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Interview pour les Éditions M@n (Léo Scheer), janvier 2012

Comment en êtes-vous venu à l’écriture ?

Mes deux oncles paternels, Georges et André Quiniou, sont tous deux morts à la fin de la seconde guerre mondiale, respectivement à 21 et 23 ans ; je suis né dans ce contexte de deuil, d’où mon prénom composé. Bien que je ne les aie jamais connus, ils ont constitué tout au long de mon enfance une sorte de légende familiale. Portant leurs noms, je me suis longtemps senti une dette à leur égard, en particulier en ce qui concerne André, doté, paraît-il, d’un véritable tempérament littéraire que je me suis cru tenu de réaliser, de prolonger en quelque sorte au-delà de son destin tragique. C’est ce que tout le monde semblait attendre de moi. Une lourde charge par conséquent…

Mes parents étant par ailleurs tous deux artistes-peintres, et avant que la maturité me permette d’ébranler quelque peu leur piédestal, il va de soi que la forme d’expression plastique m’était interdite malgré les quelques dispositions que j’ai pu manifester dans ce domaine. Restait donc l’écriture.

Lorsque j’ai commencé sérieusement à écrire – tardivement d’ailleurs, passé trente ans -, il m’est vite apparu que rien d’autre ne saurait finalement donner sens à ma vie, justifier mon propre rapport au monde. On connaît cette réponse fameuse de Mallarmé à l’enquête de Jules Huret : Le monde est fait pour aboutir à un beau livre. Elle m’a longtemps tenu lieu de point de repère même si j’en conteste aujourd’hui le fondement philosophique, cet arrière-plan téléologique à mes yeux inacceptable : le monde, en réalité, n’est malheureusement pas fait pour aboutir à quoi que ce soit…

Alors pourquoi continuer à écrire ? Tout simplement, et loin de toute réflexion théorique, parce que si je n’écris pas cela ne va pas tandis que cela va mieux (bien ?) si j’écris.

Quelles sont vos références littéraires principales ?

Ici encore la tradition familiale fut déterminante. Elle prétendait que mon oncle André avait été un grand lecteur de Proust (un auteur presque contemporain à son époque). A seize ans j’ai donc lu toute la Recherche du temps perdu. Je la relis depuis, périodiquement.

Ce n’est pas tant ce qu’on en retient communément qui me fait considérer cette œuvre comme unique (l’exploration des fulgurances de la mémoire affective, la trop fameuse madeleine ou les pavés inégaux de l’hôtel de Guermantes, dont Proust n’est d’ailleurs pas l’initiateur – que l’on pense à Chateaubriand ou Nerval, à l’égard desquels lui-même reconnaît sa dette) qu’une appréhension absolument originale de l’essence même de la vie : tout ce que nous percevons de l’extérieur comme inaccessible et doté d’une aura exceptionnelle (le petit cercle des Guermantes, par exemple, imaginé à partir du vitrail de Geneviève de Brabant dans l’église de Combray), la vie se chargera en effet, lorsque nous l’aurons approché de l’intérieur, de le ramener à des proportions ordinaires et banales, voire mesquines (les petitesses du salon de la duchesse de Guermantes lorsque le narrateur y aura enfin pénétré). Vivre ne serait donc en fait que cela, qu’un lent processus de désenchantement : passer de l’extérieur à l’intérieur des choses, du mot (l’imaginaire, le symbolique) à la chose (la réalité) dans un mouvement de spirale centripète. Voilà ce qui constitue, à mon sens, l’intuition fondamentale de Proust sur laquelle repose la construction de toute son œuvre.

Il y aurait aussi Kafka et, plus que les grands romans, ces nouvelles où il met en scène de petits animaux avec lesquels je me sens une secrète affinité : La métamorphose, Joséphine cantatrice ou le peuple des souris, Le terrier. On comprendra mieux pourquoi le héros du Paradise se prénomme Grégoire et creuse aussi méthodiquement un trou dans sa cave…

Pour ce qui est de la poésie, s’il fallait ne retenir qu’un nom ce serait sans conteste celui d’Apollinaire. C’est lui qui m’a permis d’entrer dans la modernité littéraire en me faisant découvrir une poésie simultanéiste et cubiste ; il m’a initié à la fragmentation poétique, au jeu du Particulier et du Général, m’a sensibilisé aux arcanes du rythme, de la rupture, de la syncope. Toute ma réflexion dans ce domaine part de lui.

Quels sont vos centres d’intérêt autres que la littérature ?

Bien évidemment la peinture, étant donné le contexte familial. Je n’ai jamais cessé d’en voir, d’en parler, d’y réfléchir. Il n’y a pas grande différence à mes yeux entre peinture et littérature. Ce n’est pas la même chose, bien sûr, elles ne sont pas semblables mais analogues : dans les deux cas il s’agit, avec les moyens spécifiques à chacune de leurs formes d’expressions, d’opérer un certain traitement de la réalité qui tend à rendre compte de notre rapport au monde (le justifier, peut-être ?). Que pourrait-on faire d’autre, de mieux, de plus ?

Il en va de même pour le cinéma, ce « 7e art » qui, comme l’a depuis longtemps souligné Élie Faure, constitue la synthèse de tous les autres. Je l’ai pratiqué (à ma très modeste échelle, surtout du cinéma documentaire), je l’ai enseigné, je ne cesse de voir des films et d’en discuter avec des amis (j’ai installé chez moi depuis quelques années une salle de projection qui me permet, lorsque je ne vais pas au cinéma, de visionner les films dans les mêmes conditions).

J’ai aussi consacré pas mal de mon temps à la musique. Le piano d’abord puis l’accordéon (clavier piano), réalisation d’une sorte de rêve d’adolescence, dont j’ai appris à jouer à l’oreille grâce à la rencontre d’un accordéoniste tzigane roumain qui m’a transmis ainsi pendant des années nombre de standards populaires des pays de l’est. Au-delà des apports strictement musicaux, la pratique de ces instruments met pour moi en évidence cette règle de vie fondamentale : rien ne s’acquiert ici-bas sans travail, méthode, discipline. Un principe que j’aimerais mettre en œuvre plus rigoureusement en ce qui concerne l’écriture, mais nous avons tous nos faiblesses et serions prêts à faire n’importe quoi, à nous raccrocher à n’importe quel prétexte pour éviter de nous mettre à l’ouvrage…

Et parmi ces « faiblesses », pour entrer davantage dans l’intimité de la vie domestique (n’est-ce pas l’objet même de cette interview ?), il y aurait ma petite fille de deux ans et demi, dont ma femme et moi nous occupons beaucoup. J’apprends à son contact – un enchantement toujours renouvelé – combien cette faiblesse-là peut constituer aussi une force, une chance ; la chance d’avoir accès à ce qu’on pourrait appeler le bonheur et qui ne passe pas nécessairement par la réalisation d’une œuvre. Mais nous abordons là une problématique difficile – la dialectique de l’Art et de la Vie – qui n’a certainement pas sa place ici.


Interview pour monBestSeller à propos du Paradise, septembre 2018.

Georges-André QUINIOU, vous publiez ici un roman en dehors des modes qui raconte les vagabondages de la pensée d’un homme. D’où vous est venu cet étrange récit de Grégoire qui creuse un trou dans sa cave ?

La plupart du temps lorsque je commence un texte c’est à partir d’une phrase qui m’est venue je ne sais comment (« le premier vers est donné par les Dieux » disait Paul Valéry, et c’est vrai aussi pour le roman ou la nouvelle). Ici c’était « le jour où ces travaux ont vraiment commencé, je peux vous l’indiquer sans aucun risque d’erreur : c’était un mardi. » Tout est parti de là ; cette phrase donne le ton du livre et contient potentiellement tous ses développements ultérieurs.

C’est dire qu’écrire est une aventure, c’est partir à la découverte de ce que l’on ne sait pas encore, de ce que l’on ne sait pas du récit à venir, mais aussi de ce que l’on ne sait pas de soi-même. Aventure passionnante, certes, mais aussi difficile (il faut tout inventer à partir de presque rien), voire dangereuse (arrivé aux derniers chapitre du roman, lorsque j’ai compris ce qu’il arriverait inexorablement à mon personnage, Grégoire, j’ai eu un peu peur pour moi-même mais je suis allé jusqu’au bout, me disant qu’après tout ce n’était que de la littérature…)

Agrégé de lettres, professeur de cinéma, lequel de vous deux a influencé l’autre dans l’écriture du « Paradise » ?

Je dirais évidemment les deux. Il n’y a, à mes yeux, aucune différence fondamentale entre le cinéma et la littérature, et pas seulement du fait qu’un film est souvent l’adaptation d’une œuvre littéraire. L’une et l’autre, avec les moyens d’expression qui leur sont spécifiques, ne sont que tentatives pour traiter certains aspects de la réalité – une situation, un lieu, une émotion – et finalement rendre compte de notre rapport au monde, lui conférer peut-être quelque sens. Il en va de même de la peinture. Peinture, cinéma, littérature m’apparaissent comme autant de recours esthétiques pour opérer un certain traitement de la réalité, chacun avec ses moyens qui, pour n’être pas semblables bien sûr, n’en sont pas moins analogues.

Ceci dit, il est vrai que ma formation littéraire, et surtout la pratique de l’écriture, m’a rendu particulièrement sensible au travail de la langue, des mots entendus d’abord comme matière première à mettre en forme, de la même façon qu’un sculpteur manipule la glaise qui est sa matière. Mallarmé avait répondu à Degas qui, s’essayant à la poésie, se plaignait de la difficulté à venir à bout d’un sonnet pour lequel pourtant il fourmillait d’idées, « mais, Degas, ce n’est point avec des idées que l’on fait des vers… c’est avec des mots. » C’est ce travail artisanal de la langue que je considère comme essentiel, le travail de tout artisan qui se coltine avec sa matière. C’est ce qui m’intéresse au premier chef en tant que lecteur, à plus forte raison lorsque j’écris.

En ce qui concerne le cinéma, il m’a appris à visualiser les scènes que je suis en train d’écrire, à les concevoir comme des « plans » (avec telle valeur de cadre, tel angle, tel éclairage) que je n’aurais plus qu’à décrire. Il m’influence certainement aussi dans l’attention que j’accorde à la lumière, aux effets d’éclairage (dans la pénombre de la cave où Grégoire creuse son trou, par exemple, ou dans la salle de dancing du Paradise). Il me semble enfin que ma pratique du montage m’a rendu plus sensible aux problèmes de « raccords », les raccords entre les chapitres lorsqu’il s’agit d’un texte littéraire. Mais ce n’est là qu’un des aspects techniques du traitement du temps, du rythme de la narration et de l’art de l’ellipse que partagent cinéma et littérature.

« Le Paradise », c’est un huis-clos. Vos premiers lecteurs saluent votre style, votre façon de dire sans révéler, les non-dits. Diriez-vous que cela caractérise votre manière d’écrire ?

Certainement. Je suis persuadé que dans le domaine de l’art l’explicite (l’explication, la démonstration, l’idée trop patente) abaisse la qualité esthétique. Robert Bresson donne ce conseil aux jeunes cinéastes dans ses Notes sur le cinématographe : « Les idées, les cacher, mais de manière qu’on les trouve. » On ne peut mieux définir le recours à l’implicite qui me semble constituer la condition de toute émotion esthétique. C’est à quoi je m’efforce, avec plus ou moins de bonheur…

Grégoire, votre personnage, ne sait pas vraiment, dîtes-vous, la raison de son comportement insolite. Une fois que l’on a lu votre livre, et sans révéler « l’intrigue », on a du mal à croire qu’il creuse vraiment sans en savoir la raison ?

Grégoire, effectivement, ne sait pas exactement pourquoi il creuse. Comment pourrait-il le savoir puisque moi-même je l’ignorais en écrivant ? Il a, au début, le projet de s’aménager un refuge, un petit espace protégé où cacher sa solitude et son désœuvrement (il a été abandonné par sa femme et vient de perdre son travail) et surtout il creuse pour creuser, pour faire quelque chose, pour savoir le soir en se couchant ce qu’il va faire le lendemain matin ; pour vivre finalement, car c’est cela vivre : avoir des projets, peu importe lesquels. D’où la citation de Schopenhauer en exergue : « Prendre de la peine et lutter contre les résistances est un besoin pour l’homme, comme de creuser pour la taupe. »

Et creuser dans sa cave, c’est-à-dire dans les profondeurs de sa maison, c’est un peu comme creuser en soi-même. Cette métaphore implicite sous-tend tout le livre. Grégoire ne découvrira que dans les deux derniers chapitres, comme moi-même, quelle était depuis le début la finalité de son trou, une finalité que sans doute il n’a jamais voulu reconnaître, assumer consciemment. Il y a été amené inexorablement, malgré lui, par tout ce qu’il a entrepris jour après jour et il a compris que c’était là son destin. Le destin, c’est ce vers quoi nous nous acheminons peu à peu sans le savoir, croyant toujours agir librement alors que nous sommes déterminés par tout ce que nous avons fait précédemment.

Il y a une part de quête d’absurde dans sa démarche. Une influence philo qui vous a marqué ?

Non. Je suis peu sensible aux philosophies de l’absurde. Mes références seraient plutôt du côté de Spinoza, Kant, Hegel. S’il fallait voir un arrière-plan philosophique dans Le Paradise, ce serait autour de la problématique du déterminisme et du libre-arbitre. Sommes-nous libres dans la conduite de nos vies ? Savons-nous où nous allons avant d’y être arrivés ? Grégoire ne le savait pas et c’est qui m’intéresse.

Agrégé de lettres, cela donne probablement une exigence de style vis-à-vis de ses lecteurs. Diriez-vous que le style peut être plus important que le récit ?

Nous retombons là dans le vieux débat inépuisable du fond et de la forme… Un faux débat, de mon point de vue, puisqu’ils sont indissociables. Lorsque Boileau prétendait que « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » (ah, si c’était vrai, tout serait tellement plus simple !), il négligeait le fait que l’on ne peut concevoir qu’en énonçant. Ce que l’on a à dire, on ne peut le découvrir qu’en l’écrivant, en lui donnant forme par la langue. La littérature, telle que je la conçois, n’est pas fille de la pensée mais de la langue.

Qu’attendez-vous aujourd’hui des lecteurs de monBestSeller pour Le Paradise que vous avez écrit il y a quelques années et qui probablement a eu une vie avant ?

Le Paradise a déjà connu deux éditions ; l’une à compte d’auteur en 2008, l’autre aux éditions Léo Scheer en 2013, à compte d’éditeur cette fois, à la suite du vote des lecteurs d’une plateforme de livres numériques qu’avait lancée à titre expérimental cet éditeur. Mais cela n’ayant été suivi d’aucune stratégie de diffusion, j’ai mis ce livre en ligne sur d’autres sites, dont Atramenta par exemple, et, tout récemment, sur monBestSeller.

Ce que j’attends des lecteurs de monBestSeller c’est qu’ils le lisent, bien sûr. Je le propose ainsi gratuitement pour aller à la rencontre de lecteurs, éventuellement recevoir leurs avis, et je dois dire qu’il a bénéficié ici une audience dont je ne peux que me satisfaire.

Les lecteurs ont-ils un pouvoir sur les auteurs auto-édités ?

Incontestablement. Ne serait-ce que parce qu’ils constituent un lectorat. Un auteur ambitionne avant tout d’être lu, de trouver un écho à ce qu’il écrit ; il y a seulement quelques années l’édition traditionnelle restait le passage obligé pour cela ; il n’en est plus de même aujourd’hui. Les lecteurs détiennent donc ce pouvoir important de conforter l’auteur dans son statut d’écrivain, même si ce statut n’est pas encore reconnu socialement ou par les institutions éditoriales.

Mais les lecteurs contribuent aussi à cette reconnaissance par leur nombre, la promotion qu’ils peuvent faire d’un livre qui leur a plu auprès de leurs amis, sur les réseaux sociaux, sur des blogs. C’est le fameux effet « boule de neige », sur lequel cependant il convient de ne pas trop compter tant il est rare ; mais quelques exceptions confirment la règle…

On dit qu’on écrit ce qu’on aime lire. Quel lecteur êtes-vous ? Y a-t-il des livres sur monBestSeller que vous avez repérés ? N’avez-vous pas eu envie de les commenter ?

Il n’est pas certain qu’on écrive ce qu’on aime lire ; ce serait trop beau. J’inclinerais plutôt à penser qu’on lit ce qu’on aimerait avoir écrit. Lire, pour un écrivain, c’est se mesurer à d’autres auteurs, fussent-ils prestigieux, se situer par rapport à eux, de même qu’un peintre ne regarde les tableaux des musées qu’en fonction de sa propre peinture. Une expérience à la fois riche et parfois un peu déprimante, car elle remet les choses en place. Pour donner un exemple, en ce qui me concerne je relis souvent Proust, Kafka, Apollinaire…


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