Gare de l'Est à cinq heures
IV
Le train file vers l'est dans une nuit de plus en plus sombre, vers les Ardennes et la forêt mythique des Quatre Fils Aymond, des sangliers et des légendes, aux confins imaginaires de quelque royaume des Niebelungen, loin de la capitale illuminée. Il traverse en coup de vent de pauvres gares sans nom, aux lampadaires fugaces ; les rares silhouettes entrevues sur les quais n'ont pas même le temps d'exister. Ils approchent de Rethel.
Aussi long que paraisse un voyage — parce qu'on se sent déjà infiniment distant du lieu de son départ, émancipé depuis longtemps de la dépouille ancienne de ce qu'on fut là-bas -, il y a toujours un moment où l'on finit par arriver. Averti par le decrescendo du rythme berceur, le front collé aux vitres, il voit les barrières blanches courant le long du quai soudainement figées.
C'est l'arrêt. Hélène a déjà rangé son livre dans le sac de toile beige ; elle endosse son manteau.
Trop long pour l'abri des auvents, le train les laisse en bout de quai. Il faut descendre sous la pluie fine, étourdis et perdus dans la nuit, marcher vers le bâtiment de la gare, le cadran rond et blême, là-bas, de son horloge. Leur wagon les dépasse avant qu'ils aient atteint le hall dont la porte de bois vitrée vient de se refermer sur les ultimes voyageurs.
Au plafond les globes répandent une blancheur administrative sur les affiches de la SNCF prônant les avantages de la Carte Vermeil et du Billet Congés Payés. Ils ressortent de l'autre côté, dans la pénombre déserte de la place.
Ils sont à Rethel.
Les moignons noirs des platanes dégouttent silencieusement sur le parking aux trois-quarts vide. Face à la gare, dans l'avenue principale, les feux de quelques voitures luisent sur l'asphalte. Le dernier taxi démarre devant eux et clignote à droite pour disparaître dans une rue adjacente. Hélène a posé son sac sur le trottoir ; elle ramène ses cheveux en arrière :
— Bon ! Alors qu'est-ce qu'on fait ?
Le ton est enjoué, sans déception ni reproche, pas même le moindre indice d'ironie. Mais pour lui, sous le néon du réverbère, Hélène a perdu l'éclat de ses couleurs. Sa bonne humeur et son sourire ne coïncident plus avec le teint livide de ce visage aux traits durcis. Il faudrait, pour la retrouver, la mettre dans la lumière au plus vite.
— Allez, on traverse !
Là-bas, le halo rouge de l'enseigne d'un Hôtel Restaurant perce la nuit brouillée de pluie, à l'angle de l'avenue. La terrasse en avancée, rideaux semi tirés, promet le confort, la chaleur et cette intimité propice à des conversations feutrées. Ils n'ont de toute façon pas le choix : à l'autre angle ne s'offre qu'une Brasserie avec sa large devanture tapageusement éclairée — flippers et clinquant des juke-boxes -, sans doute le seul établissement de la ville à rester ouvert un peu tard le soir, dernier havre d'animation pour les jeunes désoeuvrés du samedi.
Ils n'ont à traverser que le parking et la rue. Elle prend son sac et part devant. Sa silhouette souple ondoie entre deux voitures. Bien qu'il ne manque pas de place à côté il la suit. Devant la porte de l'hôtel, elle l'attend.
Ils entrent.
On n'échappe jamais, en pénétrant dans un lieu inconnu, à cet instant de désarroi ; d'autant moins qu'on vient de l'obscurité pluvieuse du dehors, couvert de ses vêtements humides : on se trouve soudain à l'abri dans un intérieur confortable, parmi des gens tout à fait à leur aise — robes du soir légères et vestons impeccables. Il leur faut quelques secondes d'adaptation avant de repérer que le grand bar de bois sombre qui occupe toute la largeur de la salle, à gauche, doit aussi faire office de bureau pour l'hôtel. C'est là qu'ils se dirigent. Des poutres noircies au plafond et les panneaux de lambris sur les murs font la pièce moins claire qu'on l'aurait cru en entrant. Les appliques de fer forgé garnies d'abat-jour rouges tamisent agréablement la lumière. Des deux ou trois tables de dîneurs qui conversent à voix basse à peine leur a-t-on jeté un regard.
— J'suis à vous tout de suite !
Torchon sur l'épaule et le bras chargé d'assiettes vides, le serveur leur a lancé ça au passage en regagnant les cuisines. Revenu derrière le comptoir, il s'essuie les mains avant de jeter son torchon sur le zinc :
— Ah ! Une chambre ? Vous tombez bien : elles sont presque toutes libres. Avec cabinet de toilette ?
Il parcourt deux fois tout le tableau d'un doigt hésitant avant d'en décrocher une clef :
— Alors la 18. Elle donne sur la cour, vous serez tranquilles. C'est l'escalier du fond. Premier à droite. Prendrez-vous le dîner ?
Oui, ils souhaiteraient dîner ; dès qu'ils auront déposé leurs bagages. Cette table-là, oui, dans l'angle, ce sera très bien ; merci.
L'escalier se trouve tout au fond d'une partie plus étroite de la salle en "L" ; il est à peine éclairé. De moelleuses marches moquettées étouffent leurs pas. Hélène monte en caressant du bout des doigts la grosse rampe de bois lisse. Les yeux qu'elle tourne vers lui pétillent d'un plaisir contenu. Lui aussi maintenant se sent mieux : ils ont leur chambre, la perspective de ce dîner qui les attend en bas. Ils rient presque en silence tous les deux en s'enfonçant dans la pénombre du couloir à la recherche du 18. Il leur faut mettre le nez sur chaque porte pour lire le numéro ; le 14, le 16... Sous la dernière, au bout du couloir, qui devrait être la leur, filtre un rai de lumière. "Tiens, on a laissé allumé dans la chambre", se dit-t-il.
La lumière frise sur la moquette en un large trapèze duveteux, aux franges incertaines, qui assombrit encore le couloir alentour. On dirait que la pièce retient quelque force prisonnière entre ses quatre murs, qui profite du moindre interstice pour s'enfuir et rampe là, horizontalement, aussi loin que peut atteindre sa longue langue avide.
Leurs yeux distinguent maintenant maints détails du décor : ce guéridon au vase de fleurs contre la cloison qu'ils ont failli heurter, la luisance métallique des poignées, le relief des chambranles. Il peut sans difficulté introduire la clef dans la serrure après qu'ils ont déposé leurs sacs dans le trapèze magique, devant la chambre 18.