Rue des Carmélites

 

 

  Elles étaient revenues devant la librairie; Estelle fit demi tour et remonta la rue. Elle n'en revenait pas de parler avec cette facilité, avec ce plaisir même, elle qui n'avait l'occasion de se confier à personne. Au début elle avait parlé sans arrêt, entourée de tous les amis qui les avaient soutenus — dans la mesure où, dans ces situations-là, on peut l'être — , elle avait parlé tous les jours, tous les soirs, répondu à d'interminables coups de téléphone inquiets et bienveillants; elle avait trop parlé. Puis au fil des semaines, les amis les mieux intentionnés avaient espacé leurs visites, leurs appels; elle avait enfin trouvé cet emploi à l'agence et ne rentrait plus chez elle que le soir; elle avait provisoirement déménagé dans ce deux pièces meublé où Camille n'avait même pas sa chambre. Et elle se retrouvait pratiquement seule; elle n'aurait même pas su dire depuis combien de mois elle était seule. De ces semaines de crise, qu'elle avait vécues dans une sorte d'incompréhensible tumulte, ne lui restait que le lointain écho qui ne la quitterait plus désormais, le roulement assourdi de ses années de bonheur perdu; elle s'y était résignée.

  Elles marchèrent lentement, en silence, jusqu'à l'angle de la place Saint Pierre. Claire n'accorda cette fois-ci aucune attention à la devanture de l'encadreur. D'un mouvement vif et gracieux, comme accomplissant quelque figure d'une danse sans musique, elle pivota sur ses talons et repartit en sens inverse. Estelle suivit. Elle avait, en présence de Claire, le sentiment paradoxal d'une longue familiarité avec une amie dont elle ne saurait pourtant rien. Elle aurait souhaité prolonger des heures cette promenade qui lui procurait un bien-être qu'elle n'avait pas goûté depuis très longtemps et surveillait avec une appréhension inavouée l'entrée de l'immeuble d'où l'agent immobilier et sa première cliente risquaient à tout moment de redescendre. Elle avait encore ralenti le pas, comme si cela pouvait retarder l'inévitable échéance; elles déambulaient toutes deux, maintenant, au rythme d'une flânerie anormalement retenue : Claire, toujours en avant, devait sans cesse s'arrêter pour attendre.

  "Voilà que je vous raconte ma vie", reprit Estelle de sa voix basse légèrement voilée. Claire se tourna à demi.

  "Et alors ? Les gens ne sont pas faits pour se parler ?"

  Le regard direct et sans préjugés que rencontra Estelle apaisa ses derniers scrupules. Effectivement les gens étaient faits pour parler, cela faisait tellement de bien, mais avec qui aurait— elle pu le faire comme avec Claire ? Jamais elle ne se serait crue capable de parler ainsi à une inconnue; même à sa collègue de l'agence — qui était pourtant au courant de la situation par la force des choses et auprès de qui elle passait l'essentiel de ses journées — elle ne s'était jamais confiée comme elle ressentait le besoin de le faire maintenant. Elle adressa à Claire son mince sourire un peu triste.

  "C'est vous qui avez raison; les gens se condamnent à vivre dans une solitude absurde...

  — Vous ne parlez jamais de vous d'habitude ?

  — A des amis, quelquefois, et encore... On se rend compte de cela, vous savez, lorsqu'on divorce : les amis de votre couple ne sont pas nécessairement vos amis.

  — C'étaient des amis de votre mari ?

  — Oui et non... Certains, oui; ils avaient beau se montrer pleins d'attention, je me suis vite aperçue qu'ils préféraient voir Jacques. Il y en a d'autres qui ont progressivement cessé de nous voir l'un et l'autre, c'étaient des amis de notre couple, en fait; à partir du moment où nous ne formions plus un couple nous ne les intéressions plus, ils devaient se sentir gênés, comme si nous avions dérangé quelque chose dans leur vie...

  — Peut-être qu'ils avaient peur ?

  — C'est possible... En tout cas nos relations se sont peu à peu distendues. C'est comme cela qu'un beau jour on se retrouve seule. Heureusement que j'ai Camille.

  — Évidemment..." Claire, depuis quelques instants, avait les yeux fixés sur le bureau de tabac d'en face. "Vous m'excuserez, dit-elle soudain, je vais prendre des cigarettes". Elle traversa en quelques enjambées devant le capot d'une Mercedes noire qui dut freiner brutalement. Le visage d'Estelle s'assombrit lorsqu'elle la vit disparaître; elle se demanda si elle l'avait vraiment écoutée. Mais Claire bondissait de nouveau vers elle, un paquet de Winston qu'elle décortiquait de son enveloppe de cellophane à la main. Elle s'arrêta en équilibre du bout des pieds sur le bord du trottoir.

  "Vous en voulez une ?

  — Je ne fume pratiquement pas; jamais dehors de toute façon...

  — Eh bien justement, cela vous changera !  Vous commencez une vie nouvelle, non ?

  — Alors avec plaisir."

  Claire lui tendit son briquet avant d'allumer sa propre cigarette dans le creux de ses paumes. Comme beaucoup de fumeurs occasionnels, Estelle souffla avec application une longue bouffée de fumée grise.

  "J'espère qu'ils ne vont pas tarder à redescendre, dit Claire en levant les yeux vers le second étage de l'immeuble. Il ne faut tout de même pas si longtemps pour visiter un appartement.

  — Vous en avez déjà visité beaucoup ?"

  Elle se mit à rire.

  "Moi ? Non, c'est le premier; mais je suis sûre qu'il ne me faudra pas des heures, surtout un trois pièces, ce n'est tout de même pas Versailles !  Et vous, vous cherchez depuis longtemps ?

  — C'est aussi le premier que je visite, comme vous. Je n'aurais pas pu acheter avant, il fallait vendre notre ancien appartement. J'ai pris un meublé en attendant, un petit deux pièces, mais je ne pensais pas que ce serait si long; Camille n'a même pas de chambre."

  Elles s'étaient une fois de plus arrêtées devant la librairie et attendaient maintenant que Simone et Jeanneau les rejoignent. Estelle avait discrètement laissé tomber sa cigarette à moitié consumée dans le caniveau et regardait aussi les fenêtres, là-haut; elle plissait les yeux face au soleil qui venait de dépasser le toit des immeubles. Simone apparut derrière une vitre et s'écarta aussitôt qu'elle les vit; puis elles aperçurent le visage de Jeanneau qui la suivait. Claire, qui n'avait rien dit depuis un bon moment, écrasa le filtre de sa Winston sur bord du trottoir.

  "Si je comprends bien, vous avez plutôt besoin d'un appartement assez rapidement ?"

  Estelle s'étonna :

  "Vous n'en avez pas besoin, vous ?

  — Oh, nous, nous ne sommes pas pressés. Les parents d'Antoine nous ont fait cadeau d'une petite somme d'argent — plutôt une belle somme, d'ailleurs — alors on s'est dit qu'on devrait peut-être acheter quelque chose. Mais finalement on est aussi bien là où on est. Moi, ça me paraît bizarre d'acheter déjà un appartement, de devenir propriétaire. Pour vous, évidemment, ce n'est pas pareil...

  — Votre mari aussi est encore étudiant ?"

  Une soudaine gravité assombrit l'expression de Claire.

  "Non, lui, il a fini; il est dentiste. Enfin, il n'a pas encore de cabinet; pour le moment il fait des remplacements. Mais c'est vrai qu'on pourra rembourser un emprunt; il a raison. Et vous, vous allez faire aussi un emprunt ? Excusez-moi si ce n'est pas le genre de chose qu'on devrait demander..."

  Estelle avait tiqué, mais elle ne put réprimer un sourire.

  "Ce n'est pas grave... Pour tout vous dire, j'espère bien pouvoir m'en dispenser, ou un petit emprunt complémentaire peut-être. Mais en principe, avec ce qui me reste de l'appartement cela devrait pouvoir aller.

  — Dites donc, il ne devait pas être mal votre appartement ?

  — Eh oui, il n'était pas mal, comme vous dites..." soupira Estelle.

  "Votre mari doit avoir une bonne situation, vous n'aviez pas de salaire, vous.

  — Confidence pour confidence, il est ingénieur en informatique". Estelle avait répondu sans aucune réticence; elle commençait à s'amuser de ce questionnement naïf de Claire. "Ah, oui..." fit celle-ci, songeuse, comme si Estelle venait de lui fournir la clef de toute sa vie passée. "Vous savez, précisa Estelle, qu'il soit cela ou autre chose, pour moi maintenant ça n'a plus beaucoup d'importance." Claire se récria :

  "Mais si justement !  Il doit bien vous verser une pension alimentaire pour Camille ? Alors mieux vaut qu'il gagne correctement sa vie, non ? Vous vous imaginez, divorcée, avec en plus un mari chômeur ?"

  Estelle pensa qu'en réalité elle n'avait jamais envisagé aucune de ces deux situations. Même son divorce, six mois après, elle n'était pas encore persuadée que cela lui était vraiment arrivé; elle avait vécu cela comme une suite précipitée d'événements qui devaient concerner quelqu'un d'autre. Alors Jacques chômeur...

  "Vous l'imaginez ?

  — Non, dut admettre Estelle, confondue par l'esprit pratique de Claire. En fait...

  — Eh bien, vous voyez que ça a de l'importance !  Ah, les voilà qui redescendent..." Elle se pencha à l'oreille d'Estelle pour murmurer : "Vous n'avez qu'à y aller, je vais attendre avec la grognon." Estelle allait protester mais elle insista : "Si, si, ne vous en faites pas; je m'en fiche, moi, de cet appartement, vous savez bien que je ne suis pas pressée." Sans attendre de réponse, elle traversa soudain à la rencontre de Jeanneau et de Simone qui bavardaient sur le trottoir devant l'entrée de l'immeuble.

  "Bon, dit Jeanneau en la voyant, à la suivante de ces dames... Réfléchissez à ce que je vous ai dit, lança-t-il en abandonnant Simone, je vous assure que je ne me trompe pas."

  Après un moment de désarroi, Estelle avait traversé à son tour. Elle se tenait derrière Claire et rendit son sourire à Simone. Elle frissonna légèrement en se retrouvant côté ombre après être restée si longtemps exposée aux réconfortants rayons d'un clair soleil d'avril. Elle n'avait pas senti le temps passer.

  Le bras tendu, Jeanneau invitait Claire.

  "Faites d'abord visiter Madame Berthelot, proposa-t-elle, je peux attendre."

  Simone, qui paraissait aux anges tant que Jeanneau s'occupait d'elle, se renfrogna. Elle n'avait pas bougé, affichant une indifférence hautaine pour ces tractations qui ne la concernaient plus; elle regardait ostensiblement l'extrémité de la rue. "Je vais attendre avec vous, lui dit Claire. Chacun son tour, n'est-ce pas ?

  — Comme vous voudrez, répondit Jeanneau. Alors nous y allons. Madame..." Il s'effaça pour laisser Estelle pénétrer dans le couloir de l'immeuble et lui emboîta le pas.

  Estelle avait hâte d'arriver au second étage. Elle montait devant Jeanneau un escalier tellement raide qu'elle sentait son regard, derrière elle, à la hauteur de ses chevilles; bien que sa jupe lui descendît jusqu'aux mollets, elle était mal à l'aise. Comme il ne cessait pas de parler, elle montait plus lentement, en crabe, à demi tournée vers lui par politesse. Il n'avait pas tort, d'ailleurs : après le boyau peu engageant du couloir très sombre, la cage d'escalier surprenait par sa propreté et sa clarté, le charme désuet de ses marches patinées de cire et sa belle rampe de bois lisse qu'éclairait, à chaque demi étage, une longue fenêtre étroite donnant sur la cour. S'il insistait de la sorte, elle le comprenait bien, c'est que cet escalier avait sans doute rebuté Simone tout à l'heure, qui ne s'était pas privée de le faire remarquer. C'est vrai qu'il était raide mais, elle, cela ne la dérangeait pas; après tout il n'y avait que deux étages, et si l'appartement en valait la peine...

  La massive porte vernie, sur le palier du second, avait un aspect cossu avec sa lourde poignée de cuivre et la sonnette ancienne; elle était restée entrouverte. Jeanneau la poussa devant Estelle qui pénétra dans une entrée spacieuse dont le vieux parquet versaillais en chêne lui plut aussitôt; les lames grincèrent juste ce qu'il fallait. Une double porte vitrée, à petits carreaux biseautés, s'ouvrait à gauche dans la cloison tendue de soie grise.

  "Ah, c'est tout de même assez grand, constata Estelle en s'avançant dans la pièce.

  — Pas loin de trente mètres carrés, confirma Jeanneau. Et comme vous le voyez, tout est impeccable.

  — Cela fait un peu triste, non, ce tissu gris ?

  — Question de goût, concéda-t-il, caressant du plat de la main le revêtement mural. Mais c'est une soie naturelle et tout est neuf. Comme je vous l'ai dit, l'appartement a été entièrement refait il y a deux ans."

  Estelle ne répondit pas. Elle s'approcha de l'une des deux hautes fenêtres dont la crémone de cuivre ouvragé luisait à contre-jour. En face, la façade d'un immeuble, fraîchement ravalé, renvoyait un soleil éclatant. Devant la librairie, en bas, il n'y avait personne; Claire et Simone avaient dû préférer rester à l'ombre.

  Jeanneau l'avait suivie. Par une sorte de mimétisme inconscient, il regardait aussi en bas, mais lui n'avait rien à y chercher.

  "Il y a combien de chambres ?" demanda-t-elle.

  — Deux, desservies par le couloir. On va y aller. Vous pouvez remarquer comme c'est clair.

  — C'est exposé au nord..."

  Il dodelina de la tête avec une moue d'hésitation :

  "Je dirais nord-ouest... Mais c'est tout de même très lumineux; et puis vous avez le dégagement du carrefour, on ne vient pas tout de suite buter sur un mur. C'est appréciable, vous savez, en pleine ville. Je ne sais pas si dans votre logement actuel..."

  Elle le coupa : "Nous étions au dixième étage, plein sud.

  — Ah oui, évidemment..."

  Son air penaud lui fit pitié; elle ajouta :

  "Je ne cherche pas un appartement comparable, de toute façon je ne pourrais pas."

  Il n'eut pas l'air de vraiment comprendre mais saisit à tout hasard la perche qu'elle lui tendait.

  "C'est vrai qu'ici vous avez l'avantage d'être au centre; c'est sans doute ce que vous recherchez ? Peut-être aussi quelque chose qui ait un certain caractère..."

  Il avait fait un geste vague vers les moulures du plafond, la cheminée de marbre blanc, mais elle l'avait déjà précédé dans l'entrée et lui indiquait le couloir.

  "Les chambres sont par ici, je suppose ?

  — Par ici, oui." Il se précipitait pour la rejoindre. "Vous avez une grande chambre, à droite, et au fond, vis-à-vis de la salle de bains, une autre plus petite mais qui peut très bien faire chambre d'enfant."

  Estelle était allée directement vers la chambre du fond. Le couloir semblait très sombre après la réverbération intense du séjour, sombre et nu; mais dès qu'elle ouvrit la porte de la chambre, elle se trouva de nouveau baignée de lumière. La pièce était effectivement très petite, dix ou douze mètres carrés au plus; au sol le même parquet ancien que dans le reste de l'appartement, mais les murs, tendus de tissu vieux rose, la faisaient paraître moins désolée bien que, comme ailleurs, il n'y eût évidemment aucun meuble sinon une curieuse petite cheminée d'angle en faïence vert pâle à droite de la porte. Elle en fit le tour en quelques pas.

  "Vous avez peut-être des enfants ? s'enquit Jeanneau. Alors c'est parfait. On pourrait même installer des lits superposés, par exemple ici.

  — Je n'ai qu'une fille," dit Estelle qui ressortit sans tenir compte de lui pour jeter un coup d'œil dans les toilettes. Il avait à peine eu le temps d'entrer dans la pièce.

  Il se faufila derrière elle pour lui tenir ouverte la porte de la salle de bains. Il y avait une fenêtre de verre dépoli et de ce côté-là, l'appartement bénéficiait du soleil matinal. Elle fut agréablement surprise par le flot lumière qui faisait étinceler la faïence beige rosé, jaspée de noir, couvrant les quatre murs. Machinalement, elle se pencha sur la baignoire et en fit jouer les robinets.

  "L'eau a été coupée, l'avertit Jeanneau, mais tout fonctionne parfaitement bien, ne vous inquiétez pas."

  Elle rougit imperceptiblement, comme s'il l'avait prise en faute, et fut un instant désemparée; elle n'osa pas s'approcher du lavabo.

  "C'est très bien, reconnut-elle avec un léger voile dans la voix.

  — Et par ici la chambre des parents," continuait Jeanneau. Il s'était posté dans le couloir, bras étendus pour la guider vers l'autre porte. "C'est peut-être la pièce la plus agréable, en tout cas le matin. En général, les clients ont plutôt tendance à tenir compte du séjour, mais ce n'est pas négligeable, vous savez, c'est tellement important une chambre; vous verrez que votre mari sera de mon avis."

  Elle n'aima pas du tout le sourire entendu dont il accompagnait ses paroles et ne sut quoi répondre. Elle entra dans la chambre obscure en faisant grincer le plancher, partagée entre le désir d'habiter cet appartement qui lui plaisait et le besoin de retrouver l'exiguïté de son deux pièces, de son refuge. Il faillit la bousculer, et lui posa furtivement les mains sur les épaules en manière d'excuse, lorsqu'il traversa la chambre pour ouvrir les persiennes. La pièce était effectivement très belle, spacieuse, carrée, baignée de soleil à cette heure. Elle comportait aussi une cheminée de marbre, rose veiné de blanc, ornée sur le linteau d'une coquille de style Louis XV. Un tissu satiné vert, très doux, venait d'être tendu sur les murs qui ne portaient aucune des traces laissées par les cadres ou les miroirs que l'on a décrochés. Un large trapèze de soleil réchauffait le centre du parquet impeccablement ciré. L'air pur du matin devait rendre ici plus volatile la discrète odeur d'encaustique qui imprégnait en fait tout l'appartement. Jeanneau s'était retourné, sûr de lui, triomphant, les deux mains dans les poches de son pantalon.

  "Alors ?"

  Estelle demeurait immobile, silencieuse, au centre de la chambre. Sur ses jambes, elle sentait la douceur du soleil  mais tout le reste lui avait échappé; peut-être n'avait-elle rien entendu.

  "Comment ne pas être heureux dans une chambre comme celle-ci ? insista-t-il, jovial. Hein ? Comment la trouvez-vous ? Je vous assure qu'en ce qui me concerne, si j'en avais la possibilité..."

  Elle réussit à déglutir enfin la grosse boule qui nouait sa gorge.

  "Très bien, dit-elle d'une petite voix fragile, très bien." Et elle tourna les talons.

  Un peu désappointé, Jeanneau la rejoignit dans l'entrée. Il avait déjà retrouvé l'enjouement professionnel de rigueur lorsqu'il poussa la dernière porte :

  "Et enfin la cuisine..., entièrement installée."

  Elle ne fit qu'y passer la tête.

  "Oui..., très bien."

  Il n'insista pas et la suivit dans l'escalier. Ils descendirent tout un étage en silence. Par acquit de conscience, avant d'arriver en bas, il débita les derniers arguments de routine : si ce n'était qu'une question de prix, on pourrait tenter de négocier, encore qu'à son avis le prix demandé soit tout à fait justifié, elle avait vu l'appartement; bien entendu on pouvait toujours essayer.

  "Je vais réfléchir", dit Estelle, tête baissée.

  Elle descendait précautionneusement, paraissant accorder toute son attention à ne pas glisser, avec ses escarpins à talon, sur les étroites marches luisantes.

  "Ne réfléchissez tout de même pas trop longtemps; vous savez qu'il y a deux autres personnes intéressées, et je pense que ce ne seront pas les seules..." C'est ce qu'il disait d'habitude lorsqu'il voyait que cela n'avait pas accroché, l'ultime tentative; mais cette fois-ci il n'y mit pas même un semblant de conviction; cela n'avait pas marché, il ne comprenait pas pourquoi.

  Estelle tira la porte d'entrée avant qu'il puisse intervenir pour l'aider; ils se retrouvèrent dans la pleine lumière de la rue.

  Claire et Simone se tenaient toujours au même endroit sur le trottoir; apparemment elles n'avaient pas bougé. Simone riait à pleines dents.

  "Allez, c'est à vous, dit-elle à Claire qui reprit le cabas qu'elle avait posé entre ses jambes.

  — Ce ne sera pas long, lui fit celle-ci, vous m'avez déjà tout raconté. Alors, on y va ? lança-t-elle à Jeanneau. Vous devez commencer à le connaître, cet appartement, cela ne vous dérange pas d'y retourner ?"

  Bien sûr que ça le dérangeait !  D'autant plus qu'il se doutait que  ce serait pour rien cette fois-ci, ce n'était pas sur elle qu'il avait compté. Il lui fit pour toute réponse un sourire présentable. Elle s'engouffra dans le couloir avec lui.

  Estelle s'approcha de Simone qui resplendissait encore de tout l'éclat de son généreux rouge à lèvres.

  "Elle est vraiment bien cette petite, lui confia Simone, vraiment bien, vous ne trouvez pas ?

  — Claire Brindel ?

  — Évidemment !  Vous lui avez parlé ?

  — Nous avons un peu bavardé en vous attendant.

  — Vous êtes donc d'accord avec moi ?

  — Elle est sympathique," reconnut Estelle, que l'enthousiasme de Simone surprenait.

  Simone, familièrement, lui saisit soudain le bras.

  "Oh, il n'y a pas que ça !  Vous savez qu'elle vous aime beaucoup ? Elle m'a très longuement parlé de vous."

  Une bouffée de chaleur monta aux joues d'Estelle qui n'osa pourtant pas dégager son bras de la ferme emprise de Simone.

  "De moi ?" Machinalement elle avait levé les yeux vers les fenêtres où se trouvait une Claire invisible.

  "De votre situation... Mais ne vous inquiétez pas : moi, cet appartement ne m'intéresse pas; d'abord il est trop grand et puis les escaliers... D'ailleurs, pour tout vous dire, je ne cherche pas d'appartement. S'il vous convient, Claire aussi est d'accord pour vous le laisser." Simone lâcha le bras d'Estelle pour remonter la courroie de son sac ce qui déclencha une nouvelle fois les sonnailles de son bracelet. "Vraiment bien cette petite.

  — Je vous remercie, dit Estelle, mais je ne vois pas pourquoi Claire et vous..." Elle l'avait appelée "Claire" elle aussi, spontanément, comme s'il se fût agi d'une amie commune.

  Simone se tenait très droite, solidement campée sur de fortes jambes que l'on devinait, sous la jupe à mi-mollet du tailleur, arquées de façon disgracieuse. Elle haussa le menton d'un mouvement péremptoire.

  "Vous en avez besoin, vous !

  — Mais... elle aussi, je suppose, et vous-même... Il n'y a pas de raison.

  — Pour elle cela n'a rien d'urgent, elle me l'a dit. Et moi... — elle s'empara de nouveau du bras d'Estelle — je vous assure que pour moi ça n'a pas d'importance : je n'ai jamais eu l'intention d'acheter.

  — Vous êtes pourtant venue visiter..."

  La rue s'était à présent emplie de toute l'animation habituelle d'un samedi matin; elles gênaient, faisaient obstacle, encombrant le trottoir déjà trop étroit. D'une poussée autoritaire, Simone plaqua Estelle contre la devanture du vidéoclub afin de laisser le passage libre.

  "Oh, je fais cela tous les samedis, confessa-t-elle à mi-voix.

  — Vous travaillez dans l'immobilier ?"

  L'ingénuité de la question déclencha un rire amer chez Simone.

  "Dieu merci, non ! " Elle se reprit et précisa : "Non, je visite des appartements, simplement." Elle semblait guetter la réaction d'Estelle avec une certaine jubilation.

  "Sans jamais acheter quoi que ce soit ?

  — Non, pour le plaisir." Elle se tut un long moment. Gênée, Estelle regardait les passants se bousculer, s'attarder devant les vitrines, traverser avec détermination entre les voitures.

  "Qu'est-ce que vous voulez, ça m'occupe, continua Simone sur une brusque décision. Cela me fait une distraction. Je lis les annonces, je prends des rendez-vous, je vois des gens... Vous savez lorsqu'on est seule... comme cela j'ai quelque chose à faire chaque week-end.

  — Je comprends," murmura Estelle. Elle regarda Simone et vit, sous l'imposant attirail du fard et des bijoux, le visage désemparé d'une femme qui cherchait ses yeux. Elle ne sut plus quoi dire; Claire, elle, aurait su. Cela ne dura qu'instant; Simone s'était ressaisie.

  "Je sais. Nous sommes un peu dans la même situation, vous et moi, Claire m'a mise au courant. Mais vous avez votre fille, vous...".

  Cela sonnait un peu comme un reproche involontaire, une amertume inavouée. Estelle se sentit presque coupable d'avoir Camille, d'avoir eu Jacques dans sa vie, même s'il était la cause, maintenant, de sa souffrance et de sa solitude; elle, au moins, avait eu Jacques dans sa vie. Elle décida de prendre cet appartement; cet accès de nostalgie déchirante, tout à l'heure, lui paraissait stupide; comment la grossière indélicatesse de ce courtier avait-elle pu la bouleverser à ce point ? Elle avait soudain conscience de sa force devant Simone, elle était beaucoup plus forte que Simone. C'est avec le sentiment de cette force nouvelle qu'elle demanda doucement :

  "Il y a longtemps que vous faites cela ?"

  Simone rajusta d'un petit geste maniaque la veste de son tailleur.

  "Deux ans, depuis la mort de ma mère. Jusque là je vivais avec elle, ce n'était pas pareil. Mais assez parlé de moi comme ça, ce n'est pas un sujet réjouissant... Il vous intéresse cet appartement ?"

  C'était fini; elle était redevenue la femme mûre, aux manières autoritaires et bourrues, qu'elle avait découverte à l'agence; Estelle en fut confusément soulagée. Elle répondit avec sa réserve habituelle :

  "Je crois que oui... En fait cela me conviendrait assez bien.

  — Alors n'hésitez pas ! Si c'est dans vos moyens, bien sûr." Elle baissa inutilement la voix parmi le brouhaha de la rue : "D'après Monsieur Jeanneau c'est une affaire exceptionnelle, et je le crois volontiers; je m'y connais tout de même un peu, vous savez, voilà quinze ans que je m'occupe du service de prêts, au Crédit Lyonnais, j'en ai vu passer des affaires, je vous assure." Elle ajouta avec une ironie douloureuse : "Sans compter tous les appartements que je visite..."

  Elle n'était pas belle, malgré ses efforts d'élégance. Estelle trouvait en général antipathiques les femmes au nez exagérément aquilin, surtout lorsque ce défaut était aggravé par une forte denture proéminente que les lèvres parvenaient rarement à recouvrir. Le visage de Simone offrait un catastrophique exemple de ces deux infortunes. Sa chevelure seule constituait sans doute son trésor; elle avait dû l'avoir magnifique, d'une souple abondance, à en juger par la coiffure platinée qui laissait deviner encore une authentique blondeur. Estelle n'appréciait pas non plus les maquillages outranciers; le sien, bien que soigneusement étudié, ne se remarquait pas.

  "Si vraiment il vous plaît, n'hésitez pas, reprit Simone. Vous ne trouverez pas mieux. C'est comme cela que j'ai acheté le mien, moi, sur un coup de tête, je n'en avais même pas parlé à Maman à l'époque."

  Comme gênée par une soudaine pudeur, elle avait détourné les yeux; on aurait pu penser qu'elle parlait à la rue. Elles étaient constamment obligées de se plaquer contre la devanture du vidéoclub pour laisser place aux gens qui les bousculaient sur le trottoir et du coup ne pouvaient se parler que de profil. De profil, les traits accentués de Simone évoquaient ces silhouettes caricaturales que l'on découpe dans du papier noir, sur les foires. Estelle eut un élan incontrôlé de compassion; elle effleura du bout des doigts le bras chargé de breloques.

  "Vous aussi vous seriez très bien dans cet appartement..."

  Simone sursauta.

  "Vous n'y pensez pas ! On ne change pas comme cela ses habitudes. Qu'est-ce que j'irais faire dans quatre-vingt mètres carrés ?

  — C'est juste, reconnut Estelle qui se rendit compte aussitôt de sa maladresse : Simone lui avait jeté un regard de détresse.

  — Vous voyez bien..., dit-elle dans un soupir. Je suis bien là où je suis.

  — Et voilà ! J'espère ne pas vous avoir fait attendre trop longtemps ?"

  Claire venait de surgir du couloir. Adossées à la devanture comme elles l'étaient, elles n'avaient pas pu la voir sortir. Jeanneau la suivit quelques instants plus tard; elle avait dû descendre les escaliers quatre à quatre. Il arborait un faux sourire empreint de lassitude. Estelle s'amusa à supposer qu'elle lui avait mené la vie dure; elle connaissait suffisamment Claire maintenant pour imaginer ce que cette troisième visite avait pu donner. Elle remarqua que le visage de Simone s'était épanoui mais n'en fut pas étonnée.

  "Ma pauvre Simone, dit Claire, quand je pense que vous avez fait le pied de grue tout ce temps-là..."

  Jeanneau les considéra d'un air hébété; il devait se croire la victime d'un incompréhensible coup monté : ces femmes-là, il y a moins d'une heure, lui avaient donné l'impression de ne pas se connaître. Sans faire attention à lui, Simone avait pris Claire par le bras.

  "Ne vous inquiétez pas pour moi; j'en ai profité pour parler de notre proposition à Estelle. Vous permettez que je vous appelle Estelle, n'est-ce pas ?" s'enquit-elle. Avant que celle-ci puisse réagir elle avait continué : "Elle est d'accord... Alors, votre impression ?

  — C'est grand, ce n'est pas mal, mais c'est cher ! "

  Elle avait parlé suffisamment fort pour que Janneau puisse entendre. Il s'immisça dans leur groupe.

  "Si ce n'est qu'une question de prix, c'est toujours négociable. Mais à mon avis..."

  Elle l'interrompit : "Oh, de toute façon, moi je n'achète pas ! "

  Elles virent s'éteindre dans ses yeux la dernière lueur d'espoir. Il commençait à en avoir assez de cette visite. La seule cliente sérieuse, c'était la mégère peinturlurée, mais la petite jeune avait tout fichu par terre avec son histoire d'ascenseur; sans elle, il serait peut-être parvenu à la convaincre. Quant à la troisième, ça aurait pu marcher, mais il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond chez elle, il aurait mieux valu voir le mari; c'était souvent comme cela : la femme prospectait et l'homme ne se déplaçait qu'à coup sûr. On n'y pouvait rien.

  "Bon, conclut-il, pressé des les ramener à l'agence.

  — C'est surtout madame Berthelot qui serait intéressée, intervint alors Simone.

  — Ah..., fit Jeanneau en se tournant vers Estelle avec un sourire ragaillardi, je vois que vous avez réfléchi; croyez-moi, vous ne le regretterez pas.

  — Je persiste à trouver le prix exorbitant" insista Claire.

  Il lui jeta un regard en coin foudroyant mais parvint à se contenir. Leur groupe à présent obstruait  complètement le trottoir, obligeant les passants à descendre sur la chaussée pour les contourner. Des voitures klaxonnaient. Jeanneau, redevenu conciliant, étendit un bras protecteur.

  "Je crois qu'il est préférable de ne pas rester discuter ici. Si vous le permettez, je vais vous reconduire à l'agence et nous réglerons cette affaire avec Madame".

  Bien qu'il se soit adressé à elle avec un regain d'affabilité un peu appuyée, Estelle ne parut pas s'en apercevoir. Les trois femmes échangèrent un regard prolongé. Puis Claire se décida :

  "Je vous remercie; mais je crois que nous allons rester en ville... Qu'est-ce que vous en dites, Simone, nous pourrions peut-être aller prendre un thé ?"

  Si Jeanneau fut surpris, il n'en laissa rien paraître; cette solution-là lui convenait parfaitement.

  "Eh bien dans ces conditions, je vais simplement ramener Madame Berthelot..."

  Il avait sorti ses clefs de sa poche de veston quand Estelle se manifesta :

  "Je pense que je vais rester, moi aussi." Elle sourit discrètement à Simone et à Claire.

  "Comme vous voudrez, fit-il, complètement désappointé cette fois-ci. Mais il serait préférable que nous puissions discuter de cette affaire le plus rapidement possible. Vous savez qu'en ce moment une occasion comme celle-ci risque de partir assez vite.

  — Nous allons justement en discuter avec Estelle, trancha Simone. Elle vous rappellera éventuellement.

  — Alors je vous laisse, dit Jeanneau sans insister davantage. Mesdames... — il leur serra la main à toutes les trois — N'oubliez pas de m'appeler dès que vous aurez pris une décision," ajouta-t-il en serrant celle d'Estelle.

  Elles le regardèrent remonter la rue de Verdun vers le parking de la place Saint Pierre.

  "Bon, on va où ? demanda Claire dès qu'il eut disparu. La petite terrasse, là en face ?

  — Parfait !" acquiesça bruyamment Simone. Et elle traversa la première d'un pas décidé suivie de Claire et d'Estelle.

 

*

 

 

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© Georges-André Quiniou. Ce texte a fait l'objet d'un dépôt à la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques (SACD). Toute reproduction intégrale ou partielle sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal et l’article L 122-4. du Code de la Propriété Intellectuelle. Droits d'auteur enregistrés auprès de CopyrightDepot.com sous le numéro 44939.