Le Roi et le Royaume
« Pierre ! Pierre ! Revenez ! Vous n’avez pas le droit de quitter ainsi le Royaume, Pierre !… » Le Roi avait continué de descendre l’étroit sentier sur la lande ; il ne s’était pas retourné. Les pans de son lourd manteau balayaient la bruyère rase de part et d’autre. Plus loin, en contrebas, la clarté de la mer miroitait doucement. Il avait marché vers cette lumière, à grands pas, porté par la pente. L’appel, derrière lui, il avait paru ne pas l’entendre et le vent, qui cinglait Geoffroy à la face, avait peut-être effectivement emporté sa voix. Très vite le Roi n’avait plus été qu’une silhouette grise confondue aux lointaines grisailles du vallon. Geoffroy avait cessé de courir et, debout, suivant encore du regard celui qu’il ne percevait déjà plus, avait soudain compris que le Roi venait de les abandonner.
Il avait remonté rapidement le sentier. Cette révélation semblait l’avoir doté d’une vigueur nouvelle. Courbé par l’effort, il appuyait chacun de ses pas d’une étrange détermination. Sur le chemin pierreux qui menait, d’escarpement en escarpement, au Château sur la hauteur, il avait encore accentué le rythme de sa marche. Il voulait maintenant rentrer au plus vite, rejoindre les autres, partager avec eux la nouvelle effarante dont il assumait seul la charge. Essoufflé par la course, il avait préparé à la hâte ses phrases pour ceux d’en haut. Des dizaines de fois il avait imaginé le moment précis où il atteindrait les portes, se trouverait devant ceux qui, dans la sérénité de l’ignorance, entendraient prononcer les paroles instauratrices de leur désarroi. Ces premiers mots, il n’avait cessé de se les répéter, les atténuant parfois, ou les voulant plus durs, sans parvenir à décider s’il convenait ici de consoler ou frapper, mais certain qu’il serait frappé, lui, irrémédiablement.
Tout à l’heure, lorsque le Roi, enveloppé de son manteau, avait passé les portes, lui seul avait pressenti que ce serait sans retour. Il était monté dans ses appartements revêtir lui aussi le grand manteau de ses promenades coutumières. Aux portes de l’enceinte les gardes l’avaient salué. Et il avait suivi le Roi.
Il pensait le rejoindre sur le chemin de pierres mais avait compris, à son avance considérable, qu’il avait dû marcher beaucoup plus rapidement qu’à l’accoutumée : il descendait déjà le sentier sur la lande. Geoffroy avait couru, sans décider de courir, mû par une poignante nécessité qui lui ôtait la disposition de son vouloir propre. Il avait couru jusqu’à l’amorce du sentier, gêné par les pans de ce lourd manteau d’hiver. Il avait appelé. Puis, peut-être parce que le souffle lui manquait, peu à peu avait pris conscience de l’inutilité de ses efforts : le Roi suivait une autre voie ; on ne pourrait plus le rejoindre ; il ne pouvait ou ne voulait plus entendre. Geoffroy avait rebroussé chemin.
Aux abords du Château, à présent, il a ralenti l’allure. Quelque chose en lui l’incite à retarder le moment de donner l’alarme, à laisser en suspens, hors du temps, l’Ordre désormais ruiné du Royaume. Il aurait pu ne s’être rien passé ; ce qui était advenu n’avait pas de consistance encore dans le temps des autres. Il a levé la tête vers les deux tours familières de la poterne dont les créneaux, là-haut, glissaient lentement sur le ciel : le guet avait terminé sa ronde de routine et les hommes interrompu leur va-et-vient mécanique, dans l’attente de la relève.
Dans la grande cour, comme chaque soir, les palefreniers ont mené boire les chevaux parmi les cris des enfants, autour d’eux, qui quémandaient le privilège de ramener par la bride aux écuries l’un de ces solides coursiers tout harnachés, aux croupes massives, martelant le pavé de leur pas lourd et régulier. Geoffroy a eu l’impression fugace que rien n’avait changé ; égaré dans un mauvais rêve, il a soudain retrouvé sa réalité quotidienne dans la présence et les odeurs rassurantes des bêtes.
En montant l’escalier de pierre qui conduit aux appartements royaux, il a croisé Jean de Saintonge. Sans s’arrêter de gravir les larges marches il s’est enquis de la Reine. L’écuyer, en le saluant, a répondu qu’elle était dans la grande salle, seule.
La lumière affaiblie des trois fenêtres lombardes préservait une douce pénombre dans les angles de l’immense salle. Dans la haute cheminée l’éclat rampant d’un feu leur disputait les derniers pans du jour. Cet obscur affrontement crépusculaire, que Geoffroy d’ordinaire prisait tant, aujourd’hui lui pesait sur le cœur.
Assise auprès de l’âtre, à la frontière indécise de ce double éclairage, la Reine semblait plus seule encore qu’elle ne le savait. Tandis qu’après une brève hésitation il s’avançait vers elle, le bruit léger de ses pas lui fit tourner la tête : elle lui souriait avec bienveillance, comme au plus cher compagnon du Roi.
« Eh bien, Geoffroy, ne semblerait-il pas que l’approche de l’hiver écourte singulièrement vos promenades vespérales ?
— Madame, répondait-il, s’il ne tenait qu’à moi cette journée n’eût en rien différé de toutes celles qui l’ont précédée…
— Que dites-vous là, Geoffroy ? Le seul changement que je puisse percevoir est bien en vous, dans ce goût de l’énigme auquel vous ne nous aviez guère accoutumés. Auriez-vous donc l’ambition de vous mesurer à présent aux amuseurs de notre cour ?
— Hélas, Madame ! répondait-il, en aurais-je même le cœur, je n’oserais me jouer ainsi de vous. Non, ce retour intempestif est porteur d’une triste nouvelle : le Roi, Madame, nous a quittés ! »
La Reine ne détachait plus ses yeux de lui. Ces mots, elle semblait les avoir depuis longtemps redoutés. La lueur vacillante de la flamme, qui découpait son visage en un chaud clair-obscur, paraissait occuper entre eux tout l’espace de la parole. Gravement, Geoffroy portait sa part de ce silence.
Puis elle détournait la tête, ses yeux brillant faiblement, et son visage conservait la même douceur impassible. Elle disait :
« Geoffroy, vous souperez ce soir avec moi, voulez-vous bien ? Priez aussi les membres du Conseil d’avoir à se trouver dans la grande salle tout à l’heure. »
Vingt hommes, compagnons d’armes du Roi et fondateurs avec lui du Royaume, attendent debout. Hommes de guerre, ils ont conservé la simplicité rude de leurs années d’errance bien qu’ils soient établis désormais dans la paix. Les robes aux tissus chamarrés, serrées à la taille par le baudrier de la longue épée, leur confèrent un aspect hiératique et massif d’antiques gisants soudain dressés. Campés solidement sur leurs jambes, immobiles dans l’attente que suscite cette réunion extraordinaire du Conseil, ils figurent les piliers d’un Ordre inébranlable.
D’un seul mouvement tous les visages se tournent vers la portière de tapisserie sombre que vient de soulever le jeune page de la Reine. Guenièvre entre, parée somptueusement de l’éclat multicolore de toutes ses pierreries que multiplient les rangées de flambeaux fixés aux murs. Sans s’avancer parmi eux, comme une longue familiarité l’autoriserait à le faire, elle s’assied lentement sur le haut siège à piétement croisé qui domine la salle. Ils la suivent du regard, respectueux et inquiets, vaguement subjugués par la beauté majestueuse de cette femme.
Raidissant le buste, le voile léger de son hennin porté en arrière, la Reine se redresse, parle :
« Messires, vous avez soutenu notre Roi dans tous ses combats, avec lui vous avez pacifié le Royaume et reçu la charge d’un fief pour l’exploiter et l’enrichir dans la concorde en vue du bien-être de tous. Aujourd’hui vous devrez décider de la survie de cet Ordre auquel vous avez travaillé tant d’années. Celui à qui vous deviez tout, la terre et la paix, le Roi, nous a quittés. Le Royaume a perdu la force qui l’avait constitué. De vous seuls dépendra que cette force renaisse ou que nous voyions le retour de ces dissensions qui faisaient notre ruine. Par mon alliance avec le Roi, je suis votre suzeraine, et c’est en cette qualité que j’affranchis de leur serment de fidélité ceux qui le désireraient. »
Pas un de ces hommes ne bouge, comme fascinés par le discours de la Reine qui, figée dans la raideur de ses derniers mots, attend leur réponse. Trop abattus par ce qu’ils viennent d’apprendre, impressionnés par le ton de cette femme investie tout à coup de l’autorité de leur Roi, ils paraissent sans réaction. Geoffroy alors sort du groupe pour prendre la parole et chacun sent qu’il parlera au nom de tous. Il s’arrête à mi-distance de la Reine et de ses pairs, de profil, quêtant des deux partis l’approbation de ses dires :
« Madame, vous venez de prouver que, si le Roi nous a quittés, nous avons désormais une Reine. Aussi lourds que soient nos cœurs d’une perte que nous ressentons tous, ils se réjouissent d’avoir retrouvé en vous une force nécessaire à la survie du Royaume. Je ne crois pas être désavoué en renouvelant ici, au nom de mes compagnons, le serment qui nous liait au plus valeureux d’entre nous. Madame, nous reconnaissons votre suzeraineté et vous remercions d’accepter une charge qu’aucun autre ici ne serait en mesure d’assumer. Vive la Reine Guenièvre ! »
Libérés d’une incertitude trop inhabituelle pour ces frustes esprits, les hommes reprennent en chœur les derniers mots de Geoffroy. Certains lèvent leurs épées en criant :
« Vive la Reine Guenièvre ! Vive la Reine Guenièvre ! »
La Reine se lève alors et fait un pas vers eux :
« Messires, je vous remercie au nom du Roi qui, sans aucun doute, a souhaité que tout se passe ainsi. J’accepte votre confiance et vous accorde la mienne. J’attends de vous ce que le Roi en a toujours reçu. Faites savoir alentour ce qui a eu lieu ce soir dans cette salle. »
Les têtes s’inclinent, des barbes drues frôlent les épais colliers d’or encerclant les poitrines lorsque la Reine se dirige, avec la même inaccessible lenteur qui a caractérisé son entrée, vers la lourde portière que le page laisse retomber sans un bruit.
Geoffroy est monté très tard, ce soir, dans la grande salle voûtée où la Reine et le Roi soupaient d’ordinaire en compagnie des seigneurs présents au Château. Lui-même, chevalier admis dans l’intimité du couple royal, était convié tous les jours à cette table. On y devisait avec légèreté, on y évoquait parfois les affaires du Royaume mais le plus souvent les musiciens de la cour, ou quelque baladin errant, venaient apporter un faste modeste à ces réunions restreintes.
Ce soir Geoffroy a découvert une pénombre vide. Deux flambeaux, sur la longue table des festins, en éclairent à peine les hauts bouts. Un faible rougeoiement subsiste dans la cheminée. Son corps l’a porté là sans qu’il ait à penser : assailli au Conseil par les questions des chevaliers dès le départ de la Reine, aussi démuni qu’eux, il les avait quittés pour donner ses ordres à la garnison, regagner ses appartements et passer une robe plus précieuse. La tension de ces dernières heures s’était peu à peu dissoute dans les gestes du quotidien et il avait gravi le grand escalier l’esprit presque libre de tout souci.
Là, il s’est avancé comme à tâtons, envahi de nouveau par la conscience de l’événement. Il a distingué, au haut bout de la table, la forme immobile de la Reine, assise. Les pièces du service royal, devant elle, luisaient à peine. Il s’est approché lentement. Elle a semblé ne pas l’apercevoir. Entre eux brûlait l’écran des deux flambeaux. À sa hauteur maintenant. Puis il a franchi la zone de lumière et distingué son visage : elle avait les yeux levés sur lui ; elle pleurait.
« Prenez place, Geoffroy, et veuillez excuser l’émotion que vous avez surprise. L’amitié vous autorise à voir pleurer votre Reine. »
Il s’est assis au côté de la table, perpendiculairement à elle, là où le couvert et le siège lui assignaient sa place. L’écuyer qui venait d’entrer ne pouvait déjà plus discerner dans les yeux de Guenièvre les vestiges de ses larmes. Il a porté au foyer une pleine brassée de bois qui s’est embrasé aussitôt, crépitant. La chaleur a frappé les joues de Geoffroy à l’instant même où la flambée jaillissait sous les voûtes. Puis le premier service a été apporté. Elle a dit :
« Je vous poserai une question à laquelle vous ne répondrez sans doute pas, Geoffroy, mais je dois la poser. Tout à l’heure, au Conseil, vous avez pu voir la Reine ; vous ne sauriez ignorer la femme. C’est elle qui vous interroge, Geoffroy. Pourquoi le Roi nous a-t-il quittés ? Pourquoi m’a-t-il laissée seule ? Vous savez pourtant combien il m’aimait. »
Geoffroy a répondu. Il n’a pu satisfaire la Reine et elle le savait. Elle ne cherchait qu’à partager une souffrance maintenant trop forte pour elle seule ; elle voulait l’entendre dire aussi sa tristesse, son désarroi, lui confier le sien, lui confier ce qui depuis ce soir lui tournait incessamment dans l’esprit : ces éclairs du passé, ces remords de n’avoir su comprendre plus tôt, cet intime reproche qui la prenait tout entière de n’avoir jamais voulu comprendre que cela devait arriver. Il a répondu :
« Vous le savez très bien, Guenièvre – il a cessé de manger ; ses deux avant-bras sont posés sur le bord de la table ; ses yeux soutiennent le regard de la Reine –, vous savez très bien que le Roi n’avait aucune raison apparente de partir, que personne au Château, vous moins que tout autre, ne porte la responsabilité de sa décision. Lui seul en était arrivé au point de penser que sa vie parmi nous n’avait plus aucun sens, et, pardonnez-moi, Guenièvre, même la vie avec vous. Que pouviez-vous faire qu’attendre, attendre que cela mûrisse ou ne mûrisse pas, que cela tombe de soi-même ? »
Elle l’a écouté, le visage tendu, crispé peut-être, parfait volume ovoïde de bois blond dans l’espace obscur de la salle. Il l’a contemplée en silence, autre forme plus tourmentée, non moins étrange. Sur l’échiquier idéal de la vie les pièces aux doux méplats dorés sont restées immobiles.
Puis elle a évoqué sa première rencontre avec le Roi : « Vous savez, lorsque j’ai rencontré le Roi… (Elle est toute jeune fille. Après le tournoi, au lieu de rester près de la lice, parmi le désordre bruyant des écuyers et des chevaux, il la rejoint sous les arbres du jardin où les dames s’amusent à commenter les exploits de leurs chevaliers). … il est arrivé tout armé, le seul homme parmi nous ; et mes compagnes ont souri en me regardant. Il s’est approché de moi et m’a demandé… (Il lui demande le privilège de porter au poignet ses couleurs dans le prochain combat ; et de bonne grâce elle lui tend son écharpe de soie, et ils marchent). Il a pris ma main et nous avons marché vers le pré. Mes amies nous suivaient des yeux en chuchotant entre elles. (Elle lui abandonne sa main ; ils s’éloignent vers le pré ; les demoiselles de compagnie échangent encore de discrets sourires). J’ai attendu deux ans avant de le revoir. Durant toute la guerre, au cœur de toutes ces batailles il a porté l’écharpe que je lui avais donnée ce jour-là, et vous-même ignoriez le nom de cette dame dont il portait les couleurs, qui détenait sa foi. Lorsque le Royaume fut enfin pacifié il revint et chacun put alors savoir qui deviendrait la Reine. (Les oriflammes ondoient là-bas, très loin, avant même que le guetteur en haut du donjon aperçoive distinctement la longue file des chevaux sur la route. Sous les arbres du jardin les conversations des demoiselles de compagnie, ponctuées de petits rires, ne portent plus que sur le retour de l’armée et la fête qui se prépare dans une excitation croissante. Guenièvre, elle, ne pense qu’au chevalier vainqueur, à la fidélité jurée et aux paroles parfois trahies). Le Roi est descendu de cheval devant moi. Il m’a tendu l’écharpe et a demandé que notre mariage soit célébré en même temps que la fête, dans une même fête... Mais, Geoffroy, vous étiez alors à ses côtés ; pardonnez-moi d’évoquer ce dont vous étiez le témoin direct. (Guenièvre est debout sous les arbres. Toutes regardent s’avancer la troupe qui traverse les jardins du Château. Le Roi met son cheval au trot et l’arrête devant elle. Elle n’a pas bougé. Il descend de son destrier et met un genou en terre. Toute l’armée s’est maintenant immobilisée derrière lui. Il déroule l’écharpe de son poignet et la tend à Guenièvre).
Vous comprendrez, Geoffroy, que l’Ordre du Royaume et celui de mon cœur ne peuvent pour moi se dissocier. Ce qui arrive aujourd’hui les détruit tous les deux, et si mes paroles, au Conseil, ont laissé croire que je maintiendrai l’un sans pouvoir m’appuyer sur l’autre, c’est que je ne parviens pas encore à me persuader de la ruine du second. Le Roi, pour moi, n’est pas parti, Geoffroy, comment voulez-vous, pour moi, que le Roi soit parti ! »
Elle s’est tue soudain. Le silence qui est descendu sur la salle va insensiblement les pousser à suspendre ce tête-à-tête insolite. La Reine s’est levée. Elle a prié Geoffroy de l’excuser et s’est retirée. A demi tourné sur son siège, il a suivi des yeux sa silhouette happée par les profondeurs de la pénombre ; puis il a terminé seul son souper.
Geoffroy sera réveillé tôt, le lendemain, par les ordres criés de poste en poste à la garde montante. L’aube commencera à poindre mais de la fenêtre de sa chambre, ouverte à l’occident sur la mer, il ne verra encore que la nuit. Il se lèvera pourtant, comme le requiert son service de capitaine de la garnison du Château. Il s’habillera sans hâte, arpentant la pièce du coffre à son lit et de son lit au coffre. De la cour monteront les bruits familiers du matin : pas réguliers des chevaux, léger cliquetis des harnais, chute assourdie du seau de bois dans le puits, éclats de voix des valets se saluant l’un l’autre.
Machinalement il se penchera à la fenêtre dans la fraîcheur du crépuscule. L’ombre, déjà, n’accrochera plus que quelques pans de la muraille d’enceinte et il pourra sans peine distinguer la pâle luisance des hauberts et des casques sur le chemin de ronde. Il verra, en bas, tassés par la distance, les palefreniers sortir un à un leurs chevaux pour les faire boire. A gauche, dans le petit bâtiment adossé au donjon, les flambées des cuisines jetteront sur le pavé humide quelque faible lueur. Au loin, la mer sera encore couverte d’ombre.
Puis, comme tous les matins, il descendra au corps de garde prendre connaissance du rapport de la nuit.
Dans le jour naissant il aura passé la poterne, au grand étonnement des soldats de faction. Derrière lui, la masse sombre du Château découpe la géométrie de ses formes sur la clarté du ciel. Il aura descendu le chemin, frappant durement le sol à chaque pas, porté par son propre poids. L’immense couvercle gris, là-bas, se sera soulevé insensiblement sur la mer et les larges nappes blanches au-dessus de la lande se seront peu à peu dissipées.
Il n’aura frissonné qu’un instant, le temps d’accoutumer au rayonnement nouveau l’humidité nocturne de son corps. Son lourd manteau ouvert se sera déployé sur ses talons, rasant les herbes. Il ne se sera pas encore demandé ce qu’il fait là mais aura continué de marcher, enivré légèrement par la fraîche beauté de la lumière matinale. Lorsqu’il aura atteint le bas de la pente, où les falaises s’étendent horizontalement au-dessus du gouffre, il réalisera que lui non plus, comme Guenièvre, ne parvient pas à croire à la disparition du Roi et qu’il descend maintenant le chercher, le rejoindre, se guérir. Il aura gagné alors cette pointe extrême de roche où d’ordinaire aboutissaient leurs promenades. Là, scrutant la mer à présent resplendissante d’argent froid, il aura aspiré le vent à pleins poumons, comme autrefois lorsqu’il disait au Roi « on respire… »
« Geoffroy ! »
Il aura d’abord cru, née de son propre désir, à l’hallucination modulée par la brise. Mais au second appel de son nom il se sera retourné : assis au creux d’un rocher, le Roi l’aura regardé en souriant. Sans se lever, il aura attendu que Geoffroy, en quelques enjambées rapides, le rejoigne et s’accroupisse à son côté. Un long moment ils seront restés ainsi silencieux, immobiles dans l’étroite pyramide de leurs manteaux d’hiver. Enfin le Roi aura dit :
« Rentrons maintenant. »
Sans doute auront-ils échangé d’autres paroles encore sur le sentier pierreux montant vers un Château à présent isolé dans un oblique rayon d’or.