vitre par la poussée des nouveaux arrivants.

  "Si", acquiesce Maurice sans beaucoup de conviction, et il accompagne d'un discret hochement de tête son sourire contraint en réponse à sa voisine qui vient de les apercevoir, immobiles sur le trottoir d'en face, et leur adresse un amical signe de la main. Et il réitère son sourire crispé, de crainte qu'elle ne l'ait pas bien vu, surpris tout de même par cette soudaine marque de familiarité qui ne correspond pas à leur stricte politesse de bon voisinage. Pourquoi donc lui fait-elle aujourd'hui ce petit signe ? Serait-ce parce qu'il est avec Henri, parce que Henri lui a tenu la porte tout à l'heure ? Ou penserait-elle qu'ils se sont amusés à les suivre, sa fille et elle, ce qui pourrait autoriser...

  "Ce n'est pas vrai, insiste Henri qui poursuit toujours son idée, je sais parfaitement que tu n'es pas d'accord, je te connais trop."

  La clochette a de nouveau tinté. Madame Demangin dans sa fourrure noire s'éloigne en silence, figée avec sa fille par le cadre lumineux de la fenêtre qui les emporte toutes deux, laissant Maurice et Henri seuls parmi la foule indifférente du boulevard. Tout à coup, sans raison, cela lui point le coeur comme si c'était Laura, là-bas, qui disparaissait dans la nuit, Laura dans son manteau d'hiver enveloppant des formes déjà mûres.

  Mais ce soir Henri est avec lui, Henri et l'importune sollicitude de sa vieille amitié. "Puisque je te dis que je suis d'accord, répond-il. En ce qui la concerne, je suis parfaitement d'accord : elle a raison puisque c'est sa vie...

  — Pour toi, évidemment, ce n'est pas la même chose ?

  — Et pour toi ?"

  Il a lancé cela du tac au tac, comme lorsqu'ils jouaient au ping-pong tous les deux dans le garage de Henri, soutenus par les commentaires sarcastiques de Juliette et Laura qui prenaient un malin plaisir à leur rôle de supporters de mauvaise foi ; il y avait longtemps. Il lui a renvoyé cela comme un smash. Ils ont déjà repris leur marche depuis un moment en direction du Château. Que seraient-ils restés faire sur ce trottoir, le regard tendu vers les feux d'un tramway qui s'enfuit, comme si quelqu'un venait de les quitter ? Personne ne les a quittés aujourd'hui, il y a déjà longtemps que plus personne ne les quitte. Henri demeure silencieux ; Maurice l'a touché au point faible ; c'est de bonne guerre. Ils ont repris leur marche d'un pas vif car ils sont encore jeunes tous les deux, stimulés par la fraîcheur nocturne. Les violents éclairages des devantures, devant chaque restaurant, chaque café, projettent à leur côté des ombres multiples qui s'entrecroisent, s'évanouissent. Devant leurs pieds, les hauts réverbères du boulevard écrasent d'autres ombres plus courtes, plus dures, devant leurs pieds, puis derrière, puis devant ; ils ne cessent, en marchant, de piétiner leurs ombres.

  "Pour moi, tu sais bien que c'est différent, finit par dire Henri, avec ma mère à la maison... Elle ne comprendrait jamais que je me remarie ; Juliette était comme sa fille."

  Il a pris ce ton grave de responsabilité assumée derrière lequel il se retranche toujours, son ton de victime des incontournables servitudes filiales qui le dispensent de toute initiative et de tout choix, le plaçant hors du débat. Maurice ne veut pas lui laisser cet avantage-là.

  "Qui parle de remariage ? Madame Demangin n'est pas remariée que je sache, puisque tu me la donnes en exemple...

  — Ce serait encore pis ! Tu me vois, à mon âge, ruser pour cacher une liaison à ma mère comme un adolescent boutonneux ? De toute façon, chez nous, tout se sait, tout le monde se connaît ; tu peux me croire qu'il ne manquerait pas de bonnes langues pour la mettre au courant !

  — Dis carrément que tu ne veux pas, alors, et ne va plus te plaindre, rétorque Maurice que les dérobades de son ami agacent au plus haut point.

  — Eh bien non, je ne veux pas ! Pas dans ces conditions-là. Peut-être que si j'étais entièrement libre comme toi... Attention !"

  Il retient le bras de Maurice qui allait traverser le cours Saint-Pierre avant que le feu ne passe au rouge. Le carrefour, venté comme un rivage marin, leur souffle un air glacé en plein visage. Le Château de la Duchesse Anne, devant eux, dresse ses murailles illuminées, faisant songer à quelque île légendaire émergeant de la nuit.

 

 

*     *

*

< Sommaire                                                                                                                                             Chapitre suivant >